Enthousiasme (Le Normand)/06

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Éditions du Devoir (p. 74-89).


VI

BOUCHE AMÈRE


Le robinet qu’elle entend couler, la porte qui claque, — son frère oublie une fois de plus que les autres dorment — l’odeur du café, éveillent Henriette et l’avertissent qu’il sera bientôt l’heure de se lever. Elle ouvre les yeux puis les referme. Elle veut savourer ces derniers instants de repos, finir un rêve agréable. Elle rêvait que quelqu’un l’enveloppait de sa sollicitude, de son adoration, comme de ses deux bras. Mais ce quelqu’un n’avait pas de visage. Si elle parvient à se rendormir, peut-être le verra-t-elle mieux ? dans la réalité, elle ne connaît personne dont l’approche lui causerait autant d’émoi.

Mais le parfum du café est trop pénétrant, le soleil passe à travers ses paupières comme à travers un rideau rose. Elle ouvre les yeux, consulte sa montre. Décidément, elle n’a plus sommeil et elle n’est pas fâchée d’être éveillée et de recommencer à vivre.

Pourtant, elle n’est pas riche et c’est bien ennuyeux. Elle travaille tous les jours et ce n’est pas non plus très amusant. Pas un seul matin, pouvoir flâner à son goût. Pas un seul jour, rester à la maison. Être toujours forcée de donner ses heures à de petits enfants qui ne sont pas, hélas ! des anges du Seigneur. Ils sont parfois étourdis, agités, fatigants, indociles et distraits. Heureusement qu’ils sont comiques aussi, et l’aiment et la font rire. Elle s’appelle Henriette. C’est un joli nom, mais elle aimerait mieux s’appeler Simone, Madeleine ou Hélène. Mais elle vient d’avoir dix-huit ans, elle se sent jolie, et chaque matin nouveau contient de grandes possibilités de bonheur ou d’imprévu. Elle est reposée, elle s’éveille heureuse, surtout si le soleil est brillant. C’est égal, elle bâille encore comme une jeune chatte, elle s’étire et les bras derrière la tête, contemple un instant sa chambre. Le soleil est un grand magicien. Tout est beau. Le mur n’a plus l’air défraîchi. La cretonne prend des airs de véritable jardin. Et Henriette éprouve une certaine satisfaction à se dire qu’elle a du goût, qu’elle a su tirer de peu le meilleur parti possible. Ce vieux fauteuil, qu’elle vient de rhabiller, a-t-il assez grand air ? D’un bond, elle sort de son lit, pour l’admirer de près une fois encore. Comme elle est debout, sa journée commence.

À neuf heures, Henriette attend son tramway. Elle a un livre. Même l’hiver, elle lit debout, au coin, pour ne pas perdre une minute. Elle lit là, mieux que dans le tramway d’ailleurs, qui est toujours trop rempli et trop secouant. Et puis, dans le tramway, elle aime mieux regarder les gens. Ce sont les mêmes tous les matins. Depuis un an qu’elle voyage à la même heure, il y en a qu’elle aimerait à saluer. Il y en a dont elle sait les noms. Ce journaliste, par exemple, qu’elle admirait tant lorsqu’elle était au couvent. Mais c’est un homme marié, il ne regarde personne, et il a toujours le nez enfoui dans une revue, qu’il soit debout ou assis.

