Entretiens philosophiques et politiques/Vieux paradoxe : La générosité suit la haute naissance

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VIEUX PARADOXE.


La générosité suit la haute naissance.
Corneille.




Quand on voit tout-à-coup les esprits s’attacher obstinément à ne plus considérer un objet que sous une seule et même face, comment ne pas être tenté de le considérer encore sous une autre, fût-ce même celle qui fixa l’opinion des temps les plus anciens ? Je n’ai nulle envie de plaider la cause d’aucune caste, d’aucun ordre de noblesse héréditaire ; je ne veux qu’examiner sans haine et sans faveur, par conséquent aussi sans aucune déférence aveugle pour les systèmes à la mode, sur quels résultats peut avoir été fondé le principe de l’hérédité, premièrement sous le rapport physique, ensuite sous le rapport moral, enfin sous le rapport politique.

Il m’est impossible de ne pas observer d’abord que tout ce que les philosophes du jour nous ont enseigné sur les abus de ce principe, ne saurait passer pour une découverte nouvelle, puisqu’il n’est presque aucun poète, depuis Hésiode jusqu’à Boileau Despréaux, qui n’ait dit absolument les mêmes choses, et que les Sarrazins, ces victorieux disciples du prophète Mahomet, en firent une des bases essentielles de leur systême politique, systême si favorable, comme on sait, à la puissance et à la liberté..... du despotisme.

N’est-ce pas une singularité fort remarquable, que les partisans les plus zélés du matérialisme, comme Helvétius, Condorcet et autres, en aient démenti les conséquences les plus immédiates, les plus naturelles dans leurs théories de morale et de législation ? Après avoir rapporté tout le développement de nos facultés intellectuelles à l’exercice d’une sensibilité purement physique, ils n’en ont pas moins traité l’homme comme un être abstrait, comme une puissance algébrique, susceptible d’être modifiée par toutes les combinaisons de la pensée et du calcul. Après avoir fait descendre l’homme jusqu’à l’état de brute, ils ont oublié que ceux même qui croyaient le plus à sa spiritualité, n’avaient jamais pu nier qu’il n’appartînt encore sous beaucoup de rapports à la classe des animaux, et ne fût soumis par la nature à l’influence des mêmes besoins, des mêmes progrès, des mêmes vicissitudes, des mêmes affections.

La race des hommes se propage comme celle des animaux : ainsi que celle des animaux, au bout d’un certain laps de temps, et par les mêmes causes, elle se perfectionne ou se détériore. Qui pourrait se refuser à l’évidence de ce résultat en comparant entre eux différens peuples vivant à-peu-près sous le même climat, et différentes familles, quoique élevées dans le même culte et sous les mêmes lois ? N’y a-t-il pas un air, des traits de famille et de nation qui demeurent en quelque sorte ineffaçables, qui le sont du moins pendant une longue suite de siècles ? N’y a-t-il pas un genre d’esprit et de stupidité, de vices et de vertus qui sont évidemment héréditaires ? C’est à dessein que je ne veux pas rappeler ici des rapports plus universellement, plus fortement marqués. Combien de fois n’a-t-on pas entendu citer la vengeance des Atrides, le courage et la modération des Fabius, l’orgueil des lèvres autrichiennes l’esprit des Mortemar, etc. ?

Il est donc incontestable que certains traits, certaines dispositions organiques, dont l’influence sur les dispositions intellectuelles et morales n’est pas moins prouvée, passent d’une génération à l’autre, et ne s’altèrent que par un concours de circonstances qui ne sont pas assez remarquées, mais qu’il suffirait le plus souvent de bien connaître pour en expliquer l’effet. Les exceptions les plus frappantes à une règle si générale la confirmeraient peut-être de la manière la plus éclatante, si l’on pouvait en découvrir plus sûrement la cause ou le principe : cette cause n’est pas toujours aussi grossièrement claire que celle qu’osait alléguer le maréchal de Villars qui ne parlait peut-être que d’après sa propre expérience. — Il n’est pas étonnant que nos enfans soient des J f s, depuis que ce sont nos palefreniers qui les font. —

Comment ne pas reconnaître que les dispositions physiques qui paraissent appartenir à certaines races d’hommes, à certaines familles, par le seul bonheur ou le seul malheur de leur naissance, ne se fortifient encore par une nourriture, par une espèce quelconque de régime homogène ? Le tempérament des peuples qui ne vivent que de lait, de poisson ou de pommes de terre ne diffère-t-il pas essentiellement de celui des peuples qui se nourrissent de viande et de pain ? La sensibilité de l’homme qui vit délicatement de volaille ou de gibier, aura-t-elle le même caractère que celle de l’homme réduit aux alimens les plus lourds ou les plus insipides ? et l’un et l’autre auront-ils l’air d’être de la même famille ?

