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Entre deux caresses/2-05

La bibliothèque libre.
Jean Fort, Éditeur (p. 116-125).

CHAPITRE V.

LE PRÉSAGE

Georges Mexme, après la longue marche, se découvrit très calme sitôt franchie la porte de son cabinet. Il venait d’envisager tous les problèmes posés par le danger qu’il allait courir. Jamais n’était venue à son esprit l’idée que Séphardi lui voulut le moindre mal. Il discutait couramment avec son associé, mais cela ressortissait à son instinct commercial, non à quelque secrète méfiance. Quant à imaginer un vaste traquenard comme celui dont il venait d’avoir la révélation, l’idée lui en était certes venue, au début, lors du lancement des Pétroles, mais, depuis le succès des premières souscriptions, il jugeait cela impossible. Le danger menaçait uniquement, à ses yeux, qui tenterait un tel coup. Seulement autre chose est d’imaginer une réalité hostile, lorsqu’on est un homme d’action, c’est-à-dire porté à l’optimisme, autre chose de voir le gouffre ouvert devant ses pas. Mexme passait en revue tous les moyens de défense dont il disposait. Ils étaient nombreux et puissants. En sus ce n’était pas un apprenti qui les mettrait en œuvre… Toutefois, il sentait un vide dans ses espoirs : Quels ordres Séphardi avait-il donnés lui-même pour les jours suivants ? Il séjournait dans la Narbonnaise. Fallait-il le ramener par une dépêche ? Mais, s’il était hostile Mexme risquait précisément par ce rappel de perdre le bénéfice d’une défense bien calculée et inconnue de l’ennemi…

Tout, dans la situation présente, lui apparut d’une extrême complication. Les pièges à éviter abordaient.

Et puis, au fond de cette âme, écrasée par des responsabilités lourdes, une donnée psychologique tendait à jeter un trouble dangereux. C’était l’ombre imaginée de Jeanne Mexme.

Georges Mexme savait sa femme obstinée à tenir pour absurde la situation pleine de dangers où il avait lui-même trouvé tant de satisfactions d’intime orgueil. Être tout, ou presque, dans une affaire géante qui renverserait peut-être les systèmes d’alliances politiques et l’ordre des échanges dans l’Europe entière, voilà qui longtemps avait flatté le banquier. Hélas ! la médaille avait un revers. Et, de sentir confusément que sa femme avait eu raison contre lui, apportait à cet homme, imbu du principe de la supériorité des mâles, une étrange humiliation.

Cela ne laissait pas de troubler aussi ses raisonnements financiers, dans lesquels, juste au moment difficile, intervenait un facteur sentimental inquiétant.

Et puis, la conciliation du bel optimisme de la matinée avec le sombre pessimisme dont il se sentait maintenant étreint devenait malaisée. Un tant soit peu de scepticisme l’eut servi et pouvait libérer cette âme ardente et passionnée. Mais Mexme ne pouvait être sceptique et il détestait de douter.

Il s’engagea donc à fond dans l’étude des mesures de défense, nécessaires pour vaincre la hurle des rapaces. C’était une question quasi inextricable pour lui, puisque Séphardi s’était réservé les rapports avec la Presse et le Parlement. Comment sauver les Pétroles Narbonnais ? Fallait-il plutôt sauver la banque Mexme, s’il en était encore temps ? Mais les deux problèmes étaient connexes. Il eut fallu un mois pour dégager délicatement les intérêts de sa maison de ceux des Pétroles et encore n’eut-ce pas été sans danger.

Il se décida. C’était un homme énergique, donc capable d’avoir des défaillances et surtout de voir son esprit incoordonné au réel. Mais une fois un parti pris, avec les tares que pouvaient donner à ses déterminations son manque de souplesse et de précautions psychologiques, ce n’en était pas moins une âme de chef.

Il travaillait encore, dans son bureau, à préparer des instructions et des ordres précis pour ses représentants et ses agents directs lorsque le jour naquit. L’aube, verdâtre et huileuse, lutta un instant dans la pièce contre la lumière électrique chaude et rassurante.

Mexme se sentit défait par cette hypocrite clarté qui rampait à travers les vitres de tulle et rôdait en étrangère autour de lui.

