Enquête sur l’évolution littéraire/Les Psychologues/M. Jules Lemaître

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Bibliothèque-Charpentier (p. 10-14).


M. JULES LEMAÎTRE


— Mais comment voulez-vous, — me jette le distingué critique des Débats, — que je vous donne mon opinion là-dessus ! Il faudrait huit jours pour préparer quelque chose de seulement présentable…

— Excusez-moi, répondis-je, je croyais que ces idées étaient dans l’air, et, comme M. Anatole France, M. Barrès, M. Rod m’avaient répondu…

— Vraiment ? ma parole, je ne sais pas comment ils font… Mais, sérieusement, tenez-vous beaucoup à mon avis ?

— Beaucoup, en effet ! vous êtes l’un de ceux que l’on a, jusqu’ici, considérés plutôt comme des idéologues que comme des réalistes, et je tiens particulièrement…

— Heu ! voyons vos questions. « Le naturalisme est-il fini ? » Bien sûr ! « Pourquoi ?… » Est-ce que je sais, moi ! Parce qu’il a fait son temps, parce que, en art, comme en tout, il n’est qu’action et réaction. « Si les erreurs du naturalisme proviennent plutôt des doctrines que des hommes qui l’ont incarné ? » Mais, pour moi, c’est la même chose… Les doctrines sont le reflet du tempérament des hommes, et, par conséquent, héritent de leurs défauts. Et puis, le naturalisme, c’est Zola, Zola tout seul. Daudet est en dehors, et pourtant, c’est lui qui a le mieux appliqué les théories du naturalisme, ce qui n’empêche pas que le naturalisme, c’est Zola, Zola tout seul. Que voulez-vous que je vous dise ?… Quant aux Goncourt, ce ne sont pas des naturalistes, ce sont des artistes précis, délicats, rien moins que des naturalistes…

M. Lemaître avait, devant lui, la lettre que je lui avais écrite la veille et qui contenait toutes mes questions. Il poursuivit, lisant :

— « Qui remplacera le naturalisme ? » Eh bien ! ce sera… D’abord, il y a une telle anarchie dans toutes les manifestations de l’art, qu’on ne peut plus s’en rapporter aux étiquettes ; les étiquettes, ça se colle comme on veut ! Mais enfin, on a fait un tel abus de mots et de couleurs qu’on arrivera fatalement à une littérature plus sobre, plus synthétique pour ainsi dire, avec des impressions brèves, comment dirai-je, comme piquées (l’extrémité du pouce et de l’index joints, M. Lemaître fait, de l’avant-bras, le geste menu de lancer des fléchettes), et que l’on comprendra sans explication, sans détail.

— Les psychologues ?

— Les psychologues ?… il n’y en a qu’un, c’est Bourget.

— Pourtant, dis-je, Anatole France, Barrès…

— Anatole France, c’est un moraliste. Barrès, c’est un humoriste, comme Sterne, un ironique Un psychologue, c’est un écrivain qui étudie l’âme des autres ; Barrès, lui, n’étudie que la sienne. Barrès est très curieux. Il a fait d’adorables pastiches de Renan, et qui sont mieux que des pastiches. Ses trois volumes sur la culture du moi sont le développement de certaines idées de Renan. Développement demi-sérieux, demi-ironique. On dirait que Barrès ne sait pas exactement lui-même où commence et où finit son ironie : c’est très particulier.

M. Lemaître continue la lecture des questions.

— « Si le mouvement symboliste est concordant ou contradictoire avec le mouvement psychologiste ? »

— Les symbolistes… ça n’existe pas… ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent : c’est quelque chose qui est là, sous terre, qui remue, qui grouille, mais qui n’affleure pas, comprenez-vous ? Quand, à grand’peine, ils ont produit quelque chose, ils veulent bâtir, autour, des formules et des théories, mais comme ils n’ont pas le genre d’esprit qu’il faut pour cela, ils n’y arrivent pas. Ainsi la seule chose qu’ils montrent jusqu’ici, le Pèlerin passionné, de Jean Moréas, qu’on nous présente comme un livre d’école en quelque sorte, c’est en grande partie incompréhensible, à part une demi-douzaine de petites pièces charmantes qui sont d’adorables chansons populaires ; en vérité, faut-il tant de bruit pour arriver par le plus long aux chansons populaires ? Car, je le répète, le reste ne se comprend pas. Je suis sûr qu’ils ne sont pas vingt à se comprendre. Non, voyez-vous, ce sont des fumistes, avec une part de sincérité, je l’accorde, mais des fumistes. Et vous en verrez plus d’un, d’ici quelques années, aboutir à la Revue des Deux-Mondes, comme Wyzéva et Barrès, qui ont été des leurs, en somme !

Voici ma dernière question :

— Croyez-vous que l’évolution aboutisse à une littérature abstraite se rapprochant de notre littérature classique ?

— Ce dont je suis sûr, c’est que les nouvelles générations littéraires se ressentiront des changements de programmes universitaires, de l’affaiblissement des études latines. Dans ces conditions il n’est pas probable que la littérature se rapproche de la forme classique. Je suis persuadé que les modifications de la langue vont être beaucoup plus rapides qu’elles n’ont été depuis deux siècles.


Je me levai alors pour partir. M. Jules Lemaître me reconduisait jusqu’à la porte, en causant de Barrès. Et comme j’écartais la portière avant de disparaître, M. Lemaître dit encore, avec un geste plein d’une grâce élégante et précieuse et le sourire de ses lèvres serrées :

— Barrès, voyez-vous, c’est la dernière efflorescence, délicate et légère, avant la pourriture, du renanisme.