Entretien entre d’Alembert et Diderot/Suite de l’entretien
SUITE DE L’ENTRETIEN[1]
Sur les deux heures le docteur revint. D’Alembert était allé dîner dehors, et le docteur se trouva en tête-à-tête avec mademoiselle de l’Espinasse. On servit. Ils parlèrent de choses assez indifférentes jusqu’au dessert ; mais lorsque les domestiques furent éloignés, mademoiselle de l’Espinasse dit au docteur :
Allons, docteur, buvez un verre de malaga, et vous me répondrez ensuite à une question qui m’a passé cent fois par la tête, et que je n’oserais faire qu’à vous.
Il est excellent ce malaga… Et votre question ?
Que pensez-vous du mélange des espèces ?
Ma foi, la question est bonne aussi. Je pense que les hommes ont mis beaucoup d’importance à l’acte de la génération, et qu’ils ont eu raison ; mais je suis mécontent de leurs lois tant civiles que religieuses.
Et qu’y trouvez-vous à redire ?
Qu’on les a faites sans équité, sans but et sans aucun égard à la nature des choses et à l’utilité publique.
Tâchez de vous expliquer.
C’est mon dessein… Mais attendez… (il regarde à sa montre.) J’ai encore une bonne heure à vous donner ; j’irai vite, et cela nous suffira. Nous sommes seuls, vous n’êtes pas une bégueule, vous n’imaginerez pas que je veuille manquer au respect que je vous dois ; et, quel que soit le jugement que vous portiez de mes idées, j’espère de mon côté que vous n’en conclurez rien contre l’honnêteté de mes mœurs.
Très-assurément ; mais votre début me chiffonne.
En ce cas changeons de propos.
Non, non : allez votre train. Un de vos amis qui nous cherchait des époux, à moi et à mes deux sœurs, donnait un sylphe à la cadette, un grand ange d’annonciation à l’aînée, et à moi un disciple de Diogène ; il nous connaissait bien toutes trois. Cependant, docteur, de la gaze, un peu de gaze.
Cela s’en va sans dire, autant que le sujet et mon état en comportent.
Cela ne vous mettra pas en frais… Mais voilà votre café… prenez votre café.
Votre question est de physique, de morale et de poétique.
De poétique !
Sans doute ; l’art de créer des êtres qui ne sont pas, à l’imitation de ceux qui sont, est de la vraie poésie. Cette fois-ci, au lieu d’Hippocrate, vous me permettiez donc de citer Horace. Ce poëte, ou faiseur, dit quelque part : Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci ; le mérite suprême est d’avoir réuni l’agréable à l’utile. La perfection consiste à concilier ces deux points. L’action agréable et utile doit occuper la première place dans l’ordre esthétique ; nous ne pouvons refuser la seconde à l’utile ; la troisième sera pour l’agréable ; et nous reléguerons au rang infime celle qui ne rend ni plaisir ni profit.
Jusque-là je puis être de votre avis sans rougir. Où cela nous mènera-t-il ?
Vous l’allez voir : mademoiselle, pourriez-vous m’apprendre quel profit ou quel plaisir la chasteté et la continence rigoureuse rendent, soit à l’individu qui les pratique, soit à la société ?
Ma foi, aucun.
Donc, en dépit des magnifiques éloges que le fanatisme leur a prodigués, en dépit des lois civiles qui les protègent, nous les rayerons du catalogue des vertus, et nous conviendrons qu’il n’y a rien de si puéril, de si ridicule, de si absurde, de si nuisible, de si méprisable, rien de pire, à l’exception du mal positif, que ces deux rares qualités…
On peut accorder cela.
Prenez-y garde, je vous en préviens, tout à l’heure vous reculerez.
Nous ne reculons jamais.
Et les actions solitaires ?
Eh bien ?
Eh bien, elles rendent du moins du plaisir à l’individu, et notre principe est faux, ou…
Quoi, docteur !…
Oui, mademoiselle, oui, et par la raison qu’elles sont aussi indifférentes, et qu’elles ne sont pas aussi stériles. C’est un besoin, et quand on n’y serait pas sollicité par le besoin, c’est toujours une chose douce. Je veux qu’on se porte bien, je le veux absolument, entendez-vous ? Je blâme tout excès, mais dans un état de société tel que le nôtre, il y a cent considérations raisonnables pour une, sans compter le tempérament et les suites funestes d’une continence rigoureuse, surtout pour les jeunes personnes ; le peu de fortune, la crainte parmi les hommes d’un repentir cuisant, chez les femmes celle du déshonneur, qui réduisent une malheureuse créature qui périt de langueur et d’ennui, un pauvre diable qui ne sait à qui s’adresser, à s’expédier à la façon du cynique. Caton, qui disait à un jeune homme sur le point d’entrer chez une courtisane : « Courage, mon fils,… » lui tiendrait-il le même propos aujourd’hui ? S’il le surprenait, au contraire, seul, en flagrant délit, n’ajouterait-il pas : cela est mieux que de corrompre la femme d’autrui, ou que d’exposer son honneur et sa santé ?… Et quoi ! parce que les circonstances me privent du plus grand bonheur qu’on puisse imaginer, celui de confondre mes sens avec les sens, mon ivresse avec l’ivresse, mon âme avec l’âme d’une compagne que mon cœur se choisirait, et de me reproduire en elle et avec elle ; parce que je ne puis consacrer mon action par le sceau de l’utilité, je m’interdirai un instant nécessaire et délicieux ! On se fait saigner dans la pléthore ; et qu’importe la nature de l’humeur surabondante, et sa couleur, et la manière de s’en délivrer ? Elle est tout aussi superflue dans une de ces indispositions que dans l’autre ; et si, repompée de ses réservoirs, distribuée dans toute la machine, elle s’évacue par une autre voie plus longue, plus pénible et dangereuse, en sera-t-elle moins perdue ? La nature ne souffre rien d’inutile ; et comment serais-je coupable de l’aider, lorsqu’elle appelle mon secours par les symptômes les moins équivoques ? Ne la provoquons jamais, mais prêtons-lui la main dans l’occasion ; je ne vois au refus et à l’oisiveté que de la sottise et du plaisir manqué. Vivez sobre, me dira-t-on, excédez-vous de fatigue. Je vous entends : que je me prive d’un plaisir ; que je me donne de la peine pour éloigner un autre plaisir. Bien imaginé !
