Entre deux rives/« Contre les Voleurs de Cloches »

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Imprimerie de l'Action sociale (p. 103-125).

Contre les voleurs de cloches




Texte complet de la protestation du cardinal Mercier, datée de Malines, le 2 mars 1918, « en la fête du Bienheureux Charles le Bon » :


Mes bien chers Frères,


La nouvelle douloureuse que le Pouvoir occupant nous avait officieusement annoncée, le 8 février, est officielle. Le Bulletin des lois et arrêtés du 21 février ordonne d’inventorier les cloches et les orgues de nos églises. Instruits par l’expérience, nous n’avons plus d’illusions à nous faire. L’inventaire d’aujourd’hui est le signal des réquisitions de demain.

Les revendications réitérées du Souverain Pontife, notre appel au chancelier de l’Empire auront donc été vains.

Vos cœurs chrétiens en seront navrés. À une heure où nous avons tant besoin de réconfort, un voile de deuil va s’étendre sur notre pays et recouvrira, comme d’un linceul, chacune de nos journées. Ce sera pour la Belgique catholique une interminable station de Vendredi Saint.

Pour nous, ce chagrin s’ajoutant à tous les autres, nous l’eussions subi encore, n’est-il pas vrai, mes bien chers Frères, mais, cette fois, ce sont les droits de Dieu, de notre Christ Jésus, c’est la Liberté de l’Église et de son patrimoine, qui vont être sacrifiés à ce que l’on appelle « la nécessité », c’est-à-dire l’utilitarisme militaire de nos ennemis.


Pour la liberté de l’Église


Ce mot de Liberté de l’Église sonne mal aux oreilles des politiques, écrit le grand liturgiste Dom Guéranger. Ils y voient tous aussitôt l’annonce d’une conspiration. Or, il ne s’agit pour nous ni de conspiration ni de révolte, mais de l’affirmation imprescriptible des droits octroyés à son Épouse Immaculée par notre Christ Jésus.

La Liberté de l’Église consiste en sa complète indépendance à l’égard de toute puissance séculière, non seulement dans le ministère de la Parole, dans l’administration des Sacrements, dans les relations, dégagées de toute entrave, entre les divers degrés de sa divine hiérarchie ; mais aussi dans la publication et l’application des ordonnances de sa discipline, dans la conservation et l’administration de son patrimoine temporel.

« Dieu n’aime rien tant en ce monde que cette Liberté de son Église », dit saint Anselme.

Le Siège Apostolique, par l’organe du Pape Pie VIII, écrivait, le 20 juin 1830, aux évêques de la Province Rhénane : « C’est en vertu d’une institution divine que l’Église, Épouse sans tache de l’Agneau immaculé Jésus-Christ, est libre, et qu’elle n’est soumise à aucune puissance terrestre. »

Cette liberté de l’Église, poursuit Don Guéranger, est le boulevard du Sanctuaire lui-même. Aussi, le Pasteur, sentinelle d’Israël, ne doit pas attendre que l’ennemi soit entré dans la place, pour jeter le cri d’alarme ; le devoir de protéger son troupeau commence pour lui du moment où l’ennemi assiège ses postes avancés dont la franchise assure le repos de la cité tout entière.

En accomplissement de ce devoir de notre charge pastorale, nous protestons, nos très chers Frères, contre l’atteinte, que la saisie, de force, d’objets du culte, portera à la liberté de notre Mère la Sainte Église.


Profanation sacrilège


Nous ajoutons que l’enlèvement des cloches, sans l’aveu de l’autorité religieuse et malgré ses protestations, sera un « sacrilège ».

La cloche est, en effet, un « objet » sacré ; sa « fonction » est sacrée.

Elle est un objet « consacré », c’est-à-dire voué irrévocablement au culte divin. Elle a été non seulement bénite, mais ointe, par l’évêque, de l’huile sainte du Saint-Chrème, comme furent oints et sacrés vos membres au saint Baptême, comme sont ointes et consacrées les mains sacerdotales qui doivent toucher la Sainte Hostie.

La « fonction » de la cloche est « sacrée ». La cloche est sanctifiée par l’Esprit Saint, dit la Liturgie, « Sanctificatur a Spiritu Sancto, » afin qu’à sa voix les fidèles reconnaissant la voix de l’Église appelant ses enfants à se presser.

