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Enquête sur l’évolution littéraire/Théoriciens et Philosophes/M. Pierre Laffitte

La bibliothèque libre.
Bibliothèque-Charpentier (p. 407-413).


M. PIERRE LAFFITTE

C’est le pape du positivisme. Il a succédé à Auguste Comte, et répand, depuis trente ans, la doctrine du Maître par le livre et par la chaire. Comme on sait, le positivisme comprenant toutes les manifestations de l’Idée, il a une théorie d’art formulée dans son ensemble il y a une cinquantaine d’années, qu’il était intéressant de mettre en face des tendances de ces derniers temps.

M. Pierre Laffitte a d’ailleurs, cette année-ci même, fait à la Sorbonne un cours d’esthétique dramatique. On remarquera que sa théorie artistique positiviste est à l’opposite presque absolu des écrivains qui se réclament de la philosophie positive.

— Je viens de lire, me dit-il, la collection des comptes-rendus de votre enquête, mais je suis trop ignorant vraiment de toute la littérature contemporaine pour vous donner un avis raisonnable là-dessus. J’ai lu à peine quelques romans modernes, j’ai vu jouer quelques drames, c’est tout.

Je suis seulement frappé de ceci : l’importance énorme qu’attachent nos littérateurs aux dénominations d’écoles ; et combien sont peu rationnelles ces étiquettes de naturalistes, de psychologues, de symbolistes que chacun répète à plaisir.

Ils me font l’effet de gens qui découvriraient la Méditerranée. Est-ce que, de tout temps, on n’a pas été naturaliste ? est-ce que, de tout temps, on n’a pas recherché les mobiles de la nature humaine ? La Princesse de Clèves, n’est-ce pas de la psychologie ? Ajax et Achille ne sont-ils pas des êtres vivants ?

Non, voyez-vous, on veut être original, et on n’est qu’excentrique ; on se figure, en inventant des mots, qu’on invente des idées… ce n’est pas la même chose. Evidemment, des gens comme Flaubert, Zola, Daudet, ont une grande puissance esthétique ; et on ne peut pas dire que le niveau de la classe littéraire ait baissé, mais ce qu’on peut dire, par exemple, c’est que sa destination a décliné.

Les uns se laissent aller à peindre les penchants humains presqu’au point où l’intervention du médecin devient utile, avec cette prétention de faire de la science ; cela semble prouver l’avantage d’une sorte d’idéalisation de la nature humaine, que la science, elle, ne donne pas. Les autres prennent à la science les éléments d’une découverte embryonnaire et partent de là pour généraliser et conclure… Tenez, c’est le cas de M. Zola, avec sa théorie de l’hérédité ; il ne s’est pas rendu compte que cette théorie est une rétrogradation de la science. L’atavisme !… Evidemment, nos auteurs nous transmettent des dispositions, et cela on le sait depuis toujours, mais ce qu’ils nous transmettent surtout, c’est une nature fondamentale, comme à tous les hommes, des tendances spontanées, toujours les mêmes. Commencez par déterminer les lois des rapports qui existent entre notre nature et le milieu cosmologique ! Ce sont toutes ces théories qui ont créé les balançoires des crimes passionnels et de l’irresponsabilité. Est-ce que de tout temps les crimes n’ont pas été commis par les passions ? « Ah ! vous avez l’envie irrésistible de me tuer ? dirai-je au criminel… Eh bien ! moi, j’ai l’envie irrésistible de vous guillotiner… Et puisque vous le voulez, nous ne serons ni l’un ni l’autre responsables de nos envies… » Mais c’est évident ! Entre un homme criminel et un homme qui ne l’est pas, ce n’est qu’une question de degré. L’instinct destructeur, par exemple, nous l’avons tous en germe. Quand nous disons du mal des autres, c’est cet instinct qui parle. Ce qui est intéressant à connaître avant de bâtir aucune théorie et de tirer aucune conséquence, c’est justement le degré où nous sommes influencés…

Mais voilà ! on ne sait pas, on s’emballe sur une lueur et on fait des romans sur l’atavisme. Et puis il y a des jurys, le Jury de la Seine surtout, le plus bête de l’Europe parce que c’est lui qui lit le plus, qui se trouve à point nommé pour appliquer, dans l’ordre social, les théories qu’il a lues dans lesdits romans. C’est de la démence.