Je ne prétends faire de toutes ces distinctions ni des vices, ni des vertus, ni des avantages ni des inconvéniens ; il me suffit qu’on soit forcé d’avouer qu’elles existent, pour en conclure qu’il est des qualités physiques qu’on ne doit qu’au hazard de la naissance, et qui peuvent se perpétuer plus ou moins dans une suite de générations assez nombreuses. Sous ce rapport n’est-il pas évident que le principe d’hérédité n’est pas d’institution humaine ; qu’il est au contraire le résultat d’une loi générale de la nature, suivant laquelle les différens genres et les différentes espèces du règne animal se maintiennent jusqu’à un certain point dans la même catégorie, conservent certains caractères communs, certaines distinctions particulières, une analogie plus ou moins remarquable, que la révolution des temps et des choses affaiblit ou renforce, mais n’efface presque jamais entièrement.

Le principe d’hérédité sous le rapport moral, me paraît porter encore sur des bases bien plus solides et bien plus importantes que sous le rapport physique ; le pouvoir naturel de l’éducation, celui des exemples, celui des souvenirs. Comment ne pas supposer que des enfans nourris comme leurs pères, élevés dans les mêmes maximes, attachés de bonne heure aux mêmes habitudes, ne conservent pas avec eux des ressemblances plus ou moins sensibles ? Comment se refuser à croire que leur imagination ne demeure frappée des exemples qu’ils auront eus sans cesse sous les yeux ? Est-il encore dans la nature de nos affections de ne pas accorder de l’intérêt et de l’estime au souvenir, aux images vivantes d’un être qui subjugua notre admiration par ses talens ou par ses vertus ? On ne manquera pas sans doute ici de m’objecter l’avilissement de la postérité de tant d’hommes célèbres. Mais sans répéter la réponse que j’ai déjà faite à cette objection, j’observerai seulement que les enfans de ces hommes si célèbres sont peut-être justement ceux qui, par plus d’une raison, appartiennent le moins à leurs pères, et par leur naissance, et plus encore par leur éducation.

Les hommes de génie, les grands hommes en tout genre que l’on a vu sortir des castes les plus avilies, des générations les plus obscures, sont d’heureuses irrégularités dans l’économie de la nature, qui n’anéantissent point l’ordre que nous lui voyons suivre le plus constamment. Les prodiges ne tiennent à aucune série particulière ; ce ne sont des prodiges que parce qu’ils ne peuvent être classés dans aucune liaison suivie de causes et d’effets. Ce que nous croyons voir ici de plus clair, c’est que l’existence des hommes de l’énergie la plus étonnante, a presque toujours résulté de deux conditions, en apparence fort opposées : de plus grandes ressources et des plus grands obstacles. Il semble qu’il n’y ait que la réaction des obstacles qui porte l’activité des ressources au plus haut degré qu’elles puissent atteindre.

L’aristocratie des privilèges héréditaires peut bien avoir été la source d’une infinité d’abus et de désordres ; mais l’esprit de famille n’en est pas moins un des premiers fondemens de l’ordre social, un des premiers garans de la sûreté publique, la meilleure sauve-garde des bonnes mœurs, la plus puissante, tout à-la-fois la plus simple et la plus naturelle ; parce que c’est son influence seule qui les forme, les conserve, les fait chérir et respecter. Le grand cercle de l’ordre politique n’a jamais un mouvement plus sûr et plus doux que lorsqu’il n’est que l’extension graduée de tous les petits cercles inférieurs et domestiques dont il se compose.

L’autorité des pères sur les enfans, celle des chefs de familles sur leur postérité, sert également d’exemple et de soutien à l’autorité des lois et de leurs premiers magistrats ; elle en est la source première et la source la plus incorruptible, la plus inépuisable.

