Enquête sur l’évolution littéraire/Les Mages/M. Joséphin Péladan

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Bibliothèque-Charpentier (p. 36-41).


SAR JOSÉPHIN PÉLADAN


Nîmes, mars 91.


Monsieur,


J’ai publié dans l’Artiste il y a quelques années, la Seconde renaissance française et son Savonarole, étude comparée de romantisme et du… néant qui lui a succédé. J’ai montré la niaiserie d’une formule littéraire empruntée à une phrase de Claude Bernard, et qui, étendue aux beaux-arts, produirait des… ignominies. Doctrinalement, le naturalisme n’a jamais existé : ses hommes, sans exception, présentent unies l’ignorance de l’histoire littéraire à l’inconscience en matière d’abstrait… Ce sont des sans-culottes, c’est-à-dire des incultivés réduits à leur propre tempérament.

Mais s’il est lyrique, le tempérament suffit à produire des œuvres valables : de même qu’un avocat doué s’appuie d’une cause infâme pour plaider pathétiquement. Je vois dans le naturalisme un synchronisme du suffrage universel, et le protagonisme anti-esthétique de la canaille : l’écrivain fait sa cour à la rue, comme jadis au roi.

Quant au symbolisme, c’est le schématisme hiératique : ce mot n’a qu’un sens religieux, ou hermétique ; le Tarot, voilà un livre symbolique ; le Lingam, voilà un symbole ; extensivement on a appelé symboles les professions de foi collectives. Je ne comprends donc pas l’emploi de ce vocable, désignant tel poète sans croyance ni métaphysique.

Quant au Pèlerin passionné, poème de Shakespeare inséré d’ordinaire au même volume que le Viol de Lucrèce, Adonis, et les Sonnets, que vient-il faire en cette fantaisie habile où de curieux artificiers en métrique et lexique se groupent pour arriver et se nomment bizarrement pour être connus ?

Les psychologues, Monsieur, portent au moins une meilleure épithète, extensible, celle-là, aux génies, de d’Aurevilly et Villiers de l’Isle-Adam, en remontant jusqu’à Balzac et à ce Chateaubriand, le maître de tout le monde en ce siècle.

Ce qui remplacera la grossièreté des peintures et les jongleries de mots et de mètres ? La prostitution, Monsieur, car l’écrivain qui, au lieu d’imposer son propre idéal au public, incarne l’idéal courant toujours bas, est un prostitué. Je crois que l’avenir est aux filles, en art comme en tout, car je crois à la fatale et imminente putréfaction d’une latinité sans Dieu et sans symbole.

L’avenir appartient aux pollutionnels ; les uns pollueront la bourgeoisie, les autres la plèbe ; il y aura des spécialistes pour spasme décent et titillation nationale.

Vous me demandez ma formule littéraire précise, monsieur ?

Le Prince de Byzance a été refusé à l’Odéon, le Sar Merodach sera refusé à la Comédie-Française, et comme c’est théâtralement que j’ai le moins mal réalisé, vous m’embarrassez fort.

J’ai restauré la psychologie héroïque, c’est-à-dire créé des entités scéniques aussi différentes des individus vivants qu’un masque tragique grec diffère d’une tête ordinaire.

J’ai, en outre, aux leçons de Bayreuth et sous l’influence des derniers quatuors de Beethoven, restitué l’eumolpée ou troisième mode poétique de la littérature ancienne.

Puis-je, sans manquer de bon sens, vous offrir un fauteuil à une première Peladane avant dix ans d’ici ?

Quant à mon éthopée dont les huitième et neuvième romans paraissent ce mois, voici ma formule.

Il n’y a qu’un sujet en art : Œdipe ou Orphée ou Hamlet, c’est-à-dire un héros aux prises avec une énigme morale ou sociale. L’intérêt réside dans la lutte du héros contre lui-même ou l’antagonisme des êtres et des choses.

Dois-je préciser l’héroïsme : l’adhésion à un abstrait, et partant l’incarnation d’une idée, au mépris de l’instinct et du sens commun.

De Mérodack à Samas et Tammuz, passant par Nebo, Adar et Nergal, j’ai maintenu cette formule et la maintiendrai encore une trentaine de fois.

Puisque vous me sollicitez de m’expliquer, je n’admets que l’art pour l’idée et dès lors j’alourdis mes romans de toute la métaphysique que suscite le sujet, méprisant trop le public pour songer un instant à son plaisir : et fémininement satisfait de rester difficile à lire comme à aborder.

Qu’est-ce que le Magisme ? dites-vous, Monsieur. C’est la suprême culture, — la synthèse supposant toutes les analyses, le plus haut résultat combiné de l’hypothèse unie à l’expérience, le patriciat de l’intelligence et le couronnement de la science à l’art mêlé.

En outre, le Magisme peut s’appeler le patrimoine des hauts esprits à travers le temps, le lieu et la race, toujours conservé.

Quant à son avenir ? monsieur, je viens de lire ceci : « L’autre soir, le Mage Papus convoquait au 29 de la rue de Trévise les Mages de Paris. Combien ont répondu à l’appel ? 500. Et la capitale en compte 10,000. »

Le magisme n’a aucun avenir, parce que, en réalité, je connais cinq mages, sans me compter, « l’abbé Lacuria, le marquis de Saint-Yves, de Guaïta, Papus, Barlet. » Le reste est fait de tous les désœuvrements et de tous les insuccès. Anatole France, qu’Hermès le lui pardonne, après m’avoir été louanger m’assimile à un M. Lermina qui fait de la copie marchande toute sa vie et sur le tard se débarbouille avec un volume d’occulte.

Papus, admirable en lui-même, harasse le magisme en le démocratisant : on ne vulgarise pas le mystère, ce semble, sans le blasphémer.

La magie deviendra bientôt, de l’arche sainte qu’elle était, un fourgon d’ambitions personnelles. Elle a déjà ses Albert Wolff comme la critique d’art ! Je m’efforcerai dans un prochain in-octavo, Comment on devient mage, de rendre impossible à répéter cette assertion idiote qu’il y a cinq cents mages à Paris. Le minimum d’un mage est fait de trois choses : génie, caractère, indépendance.

Votre dernière question (si toute grande littérature doit être imprégnée de l’esprit catholique), se greffe à la précédente : car le premier commandement de Pythagore serait actualisé d’aller à la messe.

« Rends aux dieux immortels le culte consacré. »

« Garde ensuite ta foi : »

Vous avez pu lire une affiche de M. Poubelle, exigeant le caractère le plus élevé, légendaire pour un concours musical, mais interdisant le caractère religieux.

Cette ânerie ou cette lâcheté, en un mot, cette parole de prostitué politique, aucune autre époque que la nôtre ne l’entendit jamais. Les chefs-d’œuvre de chaque race sont les livres religieux de cette race : inutile, n’est-ce pas, d’énumérer Bible, Vedas, Thorah, Kabbale.

Les deux plus grandes œuvres de cette fin de siècle, Parsifal et Axel, sont des thèmes catholiques.

Hors des religions, il n’y a pas de grand art et lorsqu’on est d’éducation latine : hors du catholicisme, il n’y a que le néant.

Voilà pourquoi, comme Mage, j’enseigne que le devoir supérieur de l’intellectuel réside tout entier à la manifestation du Divin : voilà pourquoi je juge que la fin de la France n’est plus qu’une question d’années.

J’ai accédé, monsieur, à toutes vos requêtes et je vous salue, sans relire, ayant l’ennui des malles à boucler de la rentrée à Paris.

Sar Péladan.