Remarquez, continue M. Laffitte, que je trouve très louable en soi ce souci scientifique du littérateur. Dans l’avenir, évidemment, on pourra tirer parti de cette préoccupation ; mais ce que je blâme c’est l’application prématurée, c’est le choix non légitimé de théories sans base ou dans l’enfance, qu’on répand comme des certitudes. À part cela, M. Zola est un grand esprit. Il conservera cette originalité d’avoir intronisé dans la littérature l’élément prolétaire. Mais, ici encore, il est incomplet : il ne voit dans le prolétaire que le côté inférieur de sa nature, qui existe évidemment, qui domine même, c’est entendu. Mais George Sand, qui a fait le contraire, a aussi raison que lui. Son Pierre Huguenin, le compagnon du tour de France, qui pense à cultiver son esprit dans ses heures de loisir, est aussi vrai que l’ouvrier de Zola qui ne pense qu’à boire…

Je demande à M. Laffitte où vont ses préférences littéraires.

— Je suis partisan, avant tout, de notre grande littérature classique : le poème et le drame. Car, comme architectonique, le roman est une forme inférieure de l’art. Racine, Corneille, Molière, Voltaire, voilà mes dieux…

— Et le romantisme ? dis-je.

— Les romantiques étaient des gens qui écrivaient la plupart du temps quand ils n’avaient rien à dire… Je viens de relire Lamartine. Eh bien, il restera de lui un charmant petit volume, et ce sera tout. Tant de fatras, là-dedans, tant de vague ! Comme dans Hugo… Je lui reconnais pourtant un mérite, à lui, un grand. C’est d’avoir, après Chateaubriand et d’autres, d’ailleurs, animé toute la nature, d’avoir fait parler les choses. En cela il se rattache à la théorie d’Auguste Comte, celle de l’art fétichique qui l’a fait accuser de rétrogradation par son élève Littré… Mais le reste de son œuvre ! Mais ses hommes en baudruche ! Mais sa réhabilitation de Bonaparte ! sa démolition de Richelieu ! Oh ! cela, voyez-vous, ces deux choses-là, resteront comme l’une des hontes de la France… Voyez comme Alfred de Vigny aussi parle de Richelieu ! C’est curieux ! De même Walter Scott, l’un des plus grands génies depuis Homère, pourtant, n’a pas compris Cromwell…

— Votre théorie sur l’avenir de l’art ?…

— Ce qu’il faut, c’est l’introduction dans la poésie de l’utopie… L’utopie, c’est la haute poésie, c’est la conception idéale de la société d’après la connaissance exacte de cette société.

Des hommes partant avec une culture supérieure, avec une pondération d’idées plus parfaite, doivent avoir nécessairement des visions plus élevées, plus harmonieuses des choses. Et les poètes de l’avenir, trempés aux sources de la haute raison positive, de la science humanitaire, obéiront à leur destinée qui est de toujours reculer les bornes de l’Idéal.

Mais l’art suprême n’a pas encore de destination claire et précise, parce que la société n’en a pas elle-même, dans sa situation présente.

Dès qu’une philosophie sera devenue prépondérante, quand le positivisme aura fait pénétrer dans de nobles esprits ses grandes notions de science, de méthode, d’harmonie générale, animés de cela ils auront des conceptions esthétiques tout à fait neuves. Mais, en attendant, faute d’une conception homogène des choses, on erre dans des tentatives de toute nature, sans méthode et sans but ; de là cette impuissance de tant de belles organisations et de tant de fortes natures esthétiques…