Voilà une doctrine qui n’est pas bonne à prêcher aux enfants.
Ni aux autres. Cependant me permettrez-vous une supposition ? Vous avez une fille sage, trop sage, innocente, trop innocente ; elle est dans l’âge où le tempérament se développe. Sa tête s’embarrasse, la nature ne la secourt point : vous m’appelez. Je m’aperçois tout à coup que tous les symptômes qui vous effrayent naissent de la surabondance et de la rétention du fluide séminal ; je vous avertis qu’elle est menacée d’une folie[2] qu’il est facile de prévenir, et qui quelquefois est impossible à guérir ; je vous en indique le remède. Que ferez-vous ?
À vous parler vrai, je crois… mais ce cas n’arrive point…
Détrompez-vous ; il n’est pas rare ; et il serait fréquent, si la licence de nos mœurs n’y obviait… Quoi qu’il en soit, ce serait fouler aux pieds toute décence, attirer sur soi les soupçons les plus odieux, et commettre un crime de lèse-société que de divulguer ces principes. Vous rêvez.
Oui, je balançais à vous demander s’il vous était jamais arrivé d’avoir une pareille confidence à faire à des mères.
Assurément.
Et quel parti ces mères ont-elles pris ?
Toutes, sans exception, le bon parti, le parti sensé… Je n’ôterais pas mon chapeau dans la rue à l’homme suspecté de pratiquer ma doctrine ; il me suffirait qu’on l’appelât un infâme. Mais nous causons sans témoins et sans conséquence ; et je vous dirai de ma philosophie ce que Diogène tout nu disait au jeune et pudique Athénien contre lequel il se préparait à lutter : « Mon fils, ne crains rien, je ne suis pas si méchant que celui-là. »
Docteur, je vous vois arriver, et je gage…
Je ne gage pas, vous gagneriez. Oui, mademoiselle, c’est mon avis.
Comment ! soit qu’on se renferme dans l’enceinte de son espèce, soit qu’on en sorte ?
Il est vrai.
Vous êtes monstrueux.
Ce n’est pas moi, c’est ou la nature ou la société. Écoutez, mademoiselle, je ne m’en laisse point imposer par des mots, et je m’explique d’autant plus librement que je suis net et que la pureté de mes mœurs ne laisse prise d’aucun côté. Je vous demanderai donc, de deux actions également restreintes à la volupté, qui ne peuvent rendre que du plaisir sans utilité, mais dont l’une n’en rend qu’à celui qui la fait et l’autre le partage avec un être semblable mâle ou femelle, car le sexe ici, ni même l’emploi du sexe n’y fait rien, en faveur de laquelle le sens commun prononcera-t-il ?
Ces questions-là sont trop sublimes pour moi.
Ah ! après avoir été un homme pendant quatre minutes, voilà que vous reprenez votre cornette et vos cotillons, et que vous redevenez femme. À la bonne heure ; eh bien ! il faut vous traiter comme telle… Voilà qui est fait… On ne dit plus mot de Mme du Barry… Vous voyez, tout s’arrange ; on croyait que la cour allait être bouleversée. Le maître a fait en homme sensé ; Omne tulit punctum ; il a gardé la femme qui lui fait plaisir, et le ministre qui lui est utile… Mais vous ne m’écoutez pas… Où en êtes-vous ?
J’en suis à ces combinaisons qui me semblent toutes contre nature.
Tout ce qui est ne peut être ni contre nature ni hors de nature, je n’en excepte pas même la chasteté et la continence volontaires qui seraient les premiers des crimes contre nature, si l’on pouvait pécher contre nature, et les premiers des crimes contre les lois sociales d’un pays où l’on pèserait les actions dans une autre balance que celle du fanatisme et du préjugé.