Par hasard, ce matin, Henriette trouve une place tout de suite. Quand le journaliste monte à son tour, il n’en trouve pas, lui, il se met debout devant elle. Henriette va pouvoir l’examiner à son goût, en pure perte, mais à son goût ! Elle s’amuse à le dévisager parce que, comme d’habitude, il est tellement plongé dans sa lecture qu’elle est sûre que toute la télépathie du monde n’agirait pas sur lui. Elle ne sait pas, elle, lire avec une telle attention. Tout ce qui passe la distrait. À la rue Roy, montent d’autres gens qui l’intéressent. La jeune fille si blonde, si blonde, qui correspondra au même coin qu’elle, qui traîne aussi un livre, mais ne lit pas beaucoup plus qu’Henriette. Il y a longtemps qu’elles ont toutes les deux un bon regard l’une pour l’autre. Henriette trouve que cette jeune fille ressemble à quelqu’un qu’elle a déjà vu, mais qui ? Elle cherche encore, ce matin, et soudain elle trouve ; un jeune homme du nom de Louis Desjardins qu’elle a rencontré l’autre jour chez son amie. C’est peut-être sa sœur, pense-t-elle. Elle sourit à la jeune fille. À part ce sourire, lorsqu’elles ne sont pas loin l’une de l’autre, elles échangent un coup d’œil d’intelligence, chaque fois qu’une personne ridicule, une femme trop fardée ou trop grosse, monte dans le tramway, ou encore, si quelqu’un fait tout haut une plaisanterie. Quel dommage, pense Henriette, de ne pas oser en faire autant quand elle rencontre les yeux du journaliste. Finir par le connaître, par être saluée d’un coup de chapeau, quand elle le rencontrerait ensuite, lui paraît une chose désirable.

Elle a beaucoup d’admiration pour les gens intelligents. Bien plus que pour les gens riches. Et des hommes aussi intelligents que celui-là, il lui semble qu’il n’y en a pas beaucoup. Qui sait, tout de même, peut-être n’est-il intelligent que la plume à la main, et peut-être à part cela, est-il fort détestable. Dire qu’il a l’air particulièrement avenant et aimable …non, vraiment. Elle pourrait même le baptiser : « Nez dans le livre ». Elle aime à baptiser les gens. Aussi, ce gros, l’air béat, qui vient de monter, et qui prend immanquablement le même tramway, elle éprouve une certaine satisfaction à l’appeler : mon imbécile. Il doit être non seulement sot, mais prétentieux. Il a une tête à ça.

À la rue Ste-Catherine, elle dit mentalement adieu au journaliste sur qui la télépathie n’agit toujours pas, et elle correspond. Ô miracle, le tramway n’est pas rempli. Tout de même, ce n’est que sur le banc en long qu’elle trouve à s’asseoir. Au coin suivant, à son grand étonnement, arrive un monsieur qu’elle a connu lorsqu’elle avait quatorze ans, un vieux garçon qui avait bien trente ans ! Comme c’est drôle de le voir soudain devant elle ; s’il savait avec quelle tendresse elle le suivait des yeux quand autrefois il venait chez ses cousines. Elle lisait alors du Delly à cœur de jour. Elle en avait une jolie idée de la vie réelle ! Et cet homme lui paraissait un héros extraordinaire : il venait d’être victime d’un accident d’auto, il était en convalescence prolongée pour s’habituer à marcher avec une jambe de liège. Henriette était débordante de commisération et d’amour secret. Il faut dire qu’il avait une belle figure, des yeux très noirs, un nez droit, et un air désabusé qu’elle rêvait, — toujours à cause des romans de Delly, — de guérir !

Il semble bien habitué à boiter, maintenant, mais que son expression est étrange. Il n’inspire pas confiance. Qu’il est chic, pourtant, une vraie carte de mode, comme on dit. Sa bouche est ironique. Bon, il passe et ne voit pas Henriette. Tant mieux. Elle n’aurait pas su quoi lui dire. Il salue quelqu’un et elle remarque qu’il n’a souri que d’un coin de la bouche. Tiens, c’est la jeune fille blonde qu’il connaît, c’est à elle qu’il va parler.

Il reste debout. La jeune fille est assise. Quelqu’un descend, et quand il prend la place libre, il a Henriette en face de lui et il la reconnaît. Cette fois, il sourit des deux coins de la bouche, et elle est flattée. Après tout, elle n’était qu’une enfant lorsqu’il l’a vue pour la dernière fois. Il aurait bien pu ne plus se souvenir.

Elle n’a pas le loisir d’en penser plus long, il traverse l’allée, amène avec lui la jeune fille blonde, la présente :

— Mademoiselle Marie Desjardins, Henriette Dussault.

— Marie Desjardins ? Alors, avez-vous un frère qui s’appelle Louis ?

— Mais oui. Vous le connaissez ?

La coïncidence réjouit Henriette. Et puis, dorénavant, cette jeune fille et elle ne seront plus des étrangères, elles se parleront, puisqu’elles prennent si souvent le même tramway.

