Entre deux caresses/19

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TROISIÈME PARTIE : AMOUR


— Vous m’avez demandée, mon ami ?

— Oui, Jeanne, j’ai à vous parler.

Blanc-Simplaud, grave et sombre, très ministériel, faisait asseoir Jeanne Mexme près de lui.

— Cela va autrement, ma chère ?

— Mais oui !

— Vous me semblez amaigrie, Jeanne ?

— Le plaisir, mon cher ministre, le plaisir…, et peut-être aussi les plaisirs.

— Vous m’étonnez beaucoup…

— Tant que cela… Et en quoi donc ?

— Je ne voudrais pas remuer des souvenirs tristes, mais enfin, il faut le dire. Je croyais que vous aimiez ce pauvre Georges…

— Qui vous dit…

— Vous ne pourriez pas vivre de cette façon délirante et… j’oserai le dire : voluptueuse, dont parle tout Paris…

— Ah, vraiment, Blanc-Simplaud… Vous êtes magnifique… Vous êtes grand comme le monde ! Le ministre qui expédia un innocent à la Guyane, a-t-il, pour si peu, perdu le sommeil ?

— Son cas n’est pas le vôtre, Jeanne.

— Que faites-vous, vous-même, pour Georges, dites, vous son ami et son commensal ?

— Moi… Je…

— Oui, n’est-ce pas, c’est à la femme de porter toutes les croix. L’homme, lui, se contente de porter des toasts…

— Vous êtes méchante, Jeanne. Enfin, je vous le dis simplement, je ne trouve pas votre vie… digne. Vous eussiez pu… et dû…

— Travailler dans un ouvroir, et rapetasser les chemises de votre maîtresse. Dites donc, est-ce que la police trouverait ma vie dangereuse pour l’ordre public ? M’avertissez-vous qu’on prépare la lettre de cachet ?

— Mais non, Jeanne. Mon Dieu, comme vous êtes exaltée ! Voyons, je suis disposé, si cela vous agrée, à vous faire assurer une petite pension sur les fonds secrets. Pour que vous meniez une vie plus correcte, plus digne…

Jeanne regarda le député avec colère et mépris.

— Mon cher ami, la dignité, sachez-le bien, et retenez bien mon mot, je… m’en « fous ».

— Jeanne, voyons…

— S’il vous plaît, Blanc-Simplaud, le verbe a de la noblesse et de la majesté. J’ai vécu à Fiume, sur la côte adrienne, dites, et j’y vis évoluer les bataillons du Fascio Italien…

— Je ne vois pas ce que le Fascio…

— Vous ne voyez pas… Vous ne voyez pas… Et bien vous allez voir, la devise du fascisme c’est « Me ne frego ».

— Ma foi…

— Ah ! Ah ! Blanc-Simplaud, vous voulez me donner des leçons de savoir-vivre et vous ne connaissez pas la devise de Mussolini… Eh bien « Me ne frego », cela veut dire « je m’en fous »…

— Jeanne, je ne vous ai jamais vue telle.

— Me ne frego !

— Calmez-vous enfin. J’ai quelque chose de grave à vous dire.

Jeanne abattit les volets de ses paupières sur ses yeux étincelants.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle d’une voix âpre.

— Voilà.

Il tira avec embarras un papier de sa poche, le déplia lentement, puis désespéré d’en venir à bout, il se lança.

— Georges s’est évadé.

Jeanne devint couleur papier du Japon. Deux plis engravèrent son masque en angle, des commissures aux maxillaires. Sous le corsage mince et décolleté, son cœur battit comme un marteau… Des yeux dilatés aux pupilles fixes jaillit une lueur aiguë. Elle oscilla, se cala au fauteuil d’un bras rigide et regarda Blanc-Simplaud comme si elle le condamnait à mort.

Gêné, il baissa les yeux et continua :

— Oui, il s’est évadé…

Jeanne ne dit rien encore. Sur sa face la peau rétractée traçait les os du squelette et ses doigts se fermèrent lentement comme des tenailles.

— Voulez-vous, Jeanne, lire vous-même le rapport officiel ?

— Lisez, je vous prie !

Blanc-Simplaud, heureux de ne plus voir cette figure damnée, se mit à lire doucement.