Elle annonça votre initiation à la vie chrétienne, votre confirmation, votre première communion ; elle annonça, chers parents, votre mariage chrétien ; elle pleure sur vos morts ; elle sonne trois fois le jour le mystère de l’Incarnation ; elle annonce l’immolation de l’Agneau de Dieu sur l’autel du sacrifice ; elle chante les joies du repos dominical, l’allégresse de nos fêtes de Noël, de Pâques, de Pentecôte ; elle associe sa prière aux évènements et à tous les grands souvenirs, heureux ou malheureux, de la patrie.

Oui, la saisie de nos cloches sera une profanation : quiconque y coopérera prêtera la main à un sacrilège.

Les évêques catholiques d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie ne contrediront pas à ces principes.

Si leur patriotisme put leur arracher des concessions qui durent coûter beaucoup à leurs âmes religieuses, le patriotisme corrobore, au contraire, chez nous, la loi de la résistance : nous trahirions l’Église et la Patrie, si nous commettions la lâcheté de nous laisser ravir, sans un acte de réprobation publique, un métal que l’ennemi convertira en engins de destruction destinés à porter la mort dans les rangs des héros qui se sacrifient pour nous.


C’est aussi un parjure


Des gouvernants, étrangers à nos croyances, seront peu sensibles, je le crains, à la protestation, pourtant si digne de respect, de nos consciences religieuses. Au moins devraient-ils se souvenir de leur parole donnée et ne point déchirer un code juridique qu’eux-mêmes, avec nous, ont élaboré et promulgué. La morale fait loi pour les gouvernants comme pour les particuliers.

Or, le 18 octobre 1907, les représentants de quarante-quatre gouvernements, réunis à La Haye, arrêtaient une convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre.

Ils se réunissaient, disaient-ils unanimement, dans un double but : en premier lieu, « sauvegarder la paix et prévenir les conflits armés entre les nations, et, en second lieu, dans l’hypothèse extrême d’un appel aux armes, servir encore les intérêts de l’humanité et les exigences toujours progressives de la civilisation, en restreignant autant que possible les rigueurs de la guerre. »

À cette convention fut annexé un Règlement, dont les articles examinés déjà, une première et une deuxième fois, en leur teneur générale, dans les Conférences de la paix tenues en 1917, à l’examen approfondi de la seconde conférence de La Haye, et signés par les plénipotentiaires de toutes les grandes puissances.

Le premier signataire de ce Code du droit international de la guerre fut le baron Marschall de Bieberstein, délégué de Sa Majesté l’Empereur d’Allemagne, roi de Prusse.

D’évidence, les cloches et les orgues ne servent pas aux besoins de l’armée d’occupation, sont du domaine de la propriété privée, sont destinés à l’exercice du culte catholique.

La transformation de ces objets du culte en munitions de guerre sera donc une violation flagrante du droit international, le mépris public de la parole donnée et signée, une violence que fera au plus faible le plus fort, parce qu’il est le plus fort.


L’Allemagne nous récompense


Nous, Belges, qui ne voulûmes ni ne fîmes jamais que du bien à l’Allemagne, nous sommes les faibles. Je vous en prends tous à témoin, mes Frères, n’est-ce pas, qu’avant 1914, un courant de sympathie, d’estime, de large hospitalité tournait nos cœurs confiants vers ceux qui nous oppriment si durement aujourd’hui ? Ils vous souviendra qu’au jour même de l’invasion les premières lignes qui tombèrent de ma plume vous parlaient de ceux que « nous avions donc la douleur de devoir appeler nos ennemis. »

Depuis quatre ans, l’Allemagne nous récompense !

Cependant, nous ne nous révolterons pas. Vous ne chercherez pas dans un recours désespéré à la force matérielle, le triomphe soudain de notre droit. Le courage ne réside pas dans une impulsion passionnelle, mais dans la maîtrise de soi. Nous offrirons à Dieu, en réparation de l’offense sacrilège qui va s’élever contre Lui, et pour le succès définitif de notre cause, notre épreuve suprême.


