Entre l’ancien et le nouveau

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Calmann Lévy, éditeur (p. 237-266).

ENTRE L’ANCIEN ET LE NOUVEAU[1]


le duc, seul. — Bien oublié, déjà des hommes, gît, maintenant, en poussière, à l’ombre de la Croix, le royal banni, dans le caveau deux fois funèbre de Goritz. Là repose un homme qui a souffert et qui, sans une tache de sang sur ses mains, jointes en son symbolique linceul, a comparu, sacré seulement par l’agonie douloureuse et par la Mort, dans la lumière divine. Son noble suaire, il le préféra, pour garder pure sa parole, au souverain manteau de ses devanciers. Il dort, béni de ses serviteurs, en cette commune foi que n’ont troublé ni les épreuves, ni les années, ni la tombe, ni l’exil. C’est bien Dormez, sire. Gloire à Dieu !

le chevalier, entrant. — Bonsoir, Monsieur le duc. — Encore cette mélancolie ?

le duc. — Elle me surprend moi-même, car voici déjà très longtemps que le roi est mort.

le chevalier. — Ah ! tout ce que vous voudrez, mais nous sommes jeunes !… Entre nous, vivent les habits de deuil qui font ressortir la joie d’un beau souper tout en lumière, sous les candélabres vermeils !… soupers d’un régent enfin légitime. J’aimais le roi : j’ai pleuré sa noble mort. Mais… il est mort. Voyez comme les Champs-Élysées sont beaux, ce soir. À quand le luxe d’une cour spirituelle, intéressante, nouvelle ? L’industrie en sera plus vaillante, les femmes plus rieuses, le numéraire plus fluide. Les lys refleuriront : en attendant Dieu n’empêche pas les roses, au contraire. Entre nous, j’estime que vous voilà sauvés. On respire. Nous pensons qu’en n’effarouchant point cette bourgeoisie, nous neutraliserons de niaises défiances. Affaire de trois ou de cinq ans. Deux législatures et nous y sommes, sans autres coups de fusil. Plus tôt, peut-être. Ah ! la bonne revision qu’a la Chambre ! Maintenant on a le temps, l’or, la sincérité, l’hérédité. De plus, on est moderne, donc possible. Entre nous on ressemblait, jusqu’à ce jour, à ces derviches tourneurs qui s’entraînent sur un air mystérieux, suranné, monotone. Le chef disparaît, la sarabande s’arrête et se retourne apercevant la foule qui contemplait, en souriant, depuis un demi-siècle, ce spectacle que nous lui donnions gratis.

» Nous voici bien réveillés et prêts à l’action ; notre étoile sort, enfin, des nuages ; Allons ! ne nous attardons pas en vaines doléances qui ne ressusciteraient personne ! Vivons avec les vivants. Après le droit divin, le droit humain. Cinq dynasties ont passé, salut à la sixième ! — Depuis dix siècles nous avons fait succéder au cri de deuil le cri d’espérance : — Vive donc le roi ! seulement, le roi raisonnable d’une vraie république, puissante et brillante ! Pourquoi ce front soucieux ?

le duc. — Que de plus dispos que moi demeurent dans la mêlée !

le chevalier. — Plaît-il ?

le duc. — On laisse au soldat blessé le temps d’arrêt nécessaire pour qu’il recueille ses forces.

le chevalier. — Il est des heures où resserrer seulement les rangs doit suffire à soutenir les blessés. Se désintéresser du combat dans ces instants, c’est favoriser l’ennemi. — Duc, le devoir est de se rallier au prince nouveau.

le duc. — Je pensais connaître mon devoir, avec preuves à l’appui.

le chevalier. — Cependant, vous hésitez lorsqu’il s’agit de… restreindre la part du feu.

le duc. — Que voulez-vous, Chevalier ! Quelques-uns ne peuvent s’habituer en vingt-quatre heures, à tel nouveau régime d’esprit et de croyances qui, étranger la veille, semble utile aujourd’hui, jusqu’à provoquer l’enthousiasme. Ce zèle nous inquiète plus qu’il ne nous rassure. Bien que nous inclinant avec déférence devant l’hérédité, le décret que plusieurs de nos mandataires ont dicté à Goritz ne nous persuade pas, d’emblée, que le récent principe enté sur l’ancien soit de vertu propre à restreindre bien sérieusement la… part du feu, comme vous dites.

