Entretiens sur la pluralité des mondes/Sixieme soir

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SIXIEME SOIR.


Nouvelles pensées qui confirment celles des Entretiens précédens. Dernières découvertes qui ont été faites dans le Ciel.


Il y avoit longtemps que nous ne parlions plus des mondes, Madame L.M.D.G. et moi, et nous commencions même à oublier que nous en eussions jamais parlé, lorsque j’allai un jour chez elle, et y entrai justement comme deux hommes d’esprit et assez connus dans le monde en sortaient. Vous voyez bien, me dit-elle aussitôt qu’elle me vit, quelle visite je viens de recevoir ; je vous avouerai qu’elle m’a laissée avec quelque soupçon que vous pourriez bien m’avoir gâté l’esprit. Je serois bien glorieux, lui répondis je, d’avoir eu tant de pouvoir sur vous, je ne crois pas qu’on pût rien entreprendre de plus difficile. Je crains pourtant que vous ne l’ayez fait, reprit-elle. Je ne sais comment la conversation s’est tournée sur les mondes, avec ces deux hommes qui viennent de sortir ; peut-être ont-ils amené ce discours malicieusement. Je n’ai pas manqué de leur dire aussitôt que toutes les planètes étoient habitées. L’un d’eux m’a dit qu’il étoit fort persuadé que je ne le croyois pas ; moi, avec toute la naïveté possible, je lui ai soutenu que je le croyois ; il a toujours pris cela pour une feinte d’une personne qui vouloit se divertir, et j’ai cru que ce qui le rendoit si opiniâtre à ne me pas croire moi même sur mes sentimens, c’est qu’il m’estimoit trop pour s’imaginer que je fusse capable d’une opinion si extravagante. Pour l’autre, qui ne m’estime pas tant, il m’a crue sur ma parole. Pourquoi m’avez-vous entêtée d’une chose que les gens qui m’estiment ne peuvent pas croire que je soutienne sérieusement ? Mais, Madame, lui répondis-je, pourquoi la souteniez-vous sérieusement avec des gens que je suis sûr qui n’entroient dans aucun raisonnement qui fût un peu sérieux ? Est-ce ainsi qu’il faut commettre les habitants des planètes ? Contentons-nous d’être une petite troupe choisie qui les croyons, et ne divulguons pas nos mystères dans le peuple. Comment, s’écria-t-elle, appelez-vous peuple les deux hommes qui sortent d’ici ? Ils ont bien de l’esprit, répliquai-je, mais ils ne raisonnent jamais. Les raisonneurs, qui sont gens durs, les appelleront peuple sans difficulté. D’autre part ces gens-ci s’en vengent en tournant les raisonneurs en ridicules, et c’est, ce me semble, un ordre très bien établi que chaque espèce méprise ce qui lui manque. Il faudrait, s’il étoit possible, s’accommoder à chacune ; il eût bien mieux valu plaisanter des habitants des planètes avec ces deux hommes que vous venez de voir, puisqu’ils savent plaisanter, que d’en raisonner, puisqu’ils ne le savent pas faire. Vous en seriez sortie avec leur estime, et les planètes n’y auroient pas perdu un seul de leurs habitants. Trahir la vérité ! dit la Marquise. Vous n’avez point de conscience. Je vous avoue, répondis-je, que je n’ai pas un grand zèle pour ces vérités-là, et que je les sacrifie volontiers aux moindres commodités de la société. Je vois, par exemple, à quoi il tient, et à quoi il tiendra toujours, que l’opinion des habitants des planètes ne passe pour aussi vraisemblable qu’elle l’est ; les planètes se présentent toujours aux yeux comme des corps qui jettent de la lumière, et non point comme de grandes campagnes ou de grandes prairies ; nous croirions bien que des prairies et des campagnes seroient habitées, mais des corps lumineux, il n’y a pas moyen. La raison a beau venir nous dire qu’il y a dans les planètes des campagnes, des prairies, la raison vient trop tard, le premier coup d’œil a fait son effet sur nous avant elle, nous ne la voulons plus écouter, les planètes ne sont que des corps lumineux ; et puis comment seroient faits leurs habitants ? Il faudroit que notre imagination nous représentât aussitôt leurs figures, elle ne le peut pas ; c’est le plus court de croire qu’ils ne sont point. Voudriez-vous que pour établir les habitants des planètes, dont les intérêts me touchent d’assez loin, j’allasse attaquer ces redoutables puissances qu’on appelle les sens et l’imagination ? Il faudroit bien du courage pour cette entreprise ; on ne persuade pas facilement aux hommes de mettre leur raison en la place de leurs yeux. Je vois quelquefois bien des gens assez raisonnables pour vouloir bien croire, après mille preuves, que les planètes sont des Terres ; mais ils ne le croient pas de la même façon qu’ils le croiroient s’ils ne les avoient pas vues sous une apparence différente, il leur souvient toujours de la première idée qu’ils en ont prise, et ils n’en reviennent pas bien. Ce sont ces gens-là qui, en croyant notre opinion, semblent cependant lui faire grâce, et ne la favoriser qu’à cause d’un certain plaisir que leur fait sa singularité.