Le forçat Georges Mexme (n° matricule 54302), condamné aux travaux forcés à perpétuité le… par la Cour d’assises de Paris, et arrivé au bagne de Cayenne le…, envoyé au camp des Serpents le… avec les notes V.Z.B. s’est enfui le…

On n’a constaté l’évasion qu’à l’appel du soir. Il devait avoir pris près de deux heures d’avance. Des patrouilles avec chiens policiers ont aussitôt commencé les recherches, interrompues par la nuit. Les indigènes qui vivent dans la forêt, sur la route prise par le fugitif ont été avertis par trois soldats connaissant parfaitement le pays, qui ont suivi le 54302 à la piste.

La contrée est exceptionnellement malsaine et dangereuse…

Jeanne dit avec violence :

— C’est pour cela, évidemment, qu’on les y envoie…

Blanc-Simplaud reprit :

…aussi l’évadé courait-il les plus grands risques. Jusqu’ici – ce rapport est fait seize jours après l’évasion – on n’a aucune nouvelle du 54302. De l’enquête méthodiquement menée par le chef du cercle de… il résulte que deux hommes sont passés, quatre jours après le départ du condamné, à petite distance du groupe A-19 qui explore le haut Moroni. On a trouvé trace de leur séjour mais il ne sembla pas que ce soit celle du 54302, qui, en ce cas, ce serait associé avec un autre évadé. En tout cas la poursuite des deux hommes qui ont laissé ces traces a été organisée avec soin. Ils suivaient une marche régulière et sûre qui demeure incompréhensible. Ils ont gardé leur avance de quarante-huit heures et n’ont pu être rejoints. La plupart des surveillants pensent d’ailleurs que ce sont deux prospecteurs brésiliens très connus et respectés par les indigènes.

S’il en est ainsi, comme on n’a relevé aucune piste autre, le forçat 54302 se sera égaré et aura succombé dans la forêt.

— Ils ne le connaissent pas, murmura Jeanne Mexme entre ses dents.

— Voici, reprit Blanc-Simplaud, un autre rapport. Il est plus récent et parvenu d’hier Paris.

On croit avoir retrouvé trace du forçat Mexme (matricule 54302). Au lieu de suivre le chemin d’abord exploré, il aurait tourné vers le Sud, et prenant la rivière Approuague pour le Maroni il aurait fabriqué un radeau qu’on a découvert brisé aux rapides du kilomètre 127 (Postes des Chaumes).

Aucune nouvelle n’est arrivée de la Guyane hollandaise, où, malgré le mauvais vouloir de l’administration, nos agents des plantations Verheybeken sont informés de tous les passages d’évadés. On sait toutefois qu’un Français aurait été accueilli par Barnivelt, le planteur de la Hollando-Brazilian Cocoa Cie, mais l’homme n’est ami que des réfractaires et notre enquête est restée vaine.

De l’avis général il semble impossible qu’un homme non habitué au climat – le 543025 était arrivé à la Guyane depuis quatre mois – et sans connaissances du terroir, ait pu seul parvenir jusqu’à la Guyane hollandaise et de là en un lieu abrité de nos recherches. Il a donc été admis que le forçat 54302 était mort en évasion.


Jeanne fit un effort violent et dit :

— Merci.

— Porterez-vous un signe de deuil, Jeanne ?

— Moi…

Elle éclata de rire.

— Moi… je porterais plutôt un drapeau rouge… Mais vous êtes fou, mon cher.

Elle se leva.

— Adieu, vous êtes gentil comme tout de m’avoir dévoilé les secrets, le style et la morale de l’administration pénitentiaire. Je ne l’oublierai pas.

— Où allez-vous, Jeanne ?

— Danser, mon cher… et boire deux ou trois jéroboams de Moet Impérial.

Suffoqué, il resta coi.

— Ce n’est pas trop, hein, railla-t-elle. Enfin, on se mettra à plusieurs…

Blanc-Simplaud, resté seul, eut un geste irrité.

