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Entretien avec le diable

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Ridendo, revue gaie pour le médecin, année 4 numéros 62 à 79, janvier-décembre 1937 (p. 449-450).

ENTRETIEN AVEC LE DIABLE

de Jean de LAVILLE de MIRMONT


Il paraît difficile, vu le degré actuel de notre civilisation, de se représenter le Diable autrement que comme un monstre noir, aux yeux de braise, aux pieds fourchus, dissimulant des cornes de bouc sous un chapeau rouge et une queue velue dans un haut-de-chausses.

Pourtant, certaines peuplades superstitieuses du centre de l’Afrique qui, si l’on en croit les récits des missionnaires, le vénèrent presque autant que nous, lui attribuent la couleur blanche. Quant aux partisans de la secte de Sintos, au Japon, ils demeurent persuadés que ce personnage affecte la forme du renard, et, curieuse coïncidence, les insulaires des Maldives lui sacrifient des coqs et des poulets.

À la vérité, toutes ces opinions sont également fausses. Le Diable n’est qu’un pauvre homme, d’aspect insignifiant. Il ressemble à un professeur libre aussi bien qu’à un agent des ponts et chaussées. On lui voudrait même l’air plus digne, tout au moins plus adéquat aux tendances politiques de ces dernières générations.

La première fois que je le rencontrai, ce fut à Paris, comme de juste. Il buvait un café noir sur le zinc d’un bar du quai de la Tournelle, vers onze heures du soir. Nous étions l’un et l’autre un peu gris. Je me souviens néanmoins que le phonographe de l’établissement exécutait à ce moment précis « le réveil du nègre » sur le banjo. Le démon me proposa d’abord une partie de ce jeu de hasard, dérivé du zanzibar, et communément dénommé le « trou-du-cul » parce que l’on n’y compte que les as. Je refusai, sachant le drôle affiché dans plusieurs cercles et casinos de bains de mer. Il m’offrit alors très poliment de lui tenir compagnie sur le quai jusqu’au premier coup de minuit, instant où il reprend son service.

Nous fîmes quelques pas en silence. Puis, comme je devais m’y attendre, Il essaya d’exercer sur moi des séductions, dans le but de s’approprier à bon compte mon âme immortelle.

― Voulez-vous devenir invisible ? insinua-t-il à voix basse sur le ton que les Parisiens affectent d’habitude pour vendre des cartes transparentes aux Anglais sur le Parvis de Notre-Dame.

― Eh bien ! portez sous le bras droit le cœur d’une chauve-souris, celui d’une poule noire, ou, mieux encore, celui d’une grenouille de quinze mois. Mais il est plus efficace de voler un chat noir, d’acheter un pot neuf, un miroir, un briquet, une pierre d’agate, du charbon et de l’amadou…

Je n’étais pas d’humeur à me laisser réciter plus avant le Petit-Albert ou les Clavicules de Salomon, ouvrages désuets dont j’ai depuis longtemps abandonné la lecture.

― Il me semble, répliquai-je, qu’à notre époque de progrès sociaux et économiques, votre science retarde un peu. Mlle Irma (ne fût-elle point ma première maîtresse lorsqu’elle lisait l’avenir dans le marc de café non loin de la station du métropolitain Réaumur-Sébastopol ?) en connaissait tout autant que vous sur ce chapitre. Au moyen d’une simple table tournante en acajou plaqué, elle m’a même, procuré un entretien particulier avec le général Boulanger. Je désirais, en ce temps-là, me faire exempter du service militaire.

― Mon art est éternel, mon fils, reprit le Diable, et ses préceptes sont toujours bons. Mais je m’aperçois que, bien que sceptique et gâté par l’esprit du siècle, vous possédez quelque instruction. Je vous rangerais volontiers au nombre des intellectuels.

Ces paroles, qui me flattèrent, m’induisirent à penser que mon compagnon cherchait cette fois à m’attirer dans le péché d’orgueil.

― Si vous tenez à ce que nous restions amis, lui dis-je enfin, n’essayez pas plus longtemps de ruser avec moi.

Vous voulez mon âme ? C’est bien, je vous la céderai pour ce qu’elle vaut. Cessez donc un instant de me pousser le coude chaque fois que nous croisons sur le trottoir une de ces impures prometteuses que la misère a réduits à faire partie de votre clientèle. Je ne vous demanderai qu’une seule chose en échange de ce que vous désirez de moi : me distraire. Voyez-vous, Diable, je m’ennuie autant qu’un homme peut le faire sur cette planète. Comme on dit, j’ai des idées noires. Les crimes passionnels de nos grands quotidiens ne m’intéressent même plus ; d’ailleurs les assassins se font toujours prendre ; la manille, le piquet, et le jeu de tonneau n’ont aucun mystère pour moi. Les bienfaits de la gymnastique ou le résultat du grand prix cycliste ne suffisent guère à satisfaire mes aspirations vers l’idéal. Je voudrais que vous m’offrissiez un spectacle capable de me procurer de l’enthousiasme pendant seulement dix minutes. Tenez, par exemple, maintenant, derrière la Halle-au-Vin, une aurore boréale ! Déchaînez quelque cataclysme inédit, faites sonner toutes seules les cloches de Notre-Dame et s’envoler vers le ciel, comme une flèche, la tour Eiffel. Rendez la liberté aux deux girafes du Jardin des Plantes, puis réveillez les morts du Père-Lachaise et conduisez-les en bon ordre, par rang d’âge et de distinction, à travers les boulevards jusqu’à la Concorde. Donnez au moins un volcan à Montmartre et un geyser au bassin du Luxembourg.

Si vous faites cela je renonce à jamais à ma part de vie éternelle dans le sein d’Abraham. De l’imprévu, de l’imprévu ! C’est du manque d’imprévu que nous périssons tous depuis l’âge quartenaire !

― Mon fils, me répondit alors le Diable avec indulgence, songe qu’il existe dans Paris et sa banlieue plus de trois millions d’habitants. Si j’exauçais ton désir de merveilleux, je verrais se produire immédiatement deux millions et demi de conversions à diverses religions (je suppose, bien entendu, que 500.000 personnes d’esprit faible, environ, mourraient de peur sur le coup). En conséquence, considère la perte sèche que j’aurais à enregistrer pour ne compter à mon actif que ta seule âme qui, tout bien considéré, serait une assez médiocre acquisition. Mais, puisque tu me mets au pied du mur, retourne-toi et vois.

Ce disant, le Diable disparut mais sans répandre, contre toute prévision, la moindre odeur de souffre.

J’obéis à sa recommandation et le spectacle qui s’offrit à mon regard me brisa les jambes de stupeur. Il y avait… il y avait deux lunes dans le ciel. Deux lunes, deux lunes égales se levaient ensemble à l’horizon.

C’était, on en conviendra, plus qu’il n’en fallait pour une nuit d’été, déjà si poétique par ailleurs. Je songeais au prétexte suffisant que me procurerait cet événement sans précédent en vue de manquer mon bureau le lendemain matin, lorsqu’un détail me frappa soudain. La première des deux lunes marquait exactement minuit. Elle n’était autre que le cadran lumineux de la gare de Lyon.

Voilà comment, un soir d’ivresse, j’ai vendu mon âme pour une pendule…

Jean de LAVILLE de MIRMONT.