Invincible espérance


Prions les uns pour les autres afin que le bras du Tout-Puissant nous soutienne.

« Seigneur, dit l’Esprit Saint au Livre d’Esther, Seigneur, Maître Souverain, tout est soumis à votre autorité ; il n’est rien ni personne qui soit capable de vous résister, si vous voulez décider de sauver Israël… Exaucez notre prière, Seigneur, changez notre deuil en joie, afin que, vivant, nous célébrions Votre Nom… Vous êtes juste, Seigneur ! Or, voici qu’il ne leur suffit plus de nous opprimer sous la plus dure des servitudes, ils feront taire les voix qui vous louent et éteindront la gloire du temple et de votre autel… Souvenez-vous de nous, Seigneur, montrez-vous à nous en cette heure de notre tribulation… Dieu, vous êtes fort au-dessus de tous, exaucez la voix de ceux qui mettent en vous leur espérance, délivrez-nous des coups, de l’injustice, et faites que notre courage maîtrise nos craintes. »

Au nom de la liberté de l’Église, au nom de la sainteté du culte catholique, au nom du droit international, nous condamnons et réprouvons la mainmise sur les cloches et les orgues de nos églises ; nous interdisons au clergé et aux fidèles de notre diocèse de coopérer à leur enlèvement ; nous refusons de toucher le prix des objets sacrés que la violence nous ravira.

Forts d’une invincible espérance, nous attendons l’heure de notre Dieu.

D.-J. Card. Mercier,
Arch. de Malines.




Octobre 1918.


Raymond à Louise


Si quelque bon jour la fantaisie vous venait de visiter Bruxelles, comment vous y prendriez-vous, dites un peu ?… « Mais j’aurais un guide » me répondez-vous tout naturellement… Acceptez alors que je sois celui qui vous fera voir les plus belles parties, les plus beaux monuments, ajoutant aux cartes que vous trouvez ci-incluses les indications les plus élémentaires… Ne nous perdons pas en chemin, cousine !

Vous débarquez à la gare du Nord ou à celle du Midi. Elles sont reliées par un grand boulevard, et si je ne vous rencontre pas à la première, je cours vous tendre la main à la seconde… Nous nous saluons gaîment, nous échangeons une franche poignée de main, et comme vous êtes un peu fatiguée du voyage, je vous conduis au Grand Hôtel, au centre de la ville, où vous pouvez admirer à votre aise le Palais de la Bourse, style Louis XIV, inauguré en 1874.

Le lendemain, je vous rejoins sur la Grand’Place, la plus belle de toute la Belgique, peut-être de l’Europe, car elle est unique en son genre, à cause de ses maisons anciennes, aux ornements dorés. Le coup d’œil est charmant. D’un côté, nous pouvons voir le marché aux fleurs, de l’autre l’Hôtel des Postes, et plus loin la Place des Martyrs dont je vous ai parlé déjà.

En face de l’Hôtel de Ville, nous admirons la Maison du Roi, qui n’est qu’un musée édifié par ordre de Charles-Quint. Ces beaux édifices sont encadrés par les « Maisons des Corporations » dont chacune à son histoire. Puis nous saluons l’église de Sainte-Gudule, et nous nous arrêtons devant le Palais Royal, construit sur l’initiative de Léopold II, sur l’emplacement du Château des Ducs de Brabant, château qui fut détruit en 1731 par un incendie. En traversant la Place Royale, nous voyons le Palais du feu comte de Flandres, et tout près, imposant et superbe, le Palais de Justice… Je vous conduis alors sur un terrain plus élevé d’où vous pouvez jouir d’une vue générale de la ville… et je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait de m’accepter pour votre cicérone… Et voilà !… le rêve d’une pareille promenade s’évanouit brusquement car l’appel du clairon me rappelle que je suis encore au front et que vous êtes en Canada !