Son mari claqué là-bas et elle va au dancing… Quelle garce !…


Georges Mexme, sitôt débarqué en Espagne, fit légaliser ses papiers et se rendit à San Sebastian pour étudier le moyen de rentrer en France sans passer sous le coup d’œil des agents de la frontière. Si bien en ordre que fût son identité mexicaine, il craignait la cautèle des ronds de cuir aux questions oiseuses et difficiles. Il songea aussitôt à se faire débarquer quelque part dans les landes par des pêcheurs ou contrebandiers basques. La voie ferrée qui le ramènerait à Bordeaux passait près de la cote. Il ne courait dès lors plus aucun danger. Il viendrait à Paris et…

Il ne savait, à ce point de ses désirs, ce qu’il ferait à Paris et même il eût pu se demander ce qu’il venait faire en France. Un instinct le ramenait, voilà tout. Il obéissait…


Mexle trouva deux Basques propriétaires d’une barque véloce. Il leur avait exposé ses vues. Rien ne leur parut plus facile. Un matin, avant l’aube, il s’embarqua donc avec eux. Il n’avait aucun bagage, sa fortune étant toute en billets d’Amérique. Il portait toutefois deux revolvers. La crique où l’on prit le départ était abritée et la sortie en fut difficile. Mais, sitôt en mer, la brise étant forte et la voilure étalée, on prit du large avec promptitude. La côte espagnole s’effaça. Un souffle dur tannait les visages. Les deux pêcheurs menaient leur esquif avec une admirable virtuosité. Le jour vint. Assis sur un banc bas, surveillant soigneusement ses hommes et la mer, Georges Mexme vit se lever un soleil de soie rose. La côte devint une mince accolade violette sur la laque flave de l’Orient. Dans un ciel très clair des loques crémeuses couraient au sud-ouest. Sous une lumière mille fois réfringée, la mer semblait faite d’une multitude de flots séparés : acide, huile, café, encre, graisse, eau savonneuse, goudron et métal fondu. La barque marchait vite. À intervalles, la voilure frappait sèchement l’air vibrant. La carène grinçait. Une lente balancée portait l’embarcation à droite et à gauche de l’axe de marche. Le mât décrivait de longues spires. Georges croyait percevoir avec netteté le ménisque convexe de la masse marine.

Peuplée à l’aube de barques de pêche, la mer se vida bientôt. On croisa un voilier de course aux lignes fuyantes qui portait une toile démesurée. Il sectionnait d’une étrave aiguë les croupes liquoreuses. On vit aussi un cargo à coque de fer dont le boulonnage serré faisait songer à une bête pustuleuse.

Le soleil devint de plomb et la fraîcheur s’accentua. Les horizons se rapprochaient lentement. Au nord une tache couleur de caramel semblait faire fermenter le ciel et la mer.

Le système des vagues prit une sorte de dérive angulaire… Georges pensa. Nous arrivons au Golfe gascon.

Le temps passa. On allait toujours vite, mais l’eau changeait de nuance. On eut dit un fleuve de pus. Des coups d’air verticaux donnaient parfois du bélier sur l’incompréhensible bloc liquide. L’eau écrasée faisait ressort et s’élevait éperdument. Bientôt la mer fut noirâtre et baveuse. Des mouvements énormes venant du large se succédaient et leur battement apparaissait étrangement destructeur.

Le soleil s’éteignit. Une buée glaciale s’épandait. Des appels d’air sans direction secouaient l’atmosphère. Au ciel, à diverses hauteurs, les nuages suivaient des directions contrariées. Il y avait du danger. Les deux Basques obliquèrent vers la terre. On épousait ainsi le tracé des grandes houles.

Sous une coupole de coton mouillé, le vent cependant s’agitait plus férocement. Son tumulte, mêlé au froissement de millions de vaguelettes, devint assourdissant.

La terre apparut. C’était une tache roussâtre et plate. Plus tard on commença d’entrevoir les geysers d’écume qu’y créait l’écrasement du flot. Mais la réaction des eaux contraria et déséquilibra la barque secouée par des vents compliqués.

C’était la tempête.

Les deux Basques se regardèrent avec un hochement d’épaule. Il faisait presque nuit. L’air grognait comme un immense troupeau de porcs affamés. Le bruit des flots en contact atteignait une amplitude cosmique. La voile réduite était encore excessive. Le bois de la coque grinçait sous l’effort de la puissance qui détruit les continents. L’homme du gouvernail mit droit sur la terre. On embarquait de l’eau depuis longtemps et il était vain d’écoper. Il fallait seulement quitter cette zone mortelle. Georges vit les dunes noires s’approcher. On percevait un goulet étroit. Il fallait l’embouquer net… À trente mètres une vague déporta le bateau à droite. Une autre le ramena. Un bloc liquide passa dessous, le mena au zénith et le laissa choir dans un abîme. La direction fut perdue et la voile frôla la mer même.

