Entre deux caresses/10

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DEUXIÈME PARTIE : VOLONTÉ


Certains jours, Mexme se sentit plus seul que de coutume. La journée avait été bonne. La distillation des huiles lourdes était commencée depuis deux jours. Le pipeline se terminait jusqu’à Bordeaux, les voies ferrées portaient désormais leurs chargements de wagons et de locomotives qu’il allait suffire de discipliner selon le rythme industriel. Cent bateaux-citernes avaient été livrés. Ils étaient amarrés à Graissan. Les imprimeurs préparaient les étiquettes pour les trois millions de bidons qui s’amoncelaient là-bas sous une verrière plus vaste que le Grand Palais à Paris. Le magnifique immeuble de l’Avenue Montaigne, le premier de Paris qui fut à douze étages, serait habitable dans quinze jours. Sur la façade, « Les Pétroles Narbonnais » figuraient en lettres de cinq mètres de hauteur. On avait enfin définitivement soumis l’ancien syndicat des importateurs.

Tant de réalisations emplissaient Georges Mexme d’énergie et de majesté. Cela était son œuvre à lui. Que serait bientôt un Rockfeller devant un Mexme ? Rien, un enfant… Il allait régner sur une population de huit cent mille habitants.

Il avait reçu, l’après-midi, des nouvelles de Séphardi qui venait de traiter avec l’Amirauté anglaise. L’Angleterre voulait transformer Malte en un gigantesque dépôt de pétroles. On protégerait cette île par un système de défenses, inconnu, mais infrangible, découvert voici un peu et qui interdisait rapproche à plus de quarante kilomètres de distance et quinze kilomètres en hauteur.

Automatiquement, enfin, tout ce qui touchait les Pétroles Narbonnais prenait apparence fabuleuse et effrayante. Rien de normal ne pouvait vivre à proximité de cette affaire démesurée. Il ne lui fallait que de l’énorme. Mais elle se l’assimilait.

Mexme était donc heureux ce soir-là. Il téléphona au Parnasse, le délicieux théâtre pour gens riches, où les fauteuils étaient à cinq cents francs, et y retint une loge. Puis il alla dîner en ville. Le Parnasse avait été audacieusement construit à l’opposite du Mont Parnasse, au carrefour de Châteaudun. On y représentait ce soir-là une comédie de Timothée Rectangle, titrée Manier le Persil. Mexme y passa une soirée de bonne humeur. C’était, bien-entendu, le décor normal des pièces dont le public parisien ne se lassera jamais : chemise, maris affolés cabriolant au long d’échelles fâcheuses, amants en caleçons et baisers suivis de pâmoisons bien imitées. Il y avait même une femme nue qui ne parvenait jamais à se vêtir. Toujours, au moment où elle allait mettre une chemise, quelque contingence cocasse et baroque la forçait à fuir, ou à se cacher, toujours nue, obstinément nue malgré la proximité des garde-robes les plus garnies.

Ce supplice, peut-on dire, de Tantale, conquit un vrai succès. D’autant que tous les personnages de la pièce profitaient de cette nudité avec le sans-gêne le plus parfait, et lui réservaient les hommages les plus extravagants.

Georges Mexme sortit du Parnasse fort diverti. Devant son auto on lui toucha l’épaule.

— Bonsoir, marchand d’or !

Il se retourna.

— Bonsoir, ma chère Sophie ! Comment, vous, une femme de mœurs pures, vous venez à Manier le Persil ?

Il disait cela parce que Sophie de Livromes passait pour être non conformiste en amour.

— Mais oui ! Vous me faites une bien mauvaise renommée en me traitant de femme à mœurs pures.

— Je croirais.

— Il faut faire comme ce Saint Thomas qui voulait toucher du doigt. Où irions-nous, seigneur, si on devait croire tout ce qui se dit ?

— Mon Dieu, Sophie, c’est en somme flatteur ce que je vous disais…

— Non ! Mexme, mon ami. La pureté est, ou bien comique, ou bien bête. Notez que c’est logique. Si je vous disais qu’un tel est « pur d’esprit », cela voudrait dire que c’est un imbécile et rien d’autre.