« Au front », ces mots me ramènent à la réalité : l’offensive est heureusement conduite sur tous les fronts alliés et nous sommes sur le chemin de la Victoire. La Bulgarie va demander grâce, premier craquement de la ligne ennemie, le commencement de la « Fin » !… Ayons la force de lutter, de tenir quelques semaines encore et nous serons vainqueurs… Dix mille soldats de l’Amérique viennent de mettre le pied sur le sol français, il en arrive chaque jour, et notre courage augmente, notre espoir grandit… Ce n’est plus une marche en avant que nous opérons ; c’est une course endiablée : Aujourd’hui on a repris Ostende, demain nous aurons Bruges, après demain Gand, et chaque soir tombera sur une victoire… Enfin nous « les » tenons !

L’enthousiasme déborde, on veut avancer le jour, la nuit ; mais combien de camarades se couchent à chaque instant, pour ne plus se relever ! Nous irons jusqu’au bout, et nous vengerons ceux qui sont morts au moment où la Victoire leur tendait les bras !

Je vous remercie, en achevant, du bon foulard dont chaque maille est une pensée de sollicitude à l’égard du modeste soldat que vous avez si bien égayé de vos propos…




25 octobre 1918.


L’heure de la délivrance approche, cousine ! L’Allemagne se voit battue ; elle commence à céder… La Victoire finale n’est plus qu’une question de semaines ! On se grise de bonheur à la pensée de revoir les siens… et ce bonheur nous semble si grand parfois que nous redoutons d’y croire ! Je vais rêver… sur mon sac à paille… Bonsoir !




1er  novembre 1918.


Encore quelques cartes : Laeken, résidence d’été de nos souverains. On y remarque la Tour japonaise apportée pièce par pièce du Japon, un caprice de notre roi Léopold II. Au sommet de cette tour il y a un musée Belgo-Nippon, et vous pouvez voir au pied la sculpture très artistique d’un grand restaurant chinois.

Et Tervueren, la plus jolie promenade des environs de Bruxelles ; aussi l’Arc Monumental et le Parc du Cinquantenaire.

Dire que je reverrai bientôt ces endroits familiers de ma vie d’autrefois !… Car la Bulgarie, la Turquie et l’Autriche ont signé à tour de rôle l’armistice… et il faudra bien que l’Allemagne se résigne à faire de même !… Tous les fronts alliés progressent chaque jour, et les villes et villages belges renaissent sans cesse !… C’est pour cela que nous nous battons depuis quatre ans ! Remercions le Seigneur !


Novembre 1918.


Louise à Raymond


Il me fait plaisir toujours de recevoir des vues de votre ville comme aussi de vos nouvelles, et je suis contente de vous savoir jusqu’à présent sans aucune égratignure.

Mais j’oublie que l’armistice est maintenant signé !… Les drapeaux alliés flottent au sommet de tous nos édifices, et toute la ville, tous les cœurs sont en fête… Cependant, au milieu de cette joie bien légitime, nous gardons le souvenir attendri de ceux qui ont préparé la Victoire et qui ne l’ont pas vue…

Un de nos poètes canadiens a chanté délicatement l’héroïsme de la Belgique et des soldats de Verdun, et je vous envoie donc les « Lauriers et Feuilles d’Érables » d’Albert Lozeau, ne doutant pas que la lecture de ces vers pourra vous plaire.

Les circonstances nous ont guidés l’un vers l’autre, j’ai su apprécier l’âme belge dans toute sa beauté, et puisse le murmure timide de nos « feuilles d’érables » se mêler toujours harmonieusement aux frissons glorieux des « lauriers » que vous avez si noblement conquis !

Aurez-vous le bonheur de passer les fêtes de Noël et du jour de l’An au milieu des vôtres ?… Je vous souhaite cette joie !

À vous, à tous vos frères, ma plus vive admiration !




Liège, décembre 1918.


Raymond à Louise


Enfin j’ai pu franchir la dernière étape sans une égratignure. Toutefois, au cours de la dernière offensive, les gaz asphyxiants m’ont un peu malmené, et j’en fus quitte pour quelques jours à l’infirmerie… Si j’avais été plus prompt à m’affubler de mon masque protecteur, pareil inconvénient ne me serait pas arrivé.

Savez vous que ces gaz ont un parfum particulier, afin de mieux tromper, et surprendre ?… Il y en a à l’orange, aux pommes, aux fleurs, etc… Celui que j’ai respiré sentait la moutarde, et c’est là que je peux affirmer que pour une fois la moutarde m’a monté au nez !… Mais c’est passé maintenant ; les yeux et la gorge vont bien, et je ris tout bonnement de l’aventure, n’oubliant pas néanmoins de remercier Dieu qui m’a protégé et qui a fait pencher la Victoire de notre côté, celui du Droit et de l’Honneur !