— Ah, moi aussi je vais essayer de le prendre, c’est évidemment un tramway bien plus agréable que les autres, dit celui qu’en elle-même Henriette baptise tout de suite : Bouche amère.

Mais Bouche amère la regarde drôlement, avec trop d’insistance, elle est mal à l’aise.

Aussi presque tout de suite, comme elle doit descendre elle se lève, se sauve en riant. Mais c’est comme dans son rêve, elle a l’impression qu’elle était à la veille d’entendre des paroles de tendresse, d’admiration.

Elle sourit en pensant à la jeune fille blonde qui a maintenant un nom. Mais le souvenir de Bouche amère, toute la journée la trouble. Qu’est-ce qu’il a cet homme ? Que cache-t-elle, sa figure, pour qu’au fond Henriette ait comme la peur de la revoir ? Est-ce parce qu’elle l’aimait tellement, sans qu’il le sût, quand elle avait quatorze ans ?

En ce temps-là, c’était de loin et ce n’était pas dangereux. Aujourd’hui, ce serait de proche, et de saison. Elle a dix-huit ans, dix-huit ans. La journée est commencée, la journée continue…

Mais ensuite, des matins et des matins, Bouche amère est au coin de la rue Sainte-Catherine et il l’attend, monte avec elle dans le tramway. Il a l’air de s’amuser, et cependant Henriette est toujours mal à l’aise parce que ses réflexions sont ordinairement cyniques. Il ne semble pas croire à grand’chose. Il est étrange. Il est aimable, il s’intéresse à elle puisqu’il se donne la peine de la guetter à son coin de rue, mais pourquoi, alors, se contente-t-il de cette cour qui dure un quart d’heure tous les matins ? Elle a bien envie de lui dire qu’elle a une maison, avec un salon dedans, et où sa mère lui donne à présent la permission de recevoir.

— Si je n’y étais pas un matin, seriez-vous déçue ? lui demande-t-il un jour.

Elle le serait affreusement. Mais elle n’en dit rien. Elle répond en riant :

— Je pourrais lire en paix.

— Et moi qui me morfonds en laissant filer tramway après tramway, parce que je viens toujours trop tôt par peur de vous manquer ! Moi qui reste pour vous debout sur ma jambe de bois, et c’est ainsi que vous m’appréciez…

— Comment voulez-vous que je vous réponde ? Je ne sais même pas où vous travaillez. Vous n’êtes qu’un passager de la Commission des tramways… Et puis, vous vous moquez de tout ce que je dis, et quoique vous soyez vieux, je ne vous trouve pas sérieux, et je crois que je ne me fierais pas à vous.

— Jamais vous n’avez rien dit de plus vrai. Je ne suis pas fiable.

Il échappe un éclat de rire. Cet éclat de rire qui s’appelait sardonique dans le livre de Delly. Quel sorte d’homme était-ce, — pourquoi l’attendait-il ? Le saurait-elle jamais ? Un jour, lui demanderait-elle de venir la voir chez elle ?

Certains matins, Marie Desjardins était là, et ils riaient tous les trois. Mais Bouche amère avait, pour regarder Henriette, une indéfinissable lueur dans les yeux. Il l’aurait peut-être aimée, s’il s’était écouté. Il ne s’écoutait pas. Il ne s’écoutait pas parce qu’il avait au moins une qualité : il savait qu’il n’était pas fiable. Il savait qu’il n’était pas pur, et qu’Henriette était trop fraîche, trop jeune pour sa vie brisée.

Sa vie brisée, c’était le mot. Bouche amère ne se souvenait pas du moment exact où, malgré son intelligence, au lieu de choisir les bons chemins, il s’était engagé dans tous les tournants qui ne le menaient nulle part. Son cours de droit, il n’avait pas voulu l’achever, pris d’un soudain dégoût. Le stage dans une banque, il s’en était lassé, au moment de réussir. Nommé gérant d’une succursale il n’avait pas voulu y aller. Il avait donné sa démission. Maintenant, il prospérait dans un bureau de courtage, mais l’argent qu’il faisait, il avait conscience qu’il ne le garderait pas. Un mauvais démon qui était peut-être son cynisme, l’empêchait de croire à toute stabilité.