— Vous avez toujours raison. La pièce vous a amusée ?

— Follement !

— Montez donc avec moi. Nous allons converser un peu.

— Attendez que je retrouve ma petite amie Idèle de Javilar. La voilà. Idèle, ma chérie, voulez-vous dire à notre chauffeur de rentrer seul, nous adoptons la limousine de Mexme.

Une grande jeune fille mince, avec des yeux flambants, fit oui de la tête et s’éloigna. Mexme dit :

— Elle est fascinante, cette jeune fille-là. Qui est-elle ?

— La nouvelle secrétaire de Séphardi. Vous ne savez donc rien, mon pauvre ami ?

— Il a du goût, Séphardi. Je lui ai toujours vu des secrétaires étonnantes, titrées, magnifiques, et qui – chose encore plus rare – étaient discrètes… La jeune fille reparut. Silencieuse, elle monta près de Sophie de Livromes dans la vaste voiture.

— Où allons-nous ? demanda Mexme.

— Je ne sais. Oh si, plutôt, je le sais, mais cela va peut-être vous ennuyer, mon cher ami ?

— Mais non, pourquoi ?

— Parce que c’est assez spécial.

— Je devine. Vous allez au bois…

— Oui. Attendez que je donne les ordres à votre chauffeur… C’est fait. Mais qui vous a dit nos secrets ?

— Blanc-Simplaud. Il m’a conté que vous assistiez, avant-hier, à une comédie champêtre, jouée par trois femmes inconnues devant Lagroume, les deux Boutrol, Barleigne et lui.

— C’est vrai !

— Vous n’avez pas honte ?…

— Mais non. De quoi ?

Mexme sentait, en sa conscience pourtant assez polluée, refluer des préjugés provinciaux. Il se tut.

Sophie reprit :

— Nous avons vu mieux encore hier, par simple hasard. Nous marchions doucement, phares éteints, lorsque Idèle entrevit de loin une voiture éclairée, immobile, et tout autour on eut dit une foule qui s’agitait.

— C’était ?

— Je vais vous le dire. Patientez donc un peu ! Nous nous sommes approchées, et nous avons vu.

— Dites ?

— Un chauffeur, browning au poing, devant la portière d’une belle Rolls Royce, et, dans la voiture, une femme plutôt âgée…

— Mais encore ?

— Plus trois bandits, ou rôdeurs, qui se succédaient pour calmer la bonne dame…

Mexme se mit à rire.

— Y sont-ils parvenus ?

— Je n’en sais rien. Il faudrait tout de même qu’elle fût bien torride pour ne pas être rafraîchie par ces trois marlous…

— Messalina dans Suburre…

— Rien ne change ici-bas. Et je connais la femme.

— Dites vite ?

— Ah non, mon pauvre Mexme, vous ne le saurez pas. Elle…

— Mais ce n’était pas gratis.

— Bien sûr que non. Le chauffeur au pistolet payait à la sortie des brancards, comme aux Courses.

— Pardons, aux Courses, on paye au fond des brancards…

Sophie se mit à rire avec violence.

— Ah vous en avez d’impayables, vrai !

Cependant l’auto gagnait les Champs Élysées, puis l’Avenue du Bois, et sortait de Paris. On prit les Acacias, puis une route étroite et encaissée. Les phares furent éteints.

La longue voiture glissait en silence dans l’ombre muette. On croisait parfois d’autres véhicules semblables, dont l’intérieur restait obscur.

On tourna deux fois, puis on embouqua une voie cavalière.

— Mexme, vous êtes armé ?

— Il y a deux revolvers dans l’auto. En voici un. Tous trois descendirent et s’enfoncèrent, guidés par Sophie, entre les arbres.

— Mexme, dit Sophie à voix basse, voyez-vous cette tache blanche, là-bas, à droite.

— Oui !

