Enquête sur l’évolution littéraire/Symbolistes et Décadents/M. G.-Albert Aurier

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Bibliothèque-Charpentier (p. 130-134).

M. G. ALBERT AURIER


Auteur de Vieux, un roman où l’on sent encore, chose rare parmi les derniers venus, l’influence très directe de Balzac. Dès avant la publication de ce roman, qui est une œuvre de prime jeunesse, il semblait s’être dégagée de cette influence, et ses plus récentes productions de poète et de critique, qu’on peut suivre dans le Mercure de France, le montrent rallié au mouvement symboliste. Quelques articles de critique très remarqués de ceux qui suivent les « Petites Revues », et l’universelle confiance que ses amis ont en son avenir, me l’ont désigné parmi les jeunes qu’il fallait appeler à témoigner en cette enquête.

M. Albert Aurier a vingt-six ans environ, de très haute taille, le dos un peu voûté comme par une gêne d’être si grand, une tête très développée, aux traits doux et fins, il a l’expression mélancolique et sereine d’une figure de vitrail, que complètent, dans la rue, comme d’un nimbe, ses longs cheveux et les larges bords plats de son chapeau, toujours incliné en arrière.

— Le naturalisme est-il mort ?

— Je crois, vraiment, qu’il agonise et ma joie en est grande… Ou plutôt, non : ce qui en train de mourir, ce n’est pas le naturalisme, c’est l’École naturaliste et l’inconcevable engouement du public à son égard ; car, au fond, le naturalisme même, en tant que modalité esthétique, est éternel. En effet, à toutes les époques de l’histoire de l’art, voyez, c’est cette même lutte, avec des fortunes diverses, entre ces deux mêmes esthétiques rivales, la naturaliste et l’idéiste, l’une, professant que l’extériorité des choses est, en elle-même, intéressante et suffisante à l’œuvre d’art ; l’autre, l’idéiste, niant, au contraire, cela et ne voulant considérer les formes matérielles que comme les lettres d’un mystérieux alphabet naturel servant à écrire les idées, seules importantes, puisque l’art n’est qu’une matérialisation spontanée et harmonieuse des idées… Le dix-neuvième siècle, lui, a vu le persistant triomphe de la première de ces deux conceptions d’art : il a été presque exclusivement réaliste, si l’on entend par réalisme : la constante préoccupation de la forme matérielle et l’insouci des idées. Chateaubriand, Hugo, Gautier, tous les romantiques et, à leur suite, les Parnassiens, ont été des réalistes avec une conception et une vision des extériorités différentes, sans doute, de celles qu’ont MM. de Goncourt et Zola, mais tout autant qu’eux, amoureux de l’extériorité de la vie et fermés à l’idéal. Les tentatives d’art idéiste de Lamartine, Vigny, Baudelaire, ont, en somme, été dédaignées par ce siècle. Et pourtant ne croyez-vous pas que ces poètes-là ne compteront pas un peu plus dans l’histoire de l’art que ce génial bafouilleur qui s’appelle Victor Hugo ? L’art qui exprime des idées n’est-il pas plus élevé que l’art qui copie des formes ? Le Vinci et l’Angelico ne sont-ils pas de plus purs artistes que Gérard Dow ou Véronèse ? Pourtant Gérard Dow et Véronèse sont encore des artistes. Il suffit de les mettre à leur place. Aujourd’hui, en littérature, le public semble vouloir effectuer un pareil classement. Fort bien ! Que le grand décorateur Hugo et les petits hollandais de Médan cèdent de bonne grâce la place usurpée à Mallarmé, à Baudelaire, à Vigny, à Lamartine. Le naturalisme n’a pas à mourir, il n’a qu’à reprendre la place qu’il n’eût jamais dû quitter dans la hiérarchie des arts, la place de valet.

— Mais quelle vous paraît être l’orientation actuelle de la littérature !

— Ne l’ai-je point déjà dit ? La littérature de demain sera, je pense, une littérature d’idées exprimées par des formes et ces formes significatrices, évidemment, par réaction contre la platitude et la banalité des créations naturahstes, devront être magnifiques et rares, en dehors de la possibilité physique, des formes de rêve… Et, après tout, une littérature de rêve n’est-ce pas une littérature de vie vraie, de vie réelle autant que le réalisme ? Les rêves que nous faisons tout éveillés ne sont-ils pas logiquement déterminés, de l’aveu des physiologistes mêmes, par les faits matériels de notre existence ? Si donc je vous raconte la suite de ces rêves, ne sera-ce pas, indirectement, ma vie elle-même, intégralement mais transposée dans un monde que j’estime plus beau et plus intéressant que celui où nous nous agitons. J’essaye, en ce moment, cette expérience en un roman sans me dissimuler que le public, de longue date habitué au plat et précis terre-à-terre de la littérature immédiate, sera, sans doute, dérouté parcette tentative. Mais qui sait aussi si quelques-uns ne se réjouiront pas d’être ainsi arrachés à l’ignoble réalité de leur au jour-le-jour ?

— Et les symbolistes ?

— La plupart ont beaucoup de talent. Leur tort est de trop croire à l’importance des révolutions prosodiques. Moréas est un exquis chanteur et j’adore ses vers, même lorsqu’ils deviennent de vrais scolopendres ; Charles Morice est un merveilleux poète très conscient et très épris de son art ; H. de Régnier a écrit des vers admirables, et je sais bien d’autres jeunes moins connus, qui, peut-être, seront célèbres demain : Dubus, Merrill, Retté, S. P. Roux, J. Leclercq, Denise, Brinn’-Gaubast, Samain, mille autres, voyez, dans le Mercure de France, cette brave et vraiment artistique petite revue que dirige avec autorité Alf. Vallette… Et Rémy de Gourmont, cet esprit si rare qui vient de publier, sans qu’on s’en doute, un roman qui est quasiment un chef-d’œuvre.

— Et les psychologues ?

— Leur existence démontre ce que je vous disais : le public ne se satisfait plus de l’éternelle description des extériorités ; il veut qu’on ouvre son joujou pour lui en montrer l’intérieur. Mais, ils fatiguent déjà, car ils ne font, en somme, que du réalisme interne… Et puis, la psychologie, on l’a déjà dit, c’est peut-être une science, ce n’est pas de la littérature.