La plupart de nos affections, lorsqu’elles voient le terme de leur empire, sont faibles ; celles qui n’ont qu’un terme prochain, et n’en sont pas moins violentes, se distinguent communément par une fougue qui pour être bientôt épuisée, n’en laisse pas moins après elle les ravages les plus funestes. Quelque fugitive, quelque périssable que soit notre existence, nos vœux, nos désirs aspirent sans cesse à quelque chose d’immortel. L’instant de la vie se passe, pour ainsi dire, à poser les jalons d’une destinée éternelle.

Ce n’est que par l’effort pénible de la plus froide réflexion, ou grâce à la sensualité la plus grossière et la plus imbécille, que l’homme parvient concentrer l’activité de ses forces et de ses besoins dans la sphère bornée du moment présent. L’homme animal comme l’homme spirituel, toutes les fois qu’il s’abandonne à l’instinct de sa nature, cherche tous les moyens qui sont à sa portée d’étendre les limites de son existence, d’en accroître l’énergie, d’en prolonger la durée, d’exister encore, autant qu’il en peut concevoir la possibilité, hors de lui et après lui. L’amour le plus physique, la tendresse, pour ainsi dire, la plus machinale des pères et des mères pour leurs enfans n’en offrent-ils pas une preuve frappante, irrésistible[1] ?

Ah ! qui peut avoir l’ame assez froide pour ne pas voir dans ce sentiment naturel et presque involontaire le bien le plus puissant des mœurs et de la société ! même, sans avoir jamais joui du bonheur d’être père, que je plains le mortel insensible, qui ne sait pas s’aimer dans ce qui l’entoure et dans ce qui doit lui survivre, qui ne sent pas avec quelle force, avec quel intérêt puissant et doux on s’attache à la terre, à l’état, à la propriété quelconque, à la religion, à l’idée, au seul nom dont on se flatte de pouvoir faire jouir ses enfans, pour revivre, du moins encore à ce titre, jusque dans leur dernière postérité !

Les abus, les extravagances par lesquelles un fol orgueil sut corrompre l’innocence, et le charme de ce sentiment lié de la manière la plus intime à tous les principes de la nature de l’homme, peuvent bien le faire méconnaitre, mais ne sauraient en détruire la force et ta réalité.

Ne suffirait-il pas d’avoir vu que le principe d’hérédité, sous le rapport physique comme sous le rapport moral, se trouve fondé sur des bases réelles, sur des résultats certains, pour sentir par-là même l’absurdité de le rejetter sous le rapport politique ?

Quel autre but doivent avoir nos institutions sociales, que celui de circonscrire ou de renforcer la puissance de nos actions naturelles ? toute législation ou l’on n’a pas calculé te meilleur parti qu’il était possible de tirer de ces affections, la plus grande résistance qu’il y avait lieu d’en attendre, n’a pas rempli son objet, n’a pas embrassé du moins toute l’étendue de ses difficultés et de ses ressources.

Si c’est au perfectionnement de l’espèce humaine que doit tendre toute l’organisation de l’ordre social, comment négliger les moyens de propager le plus sûrement les qualités supérieures, ou les dispositions les plus généralement utiles, qui paraissent distinguer certaines classes ou certaines races d’hommes ?

Comment maintenir sans trouble et sans violence l’autorité des lois et de la magistrature, en affaiblissant tous les ressorts de l’autorité des relations intérieures et domestiques ?

C’est moins en faveur des gouvernans qu’en faveur des gouvernés que le principe d’hérédité semble précieux à conserver. Les hommes prennent encore plus difficilement l’habitude d’obéir que celle de commander. Ils ne supportent guère la charge d’obéir, sans l’ascendant funeste d’une force physique, qu’à ceux-là même en qui d’anciennes relations d’égard et de respect les ont accoutumés depuis long-temps à reconnaître une supériorité quelconque, soit réelle, soit d’opinion. Voyez les États les plus démocratiques de la Suisse : c’est là que la considération de certains noms, de certaines familles, s’est maintenue avec plus de suite, et peut-être même avec plus de superstition que partout ailleurs ; tant il est vrai que ce préjugé, si c’en est un, tient à des sentimens plus forts que toutes nos institutions de mains d’homme.

Sans intérêts héréditaires, comment lier entre elles les générations qui se succèdent ? et sans la puissance auguste de ces liaisons, comment garantir la stabilité de quelque constitution que ce puisse être ?