— Eh bien c’est une femme en tenue d’oréade…

— Que diable fait-elle ?

— Je ne sais. Elle pose pour un Corot amoureux de nocturnes.

— Merci. Elle ne doit pas avoir chaud.

— Chut… Avançons à la file.

Mexme fait l’arrière-garde. Devant lui Sophie et Idèle de Javilar glissent avec une souplesse merveilleuse à travers les taillis. Il entend seulement les branches qu’elles font plier et qui froissent l’air en se détendant, puis les herbes dures qui crissent sous leurs pas.

Et Mexme soudain se sent seul. Il a perdu ses compagnes. Il avance sans but, en trébuchant. Plus proche de la scène, il ne sait pourquoi l’aventure cesse d’avoir soudain aucun intérêt pour lui.

Il s’arrête. Il est au bord de la clairière où cela de passe. Il voudrait s’en aller. Cette nuit, ce silence, les chuchotements qui par moments viennent jusqu’à lui sans qu’il comprenne les paroles prononcées, tout l’emplit de tristesse. Mon Dieu, comme on est mieux dans une salle de restaurant de nuit parmi les bruits du Jazz-Band, les paroles audacieuses des femmes décolletées, et ces parfums ardents, cette volupté partout répandue et qui vous grise. Ici, on dirait que c’est la veillée d’un mort.

Il n’y a pas qu’une femme nue… il y a…

Deux hommes, qui causent ensemble, s’approchent de Mexme sans le voir et s’arrêtent juste devant l’arbre auquel il est appuyé. Ils parlent :

— Mon cher, vous ne me l’enlèverez pas de l’esprit. Mexme est foutu.

— Vous êtes fou.

Mexme reconnaît mes deux voix. L’une, c’est celle de Bigoinot, le député de la Basse-Seine, et l’autre, c’est Barleigne.

— Je suis certaine que Mexme est coulé. D’abord Séphardi le laissera mettre à bas.

— C’est idiot, mon vieux. Leurs intérêts sont indissolubles. Vous ne prenez pas Mexme pour un gosse. Il a pris ses précautions. Séphardi ne peut pas lui nuire sans se nuire à lui.

— Plaisanterie ! Séphardi est un jouteur plus fort que vous ne croyez.

— Mais pourquoi coulerait-il Mexme ?

— Pour prendre sa femme.

Barleigne éclata de rire.

— Vous êtes piqué, mon cher !

— Pas du tout. D’ailleurs, je suis certain que Séphardi a déjà couché avec la belle Jeanne.

— Pensez-vous ?

— Mais oui ! Parce que vous êtes ami de Mexme on dirait que vous ne savez rien voir. Fanny l’a dit à Tivursin, et il me l’a redit. Or Fanny est l’amie du mari et de la femme, chez les Mexme.

— Je ne puis pas, en tout cas, voir le plan, que suivrait Séphardi contre son associé.

— Mon cher, c’est un problème de capitaux. Séphardi peut tenir le coup dur qu’entraînerait la déconfiture momentanée des Pétroles. Comme l’affaire doit un jour payer, qu’est ce que ça peut lui faire de créer une catastrophe et de tout racheter au poids du papier. Il aura l’air de manger deux cents millions, mais au fond il s’en assurera peut-être le décuple…

— Je ne peux pas croire ça.

— Vous le verrez, dès après-demain. Je sais en tout cas que l’on prépare un coup dur, une vente à découvert qui fera en une matinée baisser les Narbonnais de mille balles. Séphardi n’est pas positivement dans le truc mais un homme aussi fort ne peut pas ignorer ce qui se prépare. Il a une police, dit-on, mieux organisée que celle de l’intérieur. Donc s’il laisse faire, c’est qu’il approuve…

— Mexme tiendra…

— Il tiendrait peut-être contre certains, il ne tiendra pas contre soixante des plus gros manieurs de capitaux de Paris coalisés pour le jeter bas.

— Alors, dans ce cas, Séphardi laisserait agir des gens qui veulent le couler lui aussi, mais en leur préparant, par le sacrifice de son associé, un retour de sa façon ?