le chevalier. — Eh ! ne serait-ce que d’un rien, la tâche en vaudrait la peine, ici.

le duc. — Gardez cette sincère opinion pour le dessert de vos soupers.

le chevalier. — La vôtre serait, alors ?

le duc. — Que l’ennemi même est moins à craindre qu’un douteux ami.

le chevalier — De quel droit médire ainsi d’un prince encore inconnu.

le duc. — Inconnu ? Jamais prince ne le fut tout à fait de ses partisans. Au surplus, je n’ai prétendu vous faire part que de l’impression d’une conscience plutôt anxieuse que malveillante.

le chevalier — Qu’elle se rassure ! il il est des garanties d’intérêt et de nécessité ; nos chefs les ont pesées, ayant acquis cette capacité, doublée par l’expérience, dont les résultats déjà…

le duc. — … sont d’avoir conduit un roi de France au sépulcre après cinquante-trois ans d’exil.

le chevalier — Qui pouvait faire mieux ?

le duc. — Ou pis ?

le chevalier. — Ah ! sortons d’abord de la République ! Nous discuterons après !

le duc. — On hésite, vous dis-je, à sortir, même de Charybde, lorsque c’est à seule condition de mettre le cap sur Scylla.

le chevalier. — Quelles brusques réformes désirez-vous donc ? Il est des transitions indispensables ! Entre la lourde nuit et l’aurore, il y a le crépuscule !

le duc. — Nous avons connu l’aurore et le jour, — et… il se fait tard.

le chevalier. — Mais vous êtes, — nous sommes chrétiens ! L’Espérance est le premier devoir des hommes de foi !…

le duc. — Prenez garde. — La foi s’appuie sur… la tradition…

le chevalier. — Ah ! Monsieur le Duc, nul ne doit plus invoquer, ici, la tradition ! — « À quoi juger de l’arbre ? À ses fruits. » Or ; n’attendant même pas qu’il ait revêtu son feuillage pour le condamner, ne préjugeons pas, en téméraires, au nom (voulez-vous dire) de l’espèce dont son germe serait pénétré. — car il se trouve par un véritable miracle, que l’espèce est double, désormais, de cet arbre mystérieux ! Sa production future est donc tout à fait irrévélée. En supposant même que l’un des deux germes fut, hier, ainsi aveuglément condamnable, la vertu de l’autre, venant se greffer sur lui, le devoir devient, tout d’abord, de n’attendre que les meilleurs fruits de tous les deux, n’ayant pas l’expérience de leur avenir. — Souvenons-nous attentivement ! — Est-ce un simple siège fleurdelisé d’or ou bien le trône de France que ce jeune homme, à la fois Orléans et Bourbon, est venu revendiquer à Frohsdorff, et, sujet soumis, demander à son roi ? Strictement, le trône lui était transmissible sans cette grave, généreuse et humble démarche. S’il vous plaît de n’y constater qu’un acte d’adresse, il est permis de remarquer que cette adresse, loin d’être défendue, était salutaire pour tous. À présent, de quoi donc hérite, au profond de son être, l’héritier d’une dynastie sinon du principe vivant qui, seul, constitue le droit de cette dynastie ? C’est là l’héritage dont monseigneur le Comte de Paris s’est fait, quand même, le légataire. Et le voici en possession. En présence du fait accompli nous ne devons plus voir, en lui, que le dauphin de France, devenu absolument chef de nom et d’armes de la Maison même de l’État. Si vous commencez par manquer de confiance en lui, de quel exemple lui serez-vous ?… De quel droit en attendrez-vous le salut ? Triste gage de concorde offert à la nation que le spectacle, déjà, d’une hésitation pareille ! Quels que soient les prétextes de votre réserve, oublieux vous-même de cette vertu dont le souverain sacré peut augmenter ou transfigurer, en son divin éclair, l’âme d’un prince, en supposant qu’il en soit besoin ?… pourquoi mêler à tout hasard, les vaines fumées du doute à la lumière de son avènement ? Non. Le devoir est de se rappeler qu’un roi de France, au moment où il le devient, entend, tout à coup, l’auguste sens des vieilles paroles au nom desquelles, seulement, nous fléchissons le genou devant la majesté de leur élu !… Et que nulle douleur ne puisse nous égarer au point d’en douter jamais.