Eh quoi, interrompit-elle, n’en est-ce pas assez pour une opinion qui n’est que vraisemblable ? Vous seriez bien étonnée, repris-je, si je vous disois que le terme de vraisemblable est assez modeste. Est-il simplement vraisemblable qu’Alexandre ait été ? Vous vous en tenez fort sûre, et sur quoi est fondée cette certitude ? Sur ce que vous en avez toutes les preuves que vous pouvez souhaiter en pareille matière, et qu’il ne se présente pas le moindre sujet de douter, qui suspende et qui arrête votre esprit ; car, du reste, vous n’avez jamais vu Alexandre, et vous n’avez pas de démonstration mathématique qu’il ait dû être ; mais que diriez-vous si les habitants des planètes étoient à peu près dans le même cas ? On ne sauroit vous les faire voir, et vous ne pouvez pas demander qu’on vous les démontre comme l’on feroit une affaire de mathématique ; mais toutes les preuves qu’on peut souhaiter d’une pareille chose, vous les avez, la ressemblance entière des planètes avec la Terre qui est habitée, l’impossibilité d’imaginer aucun autre usage pour lequel elles eussent été faites, la fécondité et la magnificence de la nature, de certains égards qu’elle paraît avoir eus pour les besoins de leurs habitants, comme d’avoir donné des lunes aux planètes éloignées du Soleil, et plus de lunes aux plus éloignées ; et ce qui est très-important, tout est de ce côté-là, et rien du tout de l’autre, et vous ne sauriez imaginer le moindre sujet de doute, si vous ne reprenez les yeux et l’esprit du peuple. Enfin supposez qu’ils soient, ces habitants des planètes, ils ne sauroient se déclarer par plus de marques, et par des marques plus sensibles, après cela, c’est à vous à voir si vous ne les voulez traiter que de chose purement vraisemblable. Mais vous ne voudriez pas, reprit-elle, que cela me parût aussi certain qu’il me le paraît qu’Alexandre a été ? Non pas tout à fait, répondis-je ; car quoique nous ayons sur les habitants des planètes autant de preuves que nous en pouvons avoir dans la situation où nous sommes, le nombre de ces preuves n’est pourtant pas grand. Je m’en vais renoncer aux habitants des planètes, interrompit-elle, car je ne sais plus en quel rang les mettre dans mon esprit ; ils ne sont pas tout à fait certains, ils sont plus que vraisemblables, cela m’embarrasse trop. Ah ! Madame, répliquai-je, ne vous découragez pas. Les horloges les plus communes et les plus grossières marquent les heures, il n’y a que celles qui sont travaillées avec plus d’art qui marquent les minutes. De même les esprits ordinaires sentent bien la différence d’une simple vraisemblance à une certitude entière ; mais il n’y a que les esprits fins qui sentent le plus ou le moins de certitude ou de vraisemblance, et qui en marquent, pour ainsi dire, les minutes par leur sentiment. Placez les habitants des planètes un peu au-dessous d’Alexandre, mais au-dessus de je ne sais combien de points d’histoire qui ne sont pas tout à fait prouvés, je crois qu’ils seront bien là. J’aime l’ordre, dit-elle, et vous me faites plaisir d’arranger mes idées ; mais pourquoi n’avez-vous pas déjà pris ce soin-là ? Parce que, quand vous croirez les habitants des planètes un peu plus, ou un peu moins qu’ils ne méritent, il n’y aura pas grand mal, répondis-je. Je suis sûr que vous ne croyez pas le mouvement de la Terre autant qu’il devroit être cru, en êtes-vous beaucoup à plaindre ? Oh ! pour cela, reprit-elle, j’en fais bien mon devoir, vous n’avez rien à me reprocher, je crois fermement que la Terre tourne. Je ne vous ai pourtant pas dit la meilleure raison qui le prouve, répliquai-je. Ah ! s’écria-t- elle. C’est une trahison de m’avoir fait croire les choses avec de faibles preuves. Vous ne me jugiez donc pas digne de croire sur de bonnes raisons ? Je ne vous prouvois les choses, répondis-je, qu’avec de petits raisonnemens doux, et accommodés à votre usage ; en eussé-je employé d’aussi solides et d’aussi robustes que si j’avois eu à attaquer un Docteur ? Oui, dit-elle, prenez-moi présentement pour un Docteur, et voyons cette nouvelle preuve du mouvement de la Terre.