À propos de tout, cette petite Henriette lui servait un sermon. Elle ne savait pourtant pas jusqu’à quel point il le méritait. Il l’appelait : mon petit curé, il riait. Elle aussi, tout en continuant à être intriguée. Elle prenait dans l’Imitation de J.-C., qui était son grand livre, les réflexions qu’elle lui servait sur la vanité des choses humaines. Mais Bouche amère ne lisait rien de pareil. Et puis, il ne croyait qu’aux bonheurs humains. Il allait bien à la messe, parce que tout le monde y allait, mais il était incrédule.

Il cédait à un attrait sans conséquence pour lui, avec ce rendez-vous quotidien, mais il avait décidé de rester assez loin de cette petite, pour ne pas troubler l’eau claire de sa jeunesse.

Matin après matin, elle le revoyait. Matin après matin, ils parlaient, riaient. Et quand il la regardait, elle sentait sous ses yeux une brûlure que personne d’autre ne produisait en elle.

Le reste de la journée, peu à peu, elle songea de plus en plus à lui. Si elle avait eu son adresse, peut-être aurait-elle succombé au désir de lui écrire, quand vinrent les vacances de Noël et qu’elle fut trois semaines sans prendre son tramway.

Mais au bout de ces jours, il l’attendait encore à son coin de correspondance, et elle aurait pu penser qu’il était demeuré là tout le temps à l’espérer, tant, tout de même, il manifesta de joie à la revoir.

— Ah ! le bien que cela fait de vous retrouver !

— Mais je n’étais pas perdue, j’étais chez nous.

— Chez vous ! Oui, chez vous, comment est-ce au fait ?

— Ni beau, ni laid. Mais c’est chez nous. J’aime ça.

Elle revit en éclair sa rue. Les maisons à escaliers et à corniches. Elle savait que c’était laid, mais le soleil s’y posait comme ailleurs.

— Vous pourriez toujours venir le voir ce chez nous, au lieu de me faire la cour dans le tramway

— Quoi, le tramway n’est-il pas un endroit absolument sûr ? Où rien de mal ne peut se passer ?

Je vous dis que je ne suis pas fiable. Je ne m’expose à aucune tentation, je succombe chaque fois.

— Ah ! chez nous, vous seriez bien en sûreté.

— Vos parents me mettraient dehors.

— Mais non, pourquoi ? J’ai dix-huit ans, vous savez, je peux recevoir…

— Pas un monsieur de trente-six ans, avec une jambe de liège ! Et je ne vous exposerai pas non plus à la tentation.

Bouche amère avait une jambe de liège, Bouche amère avait présentement une situation passable, mais ce boum de la Bourse, il s’en méfiait, il avait l’intuition qu’il achevait et que cette année 1928 serait une des dernières années glorieuses… pour tant de valeurs fictives. Bouche amère ne redoutait pas pour lui le retour de l’incertitude financière, mais il n’entraînerait pas de femme vers les naufrages qui venaient, il en était sûr.

D’ailleurs, c’était vrai, s’il avait cédé à ce sentiment qui l’amenait tous les matins à ce rendez-vous, s’il s’était risqué chez Henriette, les parents de celle-ci ne l’auraient sûrement pas bien reçu. Et puis, il était revenu de trop de choses pour ne pas croire que l’amour était fragile. Il était habitué à ne penser qu’à lui, à obéir à tous ses caprices. Par égoïsme, il avait décidé depuis longtemps de ne s’embarrasser de personne.

L’expression qu’Henriette n’aimait pas, passait dans ses yeux, pendant qu’il récapitulait ainsi son état. Il se moquait en lui-même parce qu’il venait de lier le mot embarras, avec ce joli bout de femme qu’il avait à côté de lui, Mais les yeux moqueurs, ironiques, témoignaient de choses indéchiffrables pour la jeune fille.

Et contradiction, c’était justement, le mystère, l’indéfinissable qui attiraient Henriette. Elle aurait été prête à l’aimer, à lui faire confiance. Curiosité et pitié se mêlaient en elle à dose égale. Il était infirme. Il n’avait pas de parents. Il ne parlait jamais de ses amis. Marie Desjardins n’en savait pas plus long qu’Henriette sur lui.