le duc. — Casuiste, l’onction manque. Toutefois, il y a du vrai dans votre sagace homélie.

le chevalier. — Il y a la confiance, quand même, dans le principe !… — Aidons le roi, vous dis-je. C’est déjà très heureux d’en avoir un de possible par le temps qui court.

le duc. — Monsieur le chevalier, — nous sommes, entendez-vous, le respect, le devoir et le dévouement. Il ne s’agit que de nous les inspirer !… — Si nos convictions avaient pour base l’intérêt seul, nos sentiments seraient de même qualité que ceux du vulgaire ; le respect ne serait qu’une attitude ; le devoir, qu’une conviction ; le dévouement, qu’un feu de paille. Or, nous sommes des hommes de foi, ne suivant que des hommes de foi. Notre valeur politique, notre militante influence, notre bonne disposition constante dépendent, nous le disons toujours, des vues, des croyances et de la conduite morale de qui tient l’autorité dans notre pays. — Au premier ordre, nous saurons bien ce que… nous aurons à faire.

le chevalier. — Ce que nous aurons à faire ? Obéir !

le duc. — Un instant. — Avant d’être royaliste, je suis chrétien.

le chevalier. — Avant d’être chrétien, je suis homme !

le duc. — Alors, soyez républicain : ce n’est pas la peine de changer.

le chevalier. — Eh ! Quel roi serait assez simple pour attenter au crédit de ce qui le sacre !… La Religion doit, seulement, s’éclairer autour du dogme ; c’est l’arrière-pensée de tous ! Que l’on en convienne oui ou non, nous vivons dans un siècle de lumières.

le duc. — Je suis de ces obscurantistes qui pensent que le christianisme n’a de leçons à recevoir de personne. Aucune épreuve — ni l’indifférence, ni les détresses, — ni les nuls soucis de ceux-là qui donnent la mesure de leurs âmes en un clignement d’œil aussi vide que mensonger, — ne nous fera troquer jamais notre foi, ce droit d’aînesse, pour tous les plats de lentilles du Progrès. — Cette réserve bien établie, nous croyons à l’œuvre de délivrance, de clémence, de bien-être et d’équité que l’effort humain fonde, providentiellement, de jour en jour, et dont on déshonore l’esprit.

le chevalier. — Mais nous sommes partisans de tous les nobles élans de l’intelligence, comme de toutes les sages libertés !… — Ah çà ! vous n’espérez pourtant pas ressusciter le drapeau blanc, j’imagine ?

le duc. — Non. La bande blanche du drapeau tricolore ne flottera plus qu’à titre de souvenir sur les armées de France. Puisque le feu maître a poussé l’amour pour son royal étendard jusqu’à l’emporter avec lui dans la tombe et s’endormir dans ses plis, qui donc, — à moins d’être aveuglé, jusqu’à la démence, par une piété qui toucherait au sacrilège, — oserait briser les planches funèbres, pour lui ravir ce linceul ? En vérité, celui-là trouverait plus d’exécuteurs que de partisans. En quelles mains sacrées le grand drapeau d’autrefois pourrait-il briller encore, hélas !… Et si l’on songe à la droiture, à l’honneur, à l’intégrité qu’il enveloppe en sa blancheur sainte, quel réveil pourrait être plus digne de son inoubliable gloire qu’un tel sommeil ?… Non, non. — Qu’il dorme, — à l’entour de Celui qui l’a porté !

le chevalier. — Notre oriflamme a souvent changé de nuance, depuis cette journée de Rosebecque, où, pour la première fois, rouge avec ses fleurs de lys, il flamboya, tout à coup, sur sa lance d’or, dans la mêlée ardente, au grand soleil et décidant la victoire, — déployé par… par un chevalier d’alors, au devant du jeune roi de France. Le principe qu’il comporte à travers les âges est donc, à vrai dire, indépendant de sa couleur… et il faut bien un drapeau à la patrie.