Volontiers, repris-je, la voici. Elle me plaît fort, peut-être parce que je crois l’avoir trouvée ; cependant elle est si bonne et si naturelle, que je n’oserois m’assurer d’en être l’inventeur. Il est toujours sûr qu’un savant entêté qui y voudroit répondre seroit réduit à parler beaucoup, ce qui est la seule manière dont un savant puisse être confondu. Il faut, ou que tous les corps célestes tournent en vingt quatre heures autour de la Terre, ou que la Terre tournant sur elle-même en vingt-quatre heures attribue ce mouvement à tous les corps célestes. Mais qu’ils aient réellement cette révolution de vingt-quatre heures autour de la Terre, c’est bien la chose du monde où il y a le moins d’apparence, quoique l’absurdité n’en saute pas d’abord aux yeux. Toutes les planètes font certainement leurs grandes révolutions autour du Soleil ; mais ces révolutions sont inégales entre elles, selon les distances où les planètes sont du Soleil ; les plus éloignées font leurs cours en plus du temps, ce qui est fort naturel. Cet ordre s’observe même entre les petites planètes subalternes qui tournent autour d’une grande. Les quatre lunes de Jupiter, les cinq de Saturne, font leur cercle en plus ou moins de temps autour de leur grande planète, selon qu’elles en sont plus ou moins éloignées. De plus, il est sûr que les planètes ont des mouvemens sur leurs propres centres, ces mouvemens sont encore inégaux, on ne sait pas bien sur quoi se règle cette inégalité, si c’est ou sur la différente grosseur des planètes, ou sur leur différente solidité, ou sur la différente vitesse des tourbillons particuliers qui les enferment, et des matières liquides où elles sont portées, mais enfin l’inégalité est très certaine et, en général, tel est l’ordre de la nature, que tout ce qui est commun à plusieurs choses se trouve en même temps varié par des différences particulières.

Je vous entends, interrompit la Marquise, et je crois que vous avez raison. Oui, je suis de votre avis ; si les planètes tournoient autour de la Terre, elles tourneroient en des temps inégaux selon leurs distances, ainsi qu’elles font autour du Soleil ; n’est-ce pas ce que vous voulez dire ? Justement, Madame, repris-je ; leurs distances inégales à l’égard de la Terre devroient produire des différences dans ce mouvement prétendu autour de la Terre ; et les étoiles fixes, qui sont si prodigieusement éloignées de nous, si fort élevées au-dessus de tout ce qui pourroit prendre autour de nous un mouvement général, du moins situées en lieu où ce mouvement devroit être fort affaibli, n’y aurait-il pas bien de l’apparence qu’elles ne tourneroient pas autour de nous en vingt-quatre heures, comme la Lune qui en est si proche ? Les comètes, qui sont étrangères dans notre tourbillon, qui y tiennent des routes si différentes, ne devraient-elles pas être dispensées de tourner toutes autour de nous dans ce même temps de vingt-quatre heures ? Mais non, planètes, étoiles fixes, comètes, tout tournera en vingt-quatre heures autour de la Terre. Encore, s’il y avait dans ces mouvemens quelques minutes de différence, on pourroit s’en contenter ; mais ils seront tous de la plus exacte égalité, ou plutôt de la seule égalité exacte qui soit au monde ; pas une minute de plus ou de moins. En vérité, cela doit être étrangement suspect.