Je reviens sur vos maudits syllogismes, et je n’y vois point de milieu, il faut tout nier ou tout accorder… Mais tenez, docteur, le plus honnête et le plus court est de sauter par-dessus le bourbier et d’en revenir à ma première question : Que pensez-vous du mélange des espèces ?
Il n’y a point à sauter pour cela ; nous y étions. Votre question est-elle de physique ou de morale ?
De physique, de physique.
Tant mieux ; la question de morale marchait la première, et vous la décidez. Ainsi donc…
D’accord… sans doute c’est un préliminaire, mais je voudrais… que vous séparassiez la cause de l’effet. Laissons la vilaine cause de côté.
C’est m’ordonner de commencer par la fin ; mais puisque vous le voulez, je vous dirai que, grâce à notre pusillanimité, à nos répugnances, à nos lois, à nos préjugés, il y a très-peu d’expériences faites[3] ; qu’on ignore quelles seraient les copulations tout à fait infructueuses ; les cas où l’utile se réunirait à l’agréable ; quelles sortes d’espèces on se pourrait promettre de tentatives variées et suivies ; si les Faunes sont réels ou fabuleux ; si l’on ne multiplierait pas en cent façons diverses les races de mulets, et si celles que nous connaissons sont vraiment stériles. Mais un fait singulier, qu’une infinité de gens instruits vous attesteront comme vrai, et qui est faux, c’est qu’ils ont vu dans la basse-cour de l’archiduc un infâme lapin qui servait de coq à une vingtaine de poules infâmes qui s’en accommodaient ; ils ajouteront qu’on leur a montré des poulets couverts de poils et provenus de cette bestialité. Croyez qu’on s’est moqué d’eux.
Mais qu’entendez-vous par des tentatives suivies ?
J’entends que la circulation des êtres est graduelle, que les assimilations des êtres veulent être préparées, et que, pour réussir dans ces sortes d’expériences, il faudrait s’y prendre de loin et travailler d’abord à rapprocher les animaux par un régime analogue.
On réduira difficilement un homme à brouter.
Mais non à prendre souvent du lait de chèvre, et l’on amènera facilement la chèvre à se nourrir de pain. J’ai choisi la chèvre par des considérations qui me sont particulières.
Et ces considérations ?
Vous êtes bien hardie ! C’est que… c’est que nous en tirerions une race vigoureuse, intelligente, infatigable et véloce dont nous ferions d’excellents domestiques.
Fort bien, docteur. Il me semble déjà que je vois derrière la voiture de vos duchesses cinq à six grands insolents chèvre-pieds, et cela me réjouit.
C’est que nous ne dégraderions plus nos frères en les assujettissant à des fonctions indignes d’eux et de nous.
Encore mieux.
C’est que nous ne réduirions plus l’homme dans nos colonies à la condition de la bête de somme.
Vite, vite, docteur, mettez-vous à la besogne, et faites-nous des chèvre-pieds.
Et vous le permettrez sans scrupule ?
Mais, arrêtez, il m’en vient un ; vos chèvre-pieds seraient d’effrénés dissolus.
Je ne vous les garantis pas bien moraux.
Il n’y aura plus de sûreté pour les femmes honnêtes ; ils multiplieront sans fin, à la longue il faudra les assommer ou leur obéir. Je n’en veux plus, je n’en veux plus. Tenez-vous en repos.
Et la question de leur baptême ?
Ferait un beau charivari en Sorbonne.
Avez-vous vu au Jardin du Roi, sous une cage de verre, un orang-outang qui a l’air d’un saint Jean qui prêche au désert ?
Oui, je l’ai vu.
Le cardinal de Polignac lui disait un jour : « Parle, et je te baptise. »
Adieu donc, docteur ; ne nous délaissez pas des siècles, comme vous faites, et pensez quelquefois que je vous aime à la folie. Si l’on savait tout ce que vous m’avez conté d’horreurs ?
Je suis bien sûr que vous vous en tairez.
Ne vous y fiez pas, je n’écoute que pour le plaisir de redire. Mais encore un mot, et je n’y reviens de ma vie.
Qu’est-ce ?
Ces goûts abominables, d’où viennent-ils ?
Partout d’une pauvreté d’organisation dans les jeunes gens, et de la corruption de la tête dans les vieillards ; de l’attrait de la beauté dans Athènes, de la disette des femmes dans Rome, de la crainte de la vérole à Paris. Adieu, adieu.
- ↑ Ce sont ces pages ajoutées que ne devait jamais voir Mlle Volland.
- ↑ Nymphomanie.
- ↑ Restif de la Bretonne, dans la Philosophie de M. Nicolas, prétend que des expériences en tous genres ont été faites à Potsdam par Frédéric II. C’est probablement faux ; mais on est aujourd’hui en droit de penser que de pareils métissages sont impossibles au même titre que celui du lapin et de la poule cité plus loin, quoiqu’il ait pour garant un véritable savant : Réaumur. Haller dit à ce propos : « Quoique je me fasse grand honneur de l’amitié de M. de Réaumur, je n’ai jamais pu me persuader qu’il y ait eu, comme il le dit, une vraie copulation du lapin avec la poule. » Physiologie (dans la partie concernant la Génération), traduite en français en 1774. Vol. I, p. 347.