Enquête sur Tolstoy et la Question sexuelle.

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Dan-Léon et Edgar Jégut ; Georges Ancey, Lucie Delarue-Mardrus, Georges Eekhoud, Enrico Ferri, Judith Gautier, Max Nordau, Papus, Emilia Pardo-Bazan, Péladan, Albert Réville, Clémence Royer, Émile Zola
La Revue blancheTome XXVII (p. 369-382).

Tolstoy et la Question sexuelle
OPINIONS

Léon Tolstoy affirme, dans son livre récent, la Question Sexuelle :

que la chasteté absolue est le but idéal de l’homme, sa voie vers l’état des anges, qui ne prennent point femme (Évangile), le signe certain de la perfection ;

que le mariage n’est qu’un pis aller pour ceux qui sont incontinents, et qu’il est illégitime de le considérer comme un bonheur ; que le mariage n’est pas chrétien (Christ ne s’est pas marié) ;

qu’il est absurde que les romans s’obstinent à finir par un mariage, quand c’est bien plutôt par là qu’ils devraient commencer, pour finir quand les époux, enfin libérés de la chair, se séparent ;

que la laideur et l’insanité de notre vie viennent du pouvoir qu’ont les femmes : ce n’est pas à la femme d’élever des revendications contre l’homme, mais à l’homme de s’émanciper de la femme.

MM. Dan Léon et Edgar Jègut ont demandé à quelques personnes notoires à divers titres leur avis sur ces propositions. Le voici :

De M. Georges Ancey :

Je sais quelle admiration respectueuse il convient d’avoir pour l’écrivain génial de la Guerre et la Paix, pour le philosophe qui a consacré toute une vie de labeur à l’expression des idées les plus hautes et les plus sereines, pour le grand seigneur enfin, renégat de sa caste et définitivement rénové, dont le geste hardi lança l’anathème sur un clergé prévaricateur. Un tel acte, entre tant d’autres, et fait au déclin de ses jours, clôt magnifiquement son œuvre, la résume, en est le sens et le terme. Il me semble cependant qu’il en est arrivé désormais, sur un certain nombre de questions subséquentes, au moment où nous devons nous méfier de lui.

Son mysticisme est indéniable : sa religiosité n’a fait que s’accroître. Déjà il était quelque peu à redouter dans Résurrection ; avec un magistral talent d’écrivain et d’observateur, et en même temps avec une superbe et inconsciente naïveté d’homme de bien, il proposait à l’humanité l’irréalisable exemple d’un mariage, qui, pris au sérieux, n’aurait uni que deux êtres profondément étrangers l’un à l’autre, destinés à ne jamais se comprendre. Récemment, dans ses considérations sur l’art, mu par un noble sentiment de charité humaine, il en arrivait à condamner tout ce que nous aimons, à sonner le glas de toute poésie, de toute musique, de toute beauté enfin n’ayant pas pour but unique l’éducation strictement chrétienne de l’individu. Voilà maintenant, qu’après avoir interdit Wagner, Raphaël, Homère, et tant d’autres, y compris Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/376

Cette méthode est plutôt néfaste pour l’homme. On en a des preuves. Les lois naturelles, en effet, veulent être obéies : telle force, restée inactive, se transforme, cherche d’autres voies, frappe à droite, à gauche, s’adjoint à une autre et se fixe ailleurs, dans l’individu même qui la délaisse, prête à sévir, à faire des détraqués, à engendrer des monstres. La loi d’amour se venge. Peut-être est-ce là ce que les Grecs avaient symbolisé dans le mythe de l’indifférent Narcisse. Quelques chastes, il faut l’avouer, ont pu acquérir une singulière souplesse d’esprit et devenir de grands remueurs de foules par l’exaspération de leurs facultés volitives : mais quand on songe que les aptitudes réservées à de tels hommes détruisent en eux tout équilibre et dégénèrent en multiples folies, en délires autoritaires, en ambitions forcenées, que faut-il penser, sinon qu’il en est d’autres, qui pour avoir mené une vie vie normale, n’en ont pas été moins grands ?