— Evidemment. Celui-là sera bientôt le vrai costaud des Pétroles et il aura la peau, en même temps, des idiots qui auront sacrifié des millions pour couler Mexme en escomptant de les retrouver dans la liquidation pétrolière, laquelle leur passera sous le nez, car Séphardi en restera le roi.

— Ce serait canaille, mais terriblement fort. Un Rothschild pourrait engloutir sa fortune, dans un plan de cette envergure.

— Qui sait la fortune de Séphardi ?

— Alors, pour vous…

— Je vous explique ce que je crois. Je suis un trop petit personnage pour jouer un rôle là-dedans. Le Panama n’est qu’un négoce pour enfants à côté de cette prodigieuse entreprise.

— Tout de même, il ne faut pas que Mexme soit un crétin pour avoir déjà mené ça à ce pinacle.

— Trop honnête, Mexme ! Et trop simplement loyal.

« Enfin, je vous le redis, toutes les mesures sont prises en Bourse pour effondrer les Pétroles après-demain et les jours suivants.

— Cela va faire un bruit effrayant. Le gouvernement va dégringoler ?

— Pas de danger. Il est averti. Que fera-t-il ?

— Il arrêtera Mexme.

— Mais c’est une machination effrayante.

— Que voulez-vous ? Il a trop inquiété de gens. Il a des ennemis en nombre excessif. Et il ne tient pas ses ennemis. C’est Séphardi qui les tient par ses petits papiers. Or puisqu’il se tient coi…

— Mais si Séphardi intervient au dernier moment pour Mexme…

— …


— Vous voyez bien. Au fond vous ne donnez que des ragots. J’ai confiance, quant à moi. Je dis qu’il y a encore plus de gens intéressés à soutenir Mexme qu’il n’y en a à le couler.

— Je vous affirme en tout cas qu’après-demain la danse commence.

— Après tout, si Mexme s’en tire comme je pense il n’en sera que plus fort. Mais vous, Bigoinot, vous ne voteriez pas les poursuites puisque vous connaissez la machination.

— Moi ?… Vous savez on ne peut pas dire ce qu’on votera avant de voir comment la chose va se présenter. Si je devais être accusé d’avoir touché pour Mexme, je voterais plutôt oui.

— Toujours ces mœurs parlementaires…

— Dame, vous savez !…

— Je sais bien que le député qui voterait les poursuites, s’il connaissait ce que vous venez de me dire, serait une fripouille.

— Mon cher…

— Je vous le dis comme je le pense. Notez bien que des centaines de milliers d’épargnants seraient atteints par le krach.

— Bien sûr. Mais l’intérêt de la foule et l’intérêt social sont des entités, et l’opinion publique me concernant est une réalité saisissable.


Georges Mexme s’éloigna avec lenteur. Il sentait comme une corde lui éteindre la gorge. Quand il fut enfin à dix pas sans que les interlocuteurs eussent constaté sa présence, il s’assit à terre et se mit à méditer. Il était peut-être perdu…

La solitude, l’isolement, les vers obscènes que déclamaient maintenant la femme nue qu’il ne voyait plus, lui apportaient dans l’esprit l’idée d’un cauchemar atroce et térébrant.

Il se releva enfin. Il lutterait. Il avait un jour à lui pour préparer la bataille…

Il gagna l’auto arrêtée dans l’avenue cavalière, donna au chauffeur ordre d’attendre les deux femmes qui l’avaient accompagné, puis se mit en route à pied, pour rentrer chez lui. La marche calmait la fièvre de son cerveau.

D’abord il fallait rappeler sa femme, afin qu’elle fût là, présente, pour assister à ce combat tragique qui risquait de la jeter sur le pavé. Sombre, le dos lourd, dans le bois nocturne où des pas inconnus le frôlaient sans qu’il y prit garde, le banquier se dirigea vers Paris…

Au Nord-Est, une lune voluptueuse et lourde, couleur de muqueuse, se levait avec majesté.