Sûrement, c’était un déçu, un malheureux. Il riait, mais il était triste, les réflexions qui le faisaient rire, étaient toujours des boutades pessimistes, sceptiques, ou malicieuses. Et sa façon de rire, d’ailleurs, c’était pour elle comme un frisson de peur.

— Non, Henriette, décidément, je n’irai pas vous voir. Je prends ce que vous me donnez de sourire, quand je vous attrape au vol, chaque matin, et ça doit me suffire. Je n’ai pas droit à plus, que voulez-vous. Surtout, je ne mérite pas plus. Oh ! là ! là !

Mais il la regardait, son regard l’enveloppait, l’attirait, et quand elle était descendue du tramway et qu’elle avait dit bonjour en riant, elle commençait à être soudain infiniment, malheureuse et elle avait tout le reste de la journée, le cœur anxieux, serré.

Que serait-il arrivé si, un bon matin, la route d’Henriette n’avait définitivement changé de cours, et, si brusquement, qu’il n’y eut pas d’adieu ? Henriette cessa de prendre le tramway vers l’ouest à neuf heures et demie du matin. Ces riches petites élèves avaient la scarlatine, puis après leur guérison, elles partirent pour le sud.

Elle ressentit un grand vide, et ce n’était pas le regret des enfants, qu’elle aimait pourtant. Bouche amère en était la cause. Elle fureta dans l’annuaire du téléphone. Elle ne trouva pas son nom, il devait habiter une pension. Il ne lui avait jamais dit à quel bureau il travaillait. Et puis, elle se raisonna. Après tout, le nom de ses parents à elle, il le savait, et celui de la rue où elle habitait, sinon le numéro exact. Elle avait assez parlé pour qu’avec ces renseignements il la retrouve, si lui aussi désirait la revoir. Un an, presque, de cour quotidienne, en tramway, c’était assez pour se sentir attaché. Henriette souhaitait un heureux hasard qui ferait surgir une nouvelle rencontre. Elle pensait à lui, priait même pour lui. Et ayant affaire dans l’ouest elle y allait le matin, à son ancienne heure.

Coin Sainte-Catherine, Bouche amère ne l’attendait plus.

Le temps fit son œuvre, aidé de l’imprévu. Henriette pensa moins à Bouche amère, puis cessa tout à fait d’y penser.

Son frère amena un jour à la maison un camarade d’Université qui venait du fin fond de l’ouest canadien et était à Montréal, sans famille et sans amis. Perdu et isolé dans la grande ville, il revint au foyer qui voulait bien l’accueillir. Il était grand, beau, jeune. Ce fut pour Henriette le coup de foudre, et un amour qui grandit ensuite entre eux normalement, comme un jeune plant bien soigné. Il grandit deux ans, trois ans, puis l’étudiant, reçu médecin, alla s’établir dans une petite ville, et six mois après revint épouser Henriette.

Le conte finirait : « ils furent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants », et ce serait presque vrai.

Ils sont heureux, raisonnablement, ils continuent à s’aimer, parmi les événements d’une vie humaine comme les autres, c’est-à-dire, tour à tour ensoleillée ou grise.

Après douze ans de ménage, ils ont trois jolies petites filles et Henriette espère avoir un jour un garçon. Henriette a une maison à elle, un jardin, un beau salon avec un foyer véritable. Mais chose étrange, devant les bûches en flammes, lorsqu’elle rêvasse le soir, elle retourne regarder à la fenêtre de la vilaine maison à corniche et à escalier qu’elle habitait jeune fille, et elle se revoit là comme dans un globe magique, enveloppée d’une espèce d’auréole. Quel qu’il ait été, le passé surgit toujours dans le présent comme un mirage.

Pourtant, quand Henriette retourne chez ses parents qui vivent encore, elle manque d’air, et veut revenir au plus tôt dans sa petite ville qui a des allures de gros village, qui est paisible, calme, agréable à habiter.

L’autre jour, en voyage d’affaires, elle avait besoin d’obtenir pour son mari, des renseignements sur des polices d’assurances. Elle entra au hasard dans un bureau, parce qu’elle avait vu sur l’affiche le nom de la compagnie qu’elle connaissait.