À ce moment un coup de vent énorme vint de l’ouest et la barque sembla cette fois se jeter sur le goulet, la proue basse. À dix mètres, un tourbillon abattit tout sur tribord… Georges Mexme regardait farouchement, cramponné à son banc, cette lutte désespérée à quelques pas du rivage sauveur.

Une vague quasi circulaire, haute comme un cratère, semble soudain immobiliser le bateau, elle le hausse vers le ciel tandis que s’abat le coup de pilon d’un vent vertical. Un dixième de seconde Mexme voit à travers l’embrun le quadrillage des marais proches, puis il est arraché de son banc et lancé en l’air comme pour un exercice de trapèze volant. Il lui semble qu’il va retomber sur la terre. Mais un bloc d’eau le reprend et le mène en avant, tournoyant comme un bouchon. Brusquement il stagne, puis un suçoir le ressaisit. C’est le reflux de la vague qui le portait… Derrière, c’est la pleine mer et c’est la mort. Il lutte de toute sa force pour prendre appui sur la matière fuyante qui le bouscule. Il veut avancer tout de même. La dyspnée lui sangle le torse, il nage comme une bête à l’agonie…

Le souffle lui manque enfin, il remonte à l’air.

Stupeur… Il est dans un petit bassin donnant sur le chenal où la vague l’a introduit. Tout hurle à l’entour, le ciel, la mer et la terre. Il se hisse sur la berge. L’embrun lui arrive par bouffées glaciales. Derrière, ce sont des marais grisâtres. Au fond on entrevoit une forêt. Il se fouille… Un de ses revolvers est resté dans sa poche fessière toujours tendue mais l’autre et son portefeuille ont coulé avec sa fortune. Georges Mexme, forçât évadé, rentre en France…

Basse, longue et silencieuse, une voiture automobile stoppa devant l’arc nu qui désignait l’entrée du restaurant de nuit. Un valet de pied en culotte de panne et perruque vint ouvrir la portière. Jeanne Mexme en sortit suivie de Séphardi. Ils montèrent l’escalier tendu de soie bleue.

L’orchestre roulait des sons tendres et féroces sous le plafond incandescent. Dévêtue de son manteau, Jeanne apparut drapée de la poitrine aux jarrets d’une soie molle, blanche et dorée. L’étoffe plaquait à la peau, séparée d’elle par un étroit maillot. On lisait comme sur une chair nue le jeu délicat des muscles.

Ce grand lévrier humain draina d’un coup tous les regards. Le masque portait une inquiète mélancolie. Au fond d’un cercle violacé, les iris brillaient sourdement… Sous le nez mince et droit et la bouche méprisante semblait une plaie fraîche ou sourd le sang.

Arrivée d’un pas indolent et flexible à la table choisie, Jeanne leva son bras droit nu et fardé. Un sac de platine surchargé de gemmes pendait à sa main longue, et la conque de l’aisselle luisante offrait son repli glabre, savamment carminé.


Jeanne Mexme et Théano la danseuse oscillaient selon le rythme d’un pas bolivien. Leur marche ondulante collait à la musique aigre. S’étreignant serrées, des aines aux seins, elles écrivaient en mouvements harmonieux l’excitante folie née du chevauchement des sons. Elles allaient, un rire artificiel aux lèvres. Parfois les longues jambes s’enlaçaient et l’on voyait un immobile frisson tendre et détendre les chairs fibreuses autour des bassins adhérents. Deux lignes musculaires apparentes sanglaient les torses raidis et paraissaient offrir les seins aux mamelons rigides qui repoussaient la soie comme des pointes de flèches.

Enfin, Théano parut défaillir. Dans le glas isolé d’une parole de violoncelle, Jeanne la mena au fond de la salle. Le balancement des jarrets lumineux dans leurs soies claires, la spiralante balancée des hanches lascives, l’enchevêtrement des lignes inscrites par les longs bras ophidiens se firent courbes closes. Théano, le souffle court, parlait :

— Qu’as-tu, Jeanne ?

— Ce vent m’énerve… Ce vent ?

— Oui… Tiens il me parle… Il dit…

Et Jeanne, raide, le dos à la cloison, s’immobilisa avec un frisson. Dans le silence voluptueux qui accompagne l’arrêt de la danse, on percevait au dehors la galopade furieuse d’une rafale, et son hurlement sinistre où passait une plainte… une plainte…