À la Chine, dans l’Inde, en Égypte, à Sparte, à Venise, combien la distinction prononcée des rangs et des castes, n’a-t-elle pas favorisé la durée de toutes les institutions politiques ! je ne dis pas que ces institutions en fussent meilleures ; je dis seulement qu’elles en furent plus stables et plus permanentes. Venise vient d’être bouleversée, pour ainsi dire, en un instant ; mais par quelle puissance ? mais après combien de siècles de durée et de prospérité, quoique entourée souvent des plus terribles convulsions, des dangers les plus menaçans ? C’est dans la perpétuité même des abus qu’on peut observer quelquefois l’avantage et l’infaillible effet de certains principes.

Je connais des priviléges héréditaires qui purent contribuer à maintenir dans la même caste, dans la même famille, le même esprit les mêmes vertus ; tels furent sans doute ceux du Patriciat dans les beaux jours de la République romaine ; tels furent ceux de tous les citoyens de Lacédémone, malgré l’injustice et les cruautés qui en furent l’odieuse et l’indispensable condition ; tels furent peut-être encore ceux de notre noblesse chevaleresque en Europe, jusqu’à la fin du quinzième siècle.

Mais je pourrais citer plus sûrement encore d’autres priviléges héréditaires dont l’effet naturel dut être de corrompre d’énerver, d’abâtardir les races les plus distinguées et les plus généreuses ; ce sont ces priviléges qui n’étaient que de frivoles distinctions de luxe de faveur et d’impunité.

Quand l’ascendant impérieux de l’habitude et du préjugé forçait la jeune noblesse à se vouer toute entière à des exercices et à des jeux qui ne pouvaient manquer d’augmenter prodigieusement la force et l’adresse du corps, cette caste privilégiée se distinguait de toutes les autres par des qualités très-réelles, et qui devaient avoir d’autant plus de prix, qu’à cette époque la destinée des combats, qui décide presque toujours de la destinée des empires, dépendait beaucoup plus sans doute de la valeur personnelle des combattans, qu’elle n’en dépend aujourd’hui, que l’invention de la poudre et l’usage de l’artillerie ont si fort changé nos systèmes de tactique.

Un chevalier couvert de son armure, accoutumé dès la plus tendre jeunesse à porter cette puissante égide, et sous cet énorme poids, à manier toujours d’une main sûre et facile sa lance et son épée, était bien réellement d’une espèce supérieure à celle des hommes qui n’avaient pas reçu la même éducation, qui ne jouissaient pas du droit de prétendre aux mêmes avantages.

Les épreuves de vertu, de générosité, de courage, auxquelles on devait soumettre la jeunesse de la plus haute naissance, avant qu’elle pût être admise au rang de chevalier, prouvent qu’il est des idées de justice et de raison qui se mêlent à l’origine des institutions, qui sous quelques rapports semblent s’en éloigner le plus. On sentait le danger d’accorder à un homme sur ses semblables une supériorité de puissance dont il était si facile qu’il abusât. On exigeait donc de son caractère moral, des principes dans lesquels sa jeunesse avait été nourrie, des habitudes qu’il avait déjà contractées, une sorte de garantie et de sûreté contre lui-même.

Au souvenir de cette antique noblesse je craindrais d’opposer celui d’une noblesse plus moderne, dont l’honneur s’avilit par ses alliances avec la fortune la plus méprisable, par sa soumission aux caprices de la faveur la plus légère et la plus inconstante, par un goût effréné pour le plaisir, par la corruption générale des principes et des mœurs ; corruption dont le comte de Mirabeau n’avait que trop bien prévu les suites, lorsqu’il écrivait au comte d’Entraigues « Si l’on n’y prend garde, le Démocratisme causera notre ruine ; car depuis long-temps en France, il n’y a plus que la populace qui conserve encore du caractère et du courage.... »




Il ne s’agit pas de crier d’abord contre les préjuges mais de savoir premièrement si ce ne sont que des préjugés.

Jean-Jacques Rousseau.



  1. Les noms, dit Montesquieu, les noms qui donnent aux hommes l’idée d’une chose qui semble ne devoir pas périr, sont très-propres à inspirer à chaque famille le désir d’étendre sa durée. Il y a des peuples chez lesquels les noms distinguent les familles ; il y en a où ils ne distinguent que les personnes ; ce qui n’est pas si bien. Esprit des lois, Liv. 23, Chap. 4.