le duc. — Oh ! la patrie, vous le savez, et le drapeau qui en représente ou dirige le développement au fort de l’Humanité, sont deux choses distinctes, sinon pour l’étranger du moins pour nous. Il est évident que s’il s’agit de défendre la commune mère, elle sait, — et nous lui prouverons encore, — que nous l’aimons assez pour lui sacrifier même nos préférences et que le premier venu d’entre ses drapeaux nous suffit, en ces instants-là, pour nous rallier tous à son symbole héroïque.

» Mais si, entre nous seuls, il s’agit de sauvegarder la grandeur, la vitalité même de son être contre un esprit d’indifférence, d’hébétude, d’ironie vide et d’avilissement, à chacun selon sa conscience, alors le droit de faire prévaloir son emblème !… Qu’importe le nombre, le triomphe même ou la défaite à ceux qui croient leur cause meilleure ? Ceci ne les regarde plus. Sursum corda ! C’est l’affaire de Dieu. — Si donc le drapeau qui vous annonce est, réellement, un signe conciliateur, il sera vite jugé d’après les actes accomplis à son ombre. D’ici là, courtoise et mutuelle neutralité.

le chevalier. — Sans nous, vous n’auriez plus pour symbole qu’une hampe nue. Pourquoi la garder veuve sous l’influence de vaines appréhensions ?… Ne serait-ce pas, plutôt, que vous cédez, peut-être, à la décision troublée d’une étrangère ?

le duc. — Chevalier, les étrangers de la Maison de celle dont vous parlez, accompagnent nos rois sur l’échafaud ou les suivent à l’exil durant toute une existence. Et lorsqu’elles n’ont connu de la majesté royale que les vêtements de deuil et que, pour prix d’un demi-siècle de courage, de foi, de grandeur et d’abnégation fidèle, il ne leur reste qu’un foyer désert et un tombeau, l’on est bien sévère si l’on trouve à reprendre sur leur compte.

le chevalier. — La reine, voulais-je dire, a cédé elle-même, sans doute, à de trop fidèles partisans du roi défunt. Depuis quand les souverains ne doivent-ils pas oublier jusqu’aux ressentiments devant la Raison d’État. Leur devoir est de lui sacrifier jusqu’à leur douleur.

le duc, pensif. — Oui, tombe remplie, château désert ! Désert surtout, pour celle qui maintenant seule, l’habite encore ! Qui donc a-t-elle perdu ? Un jour, autrefois ! en Italie, où cette adolescente prédestinée vivait au milieu d’une cour brillante, on lui apprit que quelqu’un lui demandait sa main. Et lorsqu’on ajouta que ce futur fiancé, né sur les marches de l’un des plus grands trônes du monde, avait été chassé, tout enfant, du sol natal, et que cet enfant d’exil, jeune homme, était toujours proscrit, et que sa royale fortune était tout entière, dans son cœur, dans sa foi, dans son âme, — et que des souvenirs terribles menaçaient encore celle qui recevrait de lui l’anneau nuptial — alors la jeune fille sourit et dit : « Je serai digne d’être sa compagne. » Ainsi se célébrèrent leurs noces lointaines.

» Et depuis lors, ils vécurent ainsi, toujours les regards pleins de la nostalgie du pays perdu et fixés sur cette terre qu’ils croyaient avoir le droit d’habiter et qu’ils ne pouvaient jamais pressentir jusqu’au delà de l’horizon. Et cet homme qui avait le droit de considérer ce pays comme le sien, cette terre aimée comme la sienne, était condamné à ne les connaître que… d’après des récits ! était frustré de cette patrie, devenue pour lui comme légendaire et que tous deux n’entrevoyaient que dans leurs rêves.

» Et cependant, ce pays changeait. En 1848, une révolution ; en 1852, une restauration impériale ; en 1870, une défaite, la patrie sanglante, une révolution nouvelle…

» Et cependant, toujours l’exil.