Je vous envoie une photographie de la petite maison vers laquelle mes pensées se sont envolées bien souvent durant ces années de guerre. Maman et petite sœur m’ont patiemment attendu sous ce toit, et j’ai maintenant la consolation de les embrasser aussi fort, aussi longuement qu’il me plaît…

Mon congé de convalescence m’a permis d’assister à diverses fêtes, des plus impressionnantes, entre autres le retour de la famille royale dans la capitale.

J’ai quitté Bruxelles hier, et je suis cantonné à Liège où je resterai probablement jusqu’à la signature de la Paix. La cité est en fête : le Roi et la Reine y font solennellement leur entrée. C’est du délire partout. Des acclamations sans fin ! Le « régiment de fer », qui résista si courageusement à Liège en 1914 défile par les rues. Une pluie de fleurs tombe sur tous ces braves… Les édifices sont illuminés et décorés comme jamais ils ne le furent, et pourtant les Boches n’ont quitté ce lieu que depuis six jours !

Ces vandales ont volé tout ce qu’il était possible d’emporter, le cuivre, la laine, les bibelots, jusqu’aux matelas des malades qui se mouraient, jusqu’au plus petit morceau de cuir. Dans leurs perquisitions, avertis par les bons tours que le peuple leur a souvent joués, ces pilleurs s’acharnaient à briser les planchers et les murs, à vider les citernes pour s’assurer qu’on n’y cachait rien… Chez nous tout fut si parfaitement dissimulé, que les soldats en furent quittes pour leur trouble.




10 jours plus tard.


Je suis en congé depuis deux jours : permission jusqu’au nouvel An !… Je vais pouvoir mettre un peu d’ordre dans mes affaires, classer mes papiers, vérifier mes livres, etc… Pendant les douze premiers mois de la guerre, ma sœur s’est occupée de la maison afin de fournir du travail aux ouvriers et éviter leur déportation en Allemagne à titre de chômeurs.

Je passerai donc les fêtes de Noël et du Jour de l’An au foyer retrouvé, et vous constaterez que vos souhaits sont réalisés et que vos prières ne furent pas vaines… Lorsqu’on célébrera la messe de Minuit, je prierai pour vous l’Enfant de la Crèche !…

Je viens de lire les belles poésies d’Albert Lozeau et je vous suis reconnaissant de cette attention délicate. Ces vers sont d’actualité, la rime est riche, et l’élégance et la souplesse du style rendent ces poésies très harmonieuses. J’ai fort aimé aussi « le vieux Pont » de Louis-Joseph Doucet, un autre poète de chez vous que j’admire pour cette seule pièce de lui que vous m’avez transmise.

Par toutes ces choses, par vos lettres, vous m’avez révélé un Canada grand et superbe que j’ignorais, et le désir me vient d’aller le visiter un jour… Mais la guerre n’est pas encore terminée, et je désire que vos bonnes lettres me jasent encore de vous et de votre pays.




Janvier 1919.


Louise à Raymond


Mon cousin, quel joyeux Noël avez-vous passé au milieu de vos parents et de vos amis ?… Vous n’avez pas oublié, je présume, de murmurer devant la Crèche la prière dont vous avez parlé dans votre lettre de décembre ?… Je suis touchée de cette pieuse pensée, et en retour je vous prie d’accepter mes vœux sincères de paix et de prospérité pour l’année qui commence.