Oh ! dit la Marquise, puisqu’il est possible que cette grande égalité ne soit que dans notre imagination, je me tiens fort sûre qu’elle n’est point hors de là. Je suis bien aise qu’une chose qui n’est point du génie de la nature retombe entièrement sur nous, et qu’elle en soit déchargée, quoique ce soit à nos dépens. Pour moi, repris-je, je suis si ennemi de l’égalité parfaite, que je ne trouve pas bon que tous les tours que la Terre fait chaque jour sur elle-même soient précisément de vingt-quatre heures et toujours égaux les uns aux autres ; j’aurois assez d’inclination à croire qu’il y a des différences. Des différences ! s’écria-t-elle. Et nos pendules ne marquent-elles pas une entière égalité ? Oh ! répondis-je, je récuse les pendules ; elles ne peuvent pas elles-mêmes être tout à fait justes, et quelquefois qu’elles le seront, en marquant qu’un tour de vingt-quatre heures sera plus long ou plus court qu’un autre, on aimera mieux les croire déréglées que de soupçonner la Terre de quelque irrégularité dans ses révolutions. Voilà un plaisant respect qu’on a pour elle, je ne me fierois guère plus à la Terre qu’à une pendule ; les mêmes choses à peu près qui dérégleront l’une dérégleront l’autre ; je crois seulement qu’il faut plus de temps à la Terre qu’à une pendule pour se dérégler sensiblement, c’est tout l’avantage qu’on peut lui accorder. Ne pourrait-elle pas peu à peu s’approcher du Soleil ? Et alors se trouvant dans un endroit où la matière seroit plus agitée, et le mouvement plus rapide, elle feroit en moins de temps sa double révolution et autour du Soleil, et autour d’elle-même. Les années seroient plus courtes, et les jours aussi, ainsi on ne pourroit s’en apercevoir, parce qu’on ne laisseroit pas de partager toujours les années en trois cent soixante-cinq jours, et les jours en vingt-quatre heures. Ainsi, sans vivre plus que nous ne vivons présentement, on vivroit plus d’années ; et au contraire, que la Terre s’éloigne du Soleil, on vivra moins d’années que nous, et on ne vivra pas moins. Il y a beaucoup d’apparence, dit-elle, que quand cela serait, de longues suites de siècles ne produiroient que de bien petites différences. J’en conviens, répondis-je ; la conduite de la nature n’est pas brusque, et sa méthode est d’amener tout par des degrés qui ne sont sensibles que dans les changemens fort prompts et fort aisés. Nous ne sommes presque capables de nous apercevoir que de celui des saisons ; pour les autres, qui se font avec une certaine lenteur, ils ne manquent guère de nous échapper. Cependant tout est dans un branle perpétuel, et par conséquent tout change ; et il n’y a pas jusqu’à une certaine demoiselle que l’on a vue dans la Lune avec des lunettes, il y a peut-être quarante ans, qui ne soit considérablement vieillie. Elle avait un assez beau visage ; ses joues se sont enfoncées, son nez s’est allongé, son front et son menton se sont avancés, de sorte que tous ses agrémens sont évanouis, et que l’on craint même pour ses jours.

Que me contez-vous là ? interrompit la Marquise. Ce n’est point une plaisanterie, repris-je. On apercevoit dans la Lune une figure particulière qui avoit de l’air d’une tête de femme qui sortoit d’entre des rochers, et il est arrivé du changement dans cet endroit-là. Il est tombé quelques morceaux de montagnes, et ils ont laissé à découvert trois pointes qui ne peuvent plus servir qu’à composer un front, un nez, et un menton de vieille. Ne semble-t-il pas, dit-elle, qu’il y ait une destinée malicieuse qui en veuille particulièrement à la beauté ? Ç’a été justement cette Demoiselle qu’elle a été attaquer sur toute la Lune. Peut être qu’en récompense, répliquai-je, les changemens qui arrivent sur notre Terre embellissent quelque visage que les gens de la Lune y voient ; j’entends quelque visage à la manière de la Lune, car chacun transporte sur les objets les idées dont il est rempli. Nos Astronomes voient sur la Lune des visages de demoiselles, il pourroit être que des femmes, qui observeraient, y verroient de beaux visages d’hommes. Moi, Madame, je ne sais si je ne vous y verrois point. J’avoue, dit-elle, que je ne pourrois pas me défendre d’être obligée à qui me trouveroit là ; mais je retourne à ce que vous me