» Elle voulut, du moins, que cet homme, dont ne voulait pas sa patrie, eût un foyer paisible, chrétien, noble, charitable et conjugal. Comme la jeune fille l’avait rêvé, elle fut la compagne douce, résignée, — toujours souriante, même au chevet mortel, — de ce banni ! Et, au milieu de toutes ses tristesses, une tristesse plus poignante encore lui était réservée ! À ce dernier représentant d’une si haute race elle n’eut même pas la joie de donner un héritier.

— Elle est pourtant quelque chose, cette femme ! Elle est veuve d’un bon et loyal compagnon ! Ce qui reste de lui et de son âme est sous ces voiles de deuil, — et n’est pas ailleurs ! — Elle est celle qui était créée pour cette union. L’auréole qui se dégage de la mélancolie de son visage est le reflet de cette vie et c’est dans ses yeux attristés que seulement nous pouvons avoir la sensation de toute cette longue épreuve. — Dans le souvenir de celui qui a disparu, elle est pour une moitié. Elle a été le double de cette âme, elle y a mêlé de la sienne. Elle est celle qui accepta tant d’effacement avec ce respect intime qui a su mettre un peu de joie au foyer proscrit. — À quel titre, de quel droit demander à présent à cette veuve douloureuse d’avoir en vue la raison d’État ? Elle a bien gagné, pour prix de son amère journée, de se renfermer, vénérable, en sa douleur et de ne plus rien voir des choses extérieures ni des contingences humaines. Nous lui devons, tête nue en parlant d’elle, l’hommage respectueux et filial, — et nous n’avons d’autre droit que de lui prendre un peu de sa tristesse, si nous sommes dignes de la comprendre.

le chevalier, froid. — L’excès de sentimentalisme n’est point de mise en politique sérieuse et moderne. — Nettifions. Vous quittez la partie au moment où toutes nos forces sont nécessaires. — Soit ! Mais les Alcestes de nos jours sont, vous le savez, des esprits chagrins dont on se passe. Et lorsqu’ils se rallient, à leur tour, après l’action, on se souvient de leur hésitation initiale. Le tronc sera debout sans leur secours.

le duc. — Les Alcestes vous répondent, au sujet du trône de France : Celui qui vient de mourir n’en voulait que l’honneur ; si vous n’en voulez que le profit, vous ne régnerez pas. Car vous ne représenterez qu’une moitié de foi et qu’une demi-raison, ce dont la nation est un peu fatiguée. La foule est indifférente, alors qu’en fait de prestige on ne lui offre que celui-là.

le chevalier. — Duc, vous vous illusionnez, le souci de la lutte pour l’existence matérielle prime aujourd’hui tous les autres, aux yeux clairvoyants du peuple. Il lui subordonne même celui de sa pseudo-république ; — or, qui sommes-nous ? Ceux-là sous le régime desquels tous, ont à gagner le plus. — Il ne s’agit que de le faire comprendre et le reste s’ensuivra, d’une marche lente et sûre. La splendeur du résultat ne peut sortir que de tels commencements. — Prophète en retard, de trop grands sentiments, vous dis-je, ne sont plus de mode.

le duc. — Je ne savais pas que viendrait un temps, où, selon vous, il s’en trouverait de trop grands pour l’âme d’un roi de France… et des Français… — Les grands sentiments, chevalier ! mais ils ne furent jamais à la mode ! Ils furent toujours le partage exclusif d’un très petit nombre d’hommes, illustrés par l’envieux sarcasme des autres. De là l’Histoire, sans quoi nul n’eût pris la peine d’enregistrer des banalités. La niaiserie ni la froideur en vogue d’aucun siècle ne sauraient les empêcher jamais de se produire.

» Le plaisant de notre entretien est que, si l’actuel roi de France l’était de fait et qu’il vous entendît lui prêter un esprit de réussite fondé sur de trop médiocres et trop subtils compromis, le devoir de tous serait d’espérer, vraiment, que, de nous deux, ce serait vous qu’il désavouerait.

le chevalier, pensif. — Oui… vous êtes un courtisan… du Danube !

le duc. — Je suis amer, mais salubre. Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire ?

le chevalier. — Avant de nous quitter, au nom de ce sang que nous portons dans nos veines et qui, durant de si longs siècles a toujours coulé, sans s’épargner jamais, pour une même cause, je vous révélerai ma pensée, à mon tour : elle flambe clair tout comme la vôtre.