Il éteignit. Son papier parut soudain sale et sa main décharnée. Du dehors venaient des bruits sinistres et incohérents. Au lieu du borborygme mathématique des moteurs et de l’agréable symphonie des voies parisiennes agitées dans le grand jour, il ne percevait que des voix rauques de balayeurs et ces résonances incompréhensibles de passages matineux. De temps en temps une voiture auto passait. Mais son bruit, au lieu de se fondre parmi l’ambiance musicale de cinquante moteurs en mouvement, se détachait dans le silence avec quelque chose de menaçant et de heurté.

Maintenant le jour était plein. C’était une draperie grise flottant en l’air comme un fantôme. Mexme frissonna.

Il voulut reprendre son travail, mais il en était devenu incapable. Une tristesse glaciale envahissait son esprit.

Il quitta son cabinet et monta se coucher quelques heures après avoir envoyé porter au bureau de la Bourse un télégramme, pour Jeanne Mexme, d’un laconisme peut-être un rien brutal : « Reviens immédiatement Paris. Urgent. »

Quand il se réveilla, son corps avait repris son élasticité et sa pensée lui parut nette comme de coutume. Il retourna méditer sur les mesures urgentes et leur meilleure mise en œuvre.

La banque se remplit de son peuple d’employés. Il entendit les portes battre et les allées et venues témoignant de la vie revenue en ce grand corps dont il était l’âme même.

. . . . . . . . . .

La journée se passa dans la fièvre d’un travail ardent et minutieux. À mesure que les heures coulaient, Mexme revenait de plus en plus à cette confiance qui lui était normale. À six heures, il se rendit au Ministère de l’intérieur et mit le Ministre au courant du plan d’attaque préparé. Contre les gens surpris à coller des affiches injurieuses à son propos (ce qu’il fallait prévoir), contre les camelots qui vendraient des journaux de panique, contre tout ce qui se manifesterait enfin sur la voie publique de la haine de ses ennemis il réclama une vigilance particulière.

On détacha une brigade de sûreté spéciale à cet effet. Des commissaires furent désignés pour le contrôle.

La Bourse devait être soumise à une surveillance étroite. Toutes les dépêches concernant les Pétroles Narbonnais, avant d’être transmises aux intéressés, seraient visées par un Inspecteur de la Sûreté Générale, expert dans des questions financières et qui resterait en relations avec Mexme. Les imprimeries de journaux financiers ne pouvaient rien mettre aux mains de linotypistes sans que copie en fût donnée à cet inspecteur. Il avait des acolytes dans toutes les maisons d’impression. Ainsi on pourrait saisir, avant mise en vente, les feuilles publiant de faux bruits.

De même, tous les télégrammes d’agences envoyés en Province seraient retardés systématiquement s’ils étaient louches, arrêtés même s’ils semblaient dangereux. Quant au téléphone, on détacherait aux grands postes d’écoute la célèbre équipe policière dite du Chef, qui saurait au besoin brouiller les communications et les rendre inoffensives. Tout cela représentait quatre-vingt mille francs de mise en marche. Georges Mexme paya…

Le soir vint…

La journée s’était montrée bonne. La Bourse restait bien disposée sauf sur les valeurs exotiques. Les Chemins de Fer de la Terre de Feu avaient subi une sombre dégringolade et les actions du Port et de l’Arsenal de Casablanca se négociaient à cent francs après avoir dépassé huit cents. Quant à la Société de la Nouvelle Jérusalem, elle était chue de sept cents francs entre midi et une heure. Mais tout cela ne touchait point les pétroles.

Les Narbonnais gagnaient une petite avance de six points.

. . . . . . . . . .

Quand Mexme eut dîné, le sentiment de sa force lui revint avec la certitude de la victoire. Mais alors un nouveau tourment naquit en lui. Le député Bigoinot causant avec Barleigne avait dit de Jeanne qu’elle fut la maîtresse de Séphardi…

Si cela était vrai ?

À cette idée Mexme se leva furieusement dans la salle à manger et se mit à arpenter de long en large la pièce aux boiseries claires. Maîtresse de Séphardi, sa Jeanne, sa belle Jeanne…

Quelle horreur… Une colère énorme passait en lui comme un vent d’orage… Maîtresse de Séphardi !…

Incapable de commander à sa mécanique cérébrale, ne pouvant tenir en place, Mexme but coup sur coup plusieurs verres de liqueur et se sentit encore plus irrité.