Tout ce que vous m’avez raconté au sujet des Boches ne me surprend pas… J’étais d’ailleurs bien renseignée sur leur compte : tous les journaux ont rapporté les atrocités qu’ils ont commises et le livre de Pierre Nothomb, que j’achève justement, confirme bien la véracité des nouvelles qui nous ont été données… « Les Barbares en Belgique », l’auteur ne pouvait choisir titre plus approprié, plus capable de résumer l’opinion universelle à l’égard de ces brutes : « Les Barbares ! »

Ils ont trahi la parole donnée, l’honneur et la foi des traités, ils ont violé votre pays, saccagé vos villes, dévasté vos villages, martyrisé votre peuple et je comprends que votre ressentiment est juste et que votre cœur garde le souvenir cruel des souffrances que vous avez endurées durant ces quatre années de guerre…

Et nos sentiments envers eux s’unissent étroitement aux vôtres en ceci, et bien que la charité chrétienne conseille de pardonner, nous hésitons, nous sentons la colère envahir nos âmes, quand nous songeons aux malheurs que le militarisme prussien a déchainés sur le monde européen… Nous avons une autre raison aussi de leur en vouloir, que l’on ne saurait condamner : c’est qu’au-delà de soixante mille Canadiens sont morts en France, face à l’ennemi, que près de cent quatre vingt-dix mille officiers et soldats vont revenir, blessés, mutilés à jamais, infirmes et malades, que trois mille prisonniers de guerre ont eu à subir l’oppression allemande, et que notre pays s’est fortement ressenti de ce choc sanglant et qu’il a dû imposer de lourds sacrifices à ses enfants pour envoyer se battre à vos côtés plus de cinq cent mille Canadiens…

Ceux qui doivent revoir le toit familial, nous les accueillerons avec des fleurs, des sourires, des baisers, nous tâcherons de leur faire oublier les souffrances endurées pendant des mois et des mois, puis l’enthousiasme du retour fera place à la souvenance attristée de ceux qui dorment dans les Flandres leur glorieux et dernier sommeil, et nous irons, le soir, prier longuement pour eux dans l’ombre de nos églises…

Mon cousin, les jours de carnage et de tuerie ont pris fin, la guerre est terminée, et mon rôle de marraine s’achève… Toutefois le souvenir de cette correspondance, des propos échangés ne devra pas périr en moi, et la petite Canadienne de Québec vous envoie, avec son adieu et ses souhaits de bonheur, la noble devise de sa province, qui est celle de son cœur :

« Je me souviens !… »




Mars 1919.


Raymond à Louise


Votre lettre, la dernière hélas ! qui doit me venir de vous, m’est justement remise.

Je suis en garnison à Bruxelles maintenant. Mon cantonnement est à dix minutes de « chez-nous » et je peux donc passer chaque nuit dans un lit que petite sœur a le soin de bien border, et goûter encore à la « popote » maternelle… Enfin, d’ici quatre mois j’aurai repris le chapeau et la canne… comme tout le monde !… Depuis mon retour j’emploie toutes mes heures de liberté à la remise en état de mon usine. Les affaires reprennent peu à peu leur cours d’autrefois, mais le coût de la vie est fort élevé… Oh ! pauvre petit peuple de Belgique, on ne saura jamais assez ce que tu as souffert sous la botte germanique… Mais il nous faut à présent remercier Dieu et les Alliés, ceux qui ont compris nos douleurs et qui les ont soulagées, et prier pour ceux qui ne sont plus.

Je vous envoie sous le même pli quelques notes qui m’ont été données, concernant les pertes approximatives subies par notre armée durant la dernière offensive. Ces détails témoignent avec éloquence de l’héroïsme de nos vaillantes troupes… Mais si tous les enfants de la Belgique sont fiers de leurs exploits, nous n’oublions pas la part glorieuse qu’ont prise les Canadiens au cours de cette guerre terrible, et quand le Canada applaudit ses fils qui reviennent, meurtris et victorieux, nous saluons de loin, avec respect, le noble drapeau dont ils ont fait flotter les couleurs harmonieuses jusqu’ici.

Cousine, j’ignore ce que l’avenir me réserve, mais j’ai confiance que vos bons souhaits seront exaucés du Très-Haut… Et puisque le jour est arrivé de nous dire adieu, permettez-moi de vous affirmer que vous resterez toujours pour moi l’amie lointaine et bonne qui a su mettre des fleurs sur mon dur chemin et rendre mon cœur plus fort au sein des heures les plus sombres… Je vous félicite de ce geste, je vous remercie de vos gâteries et je vous jette bien haut, de toute mon âme, le cri de ma reconnaissance :

« Vive le Canada ! Vive la Canadienne ! »

Adieu, marraine…