Le temps était gris. La pièce paraissait mal tenue. Elle eut envie d’en ressortir sans rien demander, mais un tout jeune commis s’enquérait déjà de ce qu’elle désirait.

— Un instant, madame, monsieur Valin va vous répondre.

M. Valin, en arrière de son gros pupitre encombré de paperasses, lui tournait le dos, répondant au téléphone, encanté dans sa chaise, et les pieds sur la fenêtre. De dos, ce n’était qu’un gros monsieur chauve, dont le faux col froissé ne lui inspira pas confiance. Elle eut encore envie de s’en aller. Mais non, puisqu’elle y était, elle resterait. Elle ouvrit son sac, sortit les papiers qu’elle voulait faire examiner. Elle les étendait sur le bord de la table, lorsque M. Valin raccrocha le récepteur, reprit une pose convenable, tourna vers elle sa chaise et dit :

— Pour vous, madame ?

Sa voix au moins était éduquée et il avait un bon accent. Elle leva les yeux. Sa barbe était trop longue. C’est tout ce qu’elle vit et elle commença d’expliquer son affaire. Comme il lui répondait, sa voix de nouveau sonna particulièrement à son oreille, elle releva ses yeux encore baissés vers les paperasses.

Et alors, ils se reconnurent. M. Valin, c’était Bouche amère ! Elle l’avait tellement oublié que même son nom ne lui avait rien rappelé. Les yeux restés les mêmes, avec moins d’éclat, dans la face bouffie et mal entretenue de l’homme frisant la cinquantaine, la dépassant même, firent tout à coup surgir dans sa mémoire, comme derrière un écran translucide mais déjà décoré d’une image, la figure d’autrefois, la belle figure aux traits réguliers et fermes. Elle vit l’homme qu’elle avait connu, chic, en veston bien coupé et qui portait avec tant d’élégance la canne nécessaire… Elle s’exclama.

— Que c’est drôle, se retrouver ainsi !

Mais elle trouvait plutôt que c’était triste. Lui présentait-elle un spectacle aussi déprimant ?

Lui, la questionnait. Elle répondait ; le nom de son mari, de ses enfants, son lieu d’habitation et comme autrefois, en cinq minutes, il sut le principal et elle ne sut rien. Elle n’osa pas même demander s’il était marié. Elle fut certaine qu’il ne l’était pas ; son faux col, son complet le disaient. Elle fut certaine aussi qu’il n’était pas riche et même qu’il végétait péniblement.

C’était un vieux, pour elle maintenant, et sûrement, ses idées sceptiques, son ironie ne l’avaient pas servi. Ni le succès, ni le bonheur n’avaient été apparemment son lot.

Ils se serrèrent la main, elle partit.

L’imprévu de cette rencontre l’amusait, elle riait, mais en même temps quand elle pensait à son sentiment d’autrefois, elle frissonnait d’horreur tout simplement.

— Mais c’est abominable, il aurait pu être mon mari ! S’il m’avait demandé de l’épouser quand j’avais dix-huit ans, j’aurais dit oui, les yeux fermés ! Comme on est fou, quand on est jeune, fou et inconséquent !

Ce soir-là, en rentrant dans sa maison, elle n’en finissait plus d’embrasser ses petites filles et d’embrasser son mari, si bien qu’il lui demanda en riant :

— Mais tu t’es donc bien ennuyée, en deux jours…

— Non, mais j’ai vu par miracle que j’avais échappé autrefois à un grand danger, et que j’aurais bien pu ne jamais vous avoir…

Il ne comprit pas, mais comme elle l’embrassait encore, il n’en demanda pas davantage.

Henriette revoyait le gros homme, sa barbe de deux jours, son faux col sale, ses yeux qui avaient perdu leur éclat, ses yeux sans lumière. Et soudain, ne redoutant plus rien pour elle, elle se mit à penser que ses petites auraient un jour dix-huit ans, et comme elle autrefois, courraient après des chimères…

— Ô Dieu, dit-elle tout bas, ô Dieu, les protégerez-vous comme vous m’avez protégée ?