» Monsieur le Duc, votre âme, si elle est fermée à la clémence, n’est point de la taille de vos paroles. Vous êtes plus royaliste que ne le fut… qui de droit ! Vous ne faites pas votre devoir, nous conclurons à l’épée, si vous voulez, mais écoutez d’abord ma pensée sincère, car vous parlez en juge, alors que tous ont besoin d’absolution, ici. — Tôt ou tard, à défaut de roi (si, par impossible, grâce à l’inaction des vôtres ou à leur tiédeur, nous ne parvenons pas, avant l’imminente guerre, à faire entendre raison à la foule française), à défaut, dis-je, de roi, votre conscience vous criera : — « Vous avez abandonné votre chef, votre légitime prince pour des scrupules de factions usées, passées et mortes, vous n’avez pas servi la cause qui, par vous et avec notre bonne volonté, pouvait devenir la meilleure et faire refluer la basse marée qui nous submerge. — Ce jeune roi, froid mais innocent, c’était à nous tous d’être son règne, sa révélation, ses grands hommes, la persuasion de la patrie, son éloquence devant ses adversaires. Il ne représentait que l’ensemble de nos efforts qu’il a, quand même, le droit, — le devoir ! — d’attendre des derniers gentilshommes. Vous avez donc préféré la nuit noire et le néant de ces rêves irréalisables à l’unique étoile dont il fallait regarder la lumière : si elle s’obscurcit dans les cieux avant que la puissante nef ait reconnu sa route, ce sera grâce à vos jeux détournés de ce dernier rayon. Sous prétexte de regretter stérilement le mieux, vous vous êtes rendu responsable du pire.

(Un silence.)

Est-ce au nom du passé familial que vous hésitez ?… Sur ce terrain qui donc sera sans tache ou sans défaillance, après tout ? Quis sustinebit ?… Et n’est-ce donc pas un fait notoire que le prince cesse où commence le roi ?… Mais croyez donc en lui, pour qu’il croie en lui-même ! Un prince en qui nul n’aurait foi, fût-il le plus cordial, le plus généreux et le plus brave des êtres, victime de ce doute environnant, deviendrait fatalement inutile à tous et à lui-même. Qui doute de l’avenir le rend quand même douteux. Le soupçon diminue, la confiance grandit celui qui sait l’inspirer. Il s’augmente de la foi que l’on a en lui. Celui que tous croient le plus digne, ah ! de gré ou de force, — malgré lui-même, finit tôt ou tard par mériter cette confiance, à moins d’être un simple scélérat. — Si vous lui refusez ce crédit vous êtes coupable de ce que pourra lui mal conseiller votre abandon. Quoi ! vous l’amoindrissez de toutes les forces qu’il puiserait en votre foi et, par vos soupçons dont l’obscure énergie le hante et l’affaiblit au plus intime de son être, vous l’empêchez vous-même d’être celui que vous voudriez qu’il fût !… Est-ce afin de lui reprocher un jour ?…

» Non, je l’espère. Mais puisque vous êtes un homme de traditions et de hautes croyances, puisque vous ne voulez que du droit divin et ne vous fier qu’à celui-là, comment osez-vous déclarer d’avance, que l’incontestable représentant de ce droit, investi selon l’ordre d’hérédité, de rang suprême, ne sera pas pénétré de cette grâce supérieure que Dieu ne saurait refuser à ceux qu’il a fait ses élus ? Ce Dieu, pour vous convaincre, avait-il à le doter de cette onction avant l’heure ?… Chrétien, chrétien, vous ne pouvez sans blasphémer, entendez-vous, affirmer que celui-là sera privé de cette grâce qui tient, selon vous, de Dieu même, son investiture.