Oui. je crois que l’homme idéal est plus près de la nature, et je verrais plutôt, dans les conclusions du grand philosophe russe, un paradoxe, celui qu’hélas ! nous inspire assez généralement, et comme malgré nous, une carrière finissante.

Du reste, en ces matières, pourquoi se proposer un but ? Peut-être est-il inutile de tant prendre à cœur des questions de tempérament ; au fond, que nous ne sommes pas à même de résoudre ; car, avec ce qui nous est laissé de libre arbitre, nous ne pouvons guère nous soustraire à ce que notre nature a résolu d’exiger de nous, sans d’ailleurs nous demander notre avis.


De Mme Lucie Delarue-Mardrus :

Nous avouons ne pas comprendre le « haut intérêt » qu’il y a à recueillir les « idées autorisées » concernant le dernier ultimatum de Tolsloy.

Nous pensons qu’un ultimatum ne se discute pas. Il faut ou le repousser, ou l’accepter. Dans ce dernier cas, il n’y a plus qu’à massacrer, séance tenante, toutes les femmes, puisqu’elles sont la cause de la " laideur et de l’insanité de la vie », à moins qu’on ne châtre tous les hommes pour les rendre ainsi plus « semblables aux anges » !

Ce sera, de la sorte, la fin rêvée de l’humanité, si toutefois l’éternelle Rhéa ne trouve moyen de trahir Tolstoy, en mettant encore deux jumeaux au monde.


De M. Georges Eekhoud, Bruxelles.

Il y a longtemps que le néo-christianisme du grand artiste qui écrivit la Guerre et la Paix et Anna Karénine, deux chefs-d’œuvre, m’est suspect et même odieux. Après avoir blasphémé l’art, voici qu’il blasphème la femme et même la maternité, l’enfant, la vie.

C’était dans l’ordre, hélas !…

Loin de condamner les joies charnelles, je souhaite qu’on rende à la chair, à la beauté physique, le culte que lui rendaient les Grecs et les Renaissants. Je suis partisan de l’amour libre et je légitime toutes les voluptés qui ne portent pas atteinte à la liberté d’autrui ou qui n’impliquent pas un abus d’autorité, une tyrannie, une contrainte, une violence, un arbitraire physique ou moral.

C’est assez vous dire que je répudie les tendances misogames et misogynes de Tolstoy, tout comme je déplorais son vandalisme et son puritanisme. Seule une réconciliation complète de la chair et de l’esprit, rendra à l’humanité une partie de ce bonheur et de cette joie dont la privèrent les doctrines du Christ ou plutôt celles de saint Paul, le « vilain petit Juif », comme l’appela Renan.


De M. Enrico Ferri, Rome.

Les affirmations de Léon Tolstoy, sur la « chasteté absolue » ne sont qu’une confirmation de la théorie de Morel et Lombroso sur les tares dégénératives des hommes de génie.

En effet, la pratique de la chasteté absolue serait la mort de l’humanité, puisque, malgré les miracles qui s’accomplissent dans les laboratoires chimiques, il est un peu difficile de penser qu’on arrivera jamais à fabriquer, par synthèse chimique, l’homunculus !…

Du reste, ces affirmations sont profondément anti-sociales et je dirai même immorales, malgré les bonnes intentions du célèbre écrivain, qui s’est monoidéisé sur la grande et sympathique figure de Jésus de Nazareth, dont, cependant, personne ne sait s’il a réellement été d’une chasteté absolue.

Les besoins fondamentaux de la vie humaine et, partant, les pivots de toute moralité humaine, ce sont : le pain et l’amour.

Le pain — qui est la conservation de l’individu.

L’amour — qui est la conservation de l’espèce.

Prêcher la chasteté absolue, c’est aussi anti-humain que prêcher le jeune absolu.

Cependant, dans toute erreur des hommes de génie, il y a toujours un noyau de vérité.

Et la vérité, relative et positive, des affirmations absolues de Tolstoy est dans les dommages et les ravages des excès sexuels, surtout chez les peuples latins, méridionaux, etc.

J’ai bien souvent regretté, moi qui ai été, en 1878, étudiant à l’Université de Paris, la vie de débauche à laquelle, pendant trois ou quatre années, se donnent un si grand nombre d’étudiants de cette noble et chère France, qui voit ainsi se neurasthéniser ses classes dirigeantes.