Il serait bien allé voir Fanny Bloch ou Sophie de Livromes qui, sans doute, devaient savoir…

Mais un sentiment de dignité maîtrisa les impulsions de la jalousie. Tout de même il fut très malheureux.

Il ne voulait voir et questionner aucun de ses amis… D’ailleurs avait-il encore des amis ?

Oh, certes il en aurait le lendemain soir, après la bataille, si la victoire lui souriait. Pour le moment il restait comme ces gens qui ont vu de trop près un cholérique, et qu’on soupçonne de porter eux-mêmes la maladie. Aussi attend-on un peu avant de se décider à leur serrer la main…

Il le sut et comprit que dans ce moment il fallait aller seul en quelque lieu de divertissement où il put oublier ses soucis sans rencontrer aucune face connue.

Car il avait un besoin ardent de se divertir. En ce moment où il avait fait tout le nécessaire et ne pouvait plus qu’attendre la lutte prochaine, il eut voulu cesser de ruminer vainement le danger.

Or, l’oubli ne pouvait se trouver que dans un concert, un théâtre, un music-hall, avec des femmes nues, des chansons à double sens, des sourires aguicheurs et de la grosse gaîté populaire. Peut-être aussi lui faudrait-il cette nuit une chair à étreindre. Il croyait, ou il sentait nécessaire, avant une bataille qui pouvait renverser sa destinée, de goûter une fois encore des joies qui ne laissent pas de regrets.

Comme il pensait cela il dit à haute voix :

— La cigarette du guillotiné, quoi…

Et un frisson lui passa sur l’échine. Mais un frisson qui attisait ses désirs plutôt que de les calmer.

Il se fit conduire à Montparnasse et gagna paisiblement un concert de quartier. Là, nulle crainte de voir apparaître une tête blafarde de coulissier hostile, un masque cauteleux de député véreux, une face blette de journaliste maître-chanteur. Il se trouvait dans le bon public parisien, si facile à égayer… Il est vrai de dire que tout aussi facilement on lui donne la frousse, et même le courage…

Mexme s’amusa fort, en ce repaire de la vieille gaîté rabelaisienne et de la sentimentalité classique… Il aimait les plaisanteries un peu grosses et les chansons violemment épicées. Il ne détestait même pas les variations pleurnichardes sur toutes les déshérences de la vie sociale. Ce n’est pas qu’il se sentit en rien envie de pleurer à l’évocation du soldat envoyé à Biribi, et dont la mère infirme est chassée par un propriétaire cupide, ou de la petite ouvrière aimant à la folie un gaillard qui se prétend maçon mais s’atteste vraiment archiduc, la rend enceinte, l’abandonne et la laisse pleurer toutes ses larmes en maudissant le sort… Mais c’est un plaisir certain que d’accepter le sentiment qui vous entoure… Un plaisir dont l’orgueil, bien entendu, fait la chaîne…

Il vit donc sans ennui le tourlourou aux plaisanteries centenaires et inusables, une magnifique chanteuse, à la voix rauque et puissante, qui poivrait d’ironie une histoire mi-pleurnicharde mi-grivoise, puis un diseur pareil à un garçon d’honneur de noce provinciale, gêné dans ses gants blancs. Il débitait avec des finesses acrobatiques et des intentions étonnantes, des couplets où Gautier Garguille se mariait à Jean-Baptiste Clément et la Marseillaise à Turlupin. C’était charmant.

Il y avait surtout cette chanteuse à la voix vaincue, une voix de laryngitique, qui sentait les rogommes infâmes des mastroquets pour voleurs, les nuits passées à la recherche d’un gîte, les brouillards Parisiens et les cabanes de la zone, une voix crapuleuse et féroce, d’une justesse parfaite, et qui trouvait des roucoulements de chatte heureuse pour invoquer l’amour. Cette femme gardait à la fois une attitude de vierge dévote, devant le public qui la couvrait d’une sorte de gloire âcre, et un rien de prostitué dans le coup de hanches, dans la complicité du regard en coin, dans le rire à gauche de la bouche et dans la crispation de longs bras voluptueux.

Mexme, sortant de ce concert, se sentit un ardent besoin de parler à une femme. Il gagna la brasserie dont les arcs et la terrasse l’attirèrent de loin.

Là, il espérait puiser ou la paix du dégoût, ou celle du désir satisfait.