Le roi n’a pas à déclarer ce qu’il fera, n’a pas à livrer ses projets à l’appréciation de l’ennemi. Est-ce qu’un général, digne de conduire une armée, sait exactement lui-même, la veille du combat, ce que les brusques et inconnus mouvements de l’adversaire lui dicteront demain sur le champ de bataille ?… Non seulement on n’a pas à répondre, mais il est impossible de répondre. Cependant, je ne dois point manquer à la déférence profonde que tous doivent à votre pensée noble et fidèle. Encore sous le poids d’un demi-siècle d’amertumes, si vous ne vous reprenez pas aisément à l’Espérance, nul ne saurait avoir, sans déroger, le triste courage de vous reprocher quelque inquiétude. Aussi sombre que soit votre mélancolie, vous ne compromettrez jamais, par le désaveu, l’éternelle cause royale, nous ne l’ignorons pas. Vous vous dites que, puisque le vieux signe de ralliement ne flottera plus devant nos yeux, il serait plus conforme à votre douleur de vous tenir quelque temps à l’écart en esprit d’un deuil légitime. Dédaigneux de tout blâme, vous trouvez loisible, en conscience, de considérer comme un devoir de vous récuser vous et les vôtres.

» Eh bien, je l’admettrais moi-même ! Oui, je pourrais admettre cette fidélité d’outre-tombe, si le nouvel élu, triomphant, n’avait aucun besoin de vos services. Il n’aurait rien à vous demander, vous rien à recevoir de lui.

» Mais voici qu’il est en exil ! Voici que notre cause semble vaincue, perdue au dire d’un grand nombre. Comment donc fuirez-vous le champ de bataille ? Pouvez-vous être de ceux-là qui abandonnent leurs alliés à l’heure des défaites ! Non, je refuse de le penser. Il ne vous plaira pas qu’on vous soupçonne de ceci ! Plus le triomphe semble lointain, la victoire malaisée, plus vous devez accompagner de vœux ostensibles, d’une action militante, efficace, opiniâtre, celui qui représente… ce qui reste de cette cause. Si vous n’avez pas encore d’élan vers lui, il sait que les premiers vous en souffrez et que, tôt ou tard, les cœurs battront à l’unisson ! Réveillez-vous ! Et que ce soit l’heure de l’adhésion profonde, oublieuse à jamais, unie à toujours.

Sursum corda !

(Un silence.)

— Mon cher duc, voici des paroles bien sérieuses. Je suis d’avis de briser là, sans autre cérémonie qu’un muet serrement de main. Quand vous aurez dominé votre excessif découragement, venez à nous. Venez, vous êtes attendu. Il est de radieuses princesses qui vous accueilleront, d’abord, peut-être, d’une moue sévère, mais elle s’éclaircira bientôt d’un sourire ! Il est d’intrépides princes dont la froideur brillante ne tiendra pas plus aux réchauffants rayons de votre sincère confiance que la neige au soleil, sur les monts altiers. De cet ensemble de rayonnements jailliront des prismes de lumière aux couleurs victorieuses. Venez ! avec la moitié seulement de ce dévouement dont nous avons souffert pour le roi défunt, aujourd’hui l’on soulèverait des montagnes ;… Laissons-nous donc aller à la loyauté de la nouvelle espérance ! Si vous ètes austère, à votre guise ! Et que Dieu nous garde tous, même les frivoles comme moi !

le duc, s’inclinant — Adieu, Monsieur.

(Il s’éloigne.)

le chevalier. seul. — Tour d’ivoire, va ! ma foi, bonsoir. Ah ! qui nous délivrera des gens sublimes !…

Bien, je sais ce qu’il nous reste à décider, maintenant… du courage.

(Il frissonne un peu.)

Tiens ! il fait froid ce soir !

(Il fait signe à une voiture qui passe.)

Ancienne place Royale !

(Le cocher murmure quelques mots indistincts pendant que le chevalier entre dans la voiture.)

Oui, mon ami, place Royale ! C’est un peu loin… mais nous y arriverons tout de même !



  1. Ces pages, totalement inédites, n’ont guère besoin de commentaires. D’elles-mêmes elles disent la date à laquelle elles furent composées. Il suffit d’ajouter que cet écrit, l’un des rares, où Villiers de l’Isle-Adam s’occupa exclusivement de politique, et en tout cas le plus long, était destiné au Figaro, qui alors, ne crut pas devoir le publier.
    (R. D.)