Entre Aveugles/Voyages

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Masson et Cie (p. 71-75).

XI

VOYAGES


Beaucoup d’aveugles ont la passion des voyages, soit pour rencontrer des hommes dont la conversation les intéresse, soit même pour jouir des bruits de la nature : témoin le récit d’une promenade en montagne par Guilbeau.

D’autres voyagent pour gagner leur vie, soit en donnant des concerts, soit en allant accorder des pianos à domicile, dans un rayon parfois étendu. On peut lire dans le petit livre de Nægeli[1] les aventures du colporteur aveugle J. Birrer, qui, par tous les temps, allait seul de village en village offrir sa marchandise. À chaque congrès international de typhlophiles, on voit des aveugles qui sont venus seuls des différents points de l’Europe. Souvent l’aveugle se fait conduire par un fiacre à la gare de départ, où il se met avec ses bagages entre les mains d’un facteur. J’en connais un qui, s’il doit s’arrêter dans une ville inconnue, se fait précéder par une lettre adressée au chef de gare, par laquelle il annonce l’heure de son arrivée, et demande à être attendu sur le quai par un homme d’équipe chargé de le conduire à l’omnibus de l’hôtel où il veut descendre.

En cours de route, il paraît imprudent de recourir aux bons offices de voyageurs, à moins que ceux-ci, ainsi que cela arrive assez fréquemment, surtout lorsqu’on voyage en troisième classe, ne s’offrent spontanément. Le seul service qu’on doive leur demander est d’être mis par eux entre les mains d’un homme d’équipe, qui, pour une pièce blanche, fera généralement preuve de toute la complaisance nécessaire. C’est en procédant ainsi que M. Hauptvogel est venu de Leipzig à Paris par les trains omnibus, sans manquer aucun changement de voiture aux bifurcations, ce qui est la principale difficulté.

Il existe quelques hôtels habitués à la clientèle des aveugles : par exemples à Paris la maison meublée, 4, rue Bertrand, tout près de l’Institution, et à Londres la pension de famille de Miss Blott, 30, Saint-Charle’s square, Northkensington W.

Quand l’aveugle arrive dans un hôtel quelconque, il fait bien de saisir un prétexte pour donner dès le début des pourboires assez larges à ceux des domestiques dont il aura besoin : c’est en procédant ainsi qu’à table d’hôte il ne manquera de rien, sans être à la merci de ses voisins de hasard.

Je connais un aveugle, voyageur passionné, qui tient à paraître le moins maladroit possible : pour arriver à ce but, il a fait nombre de remarques ingénieuses. Par exemple il sait que, pour monter dans une voiture de campagne, quand il y a deux marche-pieds à employer successivement, il faut, si l’on est à la gauche de la voiture, commencer par mettre le pied droit sur le marche-pied le plus bas : si l’on part du pied gauche on est perdu.

Je ne me fais pas d’illusion sur l’utilité de ce chapitre, car je n’ai pu découvrir encore que peu d’exemples d’aveugles ayant perdu la vue tardivement, et qui aient eu le courage de voyager seuls, malgré les appréhensions de leurs proches. M. Sommer, de Bergedorf près Hambourg, déjà cité, m’écrit ce qui suit :

Je suis d’avis que des voyages, entrepris sans guide, contribuent puissamment à fortifier la confiance de l’aveugle en lui-même et à le rendre indépendant. J’ai fait seul les voyages suivants : de Hambourg à Harwich, par paquebot à vapeur anglais. Pour un pourboire, le steward eut la complaisance de me venir en aide. À Harwich, il m’accompagna, ainsi que mon bagage, jusqu’au train qui m’amena à Londres. À Londres, j’étais attendu par une dame à qui j’avais envoyé ma photographie pour qu’elle pût me reconnaître.

Pendant mon séjour à Londres, j’employais comme guide, un gamin de douze ans. Je préfère des enfants Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/82 Page:Javal - Entre Aveugles, 1903.pdf/83

  1. Nægeli. Sonderbare Errinerungen und merkwürdige Lebensfahrten des Jacob Birrer. Lucerne, 1840.