Et en Italie !… Nos meilleurs artistes et savants et travailleurs intellectuels, après un premier éclat magnifique, s’éteignant peu à peu par les exès sexuels.

L’ignorance où on laisse presque toujours les jeunes gens, en matière de physiologie et d’hygiène sexuelles, les empêche de distinguer entre le besoin normal, sain et fécond de l’amour et les excitations d’une, fantaisie sexuelle maladive et qui n’est que l’effet d’une faiblesse nerveuse irritable. Et ils s’abandonnent à une vie d’épuisement et d’abêtissement qui obscurcit l’intelligence et surtout paralyse la volonté. La faiblesse de volonté est, en effet, l’héritage fatal de cette sorte d’excès, et c’est la Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/379 Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/380 Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/381 Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/382 Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/383 Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/384 Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/385 en la traitant les malentendus et les lacunes regrettables. Je crains de ne pas les avoir complètement évitées.

De Mme Clémence Royer :

Madame Clémence Royer, morte récemment, répondit à notre questionnaire.

Messieurs,

Je puis résumer d’un mot mon opinion actuelle sur Tolstoy : c’est qu’il est fou : vous en dire la raison serait un peu long.

Je me tiendrai avec plaisir à votre disposition le mardi, de 3 heures à 5 heures.

Agréez, je vous prie, mes sentiments de cordiale confraternité.

Clémence Royer.

55, boulevard Bineau, à Neuilly. Une grande voie déserte, en cette saison et où le vent s’éploie de tous les côtés et vous fouaille à son aise : une longue grille, un grand jardin à pelouse, un immeuble rectiligne avec des tentatives de porches qui en accentuent la froide laideur ; tout cela plat, blême, triste, mais moderne, mais hygiénique ! mais scientifique !… telle je vois la maison de retraite ou Mme Clémence Royer, traductrice de Darwin, auteur elle-même d’essais philosophiques qu’on estime, et chevalier de la Légion d’honneur, habite, au rez-de-chaussée, une chambre que précède une toute petite entrée.

Confortablement assise dans un fauteuil bas, au coin du feu, la grande philosophe m’a dit tout ce qu’il aurait été « un peu long » d’écrire. Elle parlait d’une voix sèche, et pourtant sympathique à la longue ; le geste était brusque et court, assez fidèle traducteur, me sembla-t-il, de son état intellectuel.

Elle avait raison de me dire que ce serait long ; car pour explliquer pourquoi Clémence Royer pensait de Tolstoy qu’il était fou, il fallait commencer par expliquer Clémence Royer elle-même et sa propre philosophie. Pour ma part je n’en fus pas fâché. Mais, au réel, combien étrangères à la question précise que nous posions, toutes ces discussions d’opinions qui, d’Aristote à Renouvier, m’amenèrent à ne voir rester debout que les philosophies de Darwin, de Haeckel et de Mme Clémence Royer. Mais ce qui importait, c’était de savoir ce qu’elle pensait de l’œuvre de Tolstoy, intitulée la Question sexuelle.

— C’est un Fou ! un fou mystique, un possédé de cette grande erreur que fut le christianisme. Un fou ! Tout ce qui nous vient de la donnée chrétienne est entaché d’erreur, et le génie de Tolstoy sombre dans un mysticisme nuageux et enfantin. Mécaniquement, l’être humain est un engin de reproduction. La nature ne tient pas compte des individus, elle ne s’occupe que de son expansion continue dans le temps et dans l’espace.

L’homme doit remplir son devoir de procréateur ou être rayé comme inutile.

Et Mme Clémence Royer me dit au moment où je prenais congé :

— D’ailleurs, je traiterai la question moi-même et je vous enverrai une lettre. L’erreur spiritualiste, l’erreur chrétienne… voilà le défaut, il faut s’en libérer.

Mme Royer, déjà souffrante, est morte, sans avoir pu nous faire parvenir son opinion entière, raisonnée, établie…

Je ne donne ces notes que comme des impressions et à défaut du texte promis.


De M. Émile Zola :

Émile Zola parle d’abondance, le geste large et brusque à la fois, l’organe parfois perçant :

Le sujet est intéressant, vaste… Je n’aurais pu vous écrire… Je suis débordé, et, le soir venu, je lis et je voudrais le calme.

Léon Tolstoy se base sur l’Évangile, qui nous étouffe depuis dix-huit siècles.

Il est d’accord avec nous quand il veut être collectiviste… ou du moins se rapproche de nous, et il s’en sépare quand il veut la chasteté absolue. …Mais cette chasteté est l’arrêt de l’évolution. Un être est fait pour enchaîner un être.

L’idéal n’est pas dans la Vierge, mais dans la Mère… C’est la Mère qui est répandue, divinisée, et c’est Elle, couvant, allaitant, gardant d’un soin jaloux l’Enfant, qui sourit à notre rêve.

L’idée de la Vierge doit venir des religions de l’Inde, des vieilles religions que le Christ a répétées, renouvelées pour les besoins d’un petit peuple.

La chasteté chez l’homme ?… Certes… je suis pour la modération et la débauche est condamnable, mais le désir est latent… C’est le désir qui soulève le monde, qui enfante…

L’idée de Tolstoy n’est pas neuve ; il y eut les solitaires ; mais ce sont des êtres d’exception.

La règle est dans la passion, la passion qui peut suggérer de mauvaises actions et peut aussi insuffler, engendrer les héroïsmes.

La virginité n’est qu’un état d’attente ; le bouton fait présager l’éclosion de la fleur, l’épanouissement prochain, le fruit éclatant… et le nouvel être qui sera à son tour un recommencement.

Le mariage n’est qu’un mot prononcé par le code… c’est de l’union qu’il s’agit. Le mariage a été organisé par la société comme toutes les lois qui réglementent les rapports des hommes entre eux… Mais l’union existe dans la nature, parce qu’il y a des sexes opposés qui sont pour l’adaptation de l’un à l’autre.

Les anges ?… comme je n’y crois pas, je ne saurais dire s’ils ont pris femme. Quant au Christ, il a sans doute été trop occupé pour y songer.

… Le bonheur qui est, après tout et pour tous, l’idéal, doit être la fonction à accomplir — et l’enfantement, qui est la fonction naturelle, est le bonheur.

Tout le reste n’est que mysticisme, fumées du cerveau… rêve et tracasseries.

Le Christ… dites bien cela… a parlé pour une population réduite… le peuple sémite, dont il était, dont il voulait être un des chefs… On en a fait le porte-parole de l’univers. À quoi nous devons dix-huit, siècles de souffrances et de mensonges.

… Léon Tolstoy est aimé en France pour son geste d’apôtre, pour son action, son influence généreuses, son courage d’indépendant. Mais le grand romancier qui a écrit Anna Karénine et la Guerre et la Paix redevient le Russe mystique lorsque, dans ses brochures incertaines, il veut dire ses rêves imprécis…

L’auteur de Fécondité reprend en se levant :

— Transcrivez le passage où, dans mon livre j’ai abordé la question de la virginité…

Tard seulement le mariage fut institué par le catholicisme comme sauvegarde morale, pour réglementer la concupiscence, puisque ni l’homme ni la femme ne peuvent être des anges. Il est toléré, il est la nécessité inévitable, l’état permis, dans de certaines conditions, aux chrétiens assez peu héroïques pour ne pas être des saints complets.

Et plus loin :

Jésus n’a ni patrie, ni propriété, ni profession, ni famille, ni femme, ni enfant, — il est l’infécondité même.

Et aussi ce passage :

Ce qui révoltait Mathieu, c’était cette théorie imbécile et criminelle de l’amour sans enfant, toute La beauté physique, toute la noblesse morale mise dans la Vierge.

Puis notre interlocuteur reprend :

— Je ne comprends pas… je ne vois pas… c’est fou… l’abstinence conduit au cauchemar, au rêve érotique… Enfin, les romans ne finissent pas tous par le mariage… Je suis qualifié pour le savoir… C’est fou !…

… Émile Zola esquisse un geste de lassitude…

Pour texte ou paroles conformes :
Dan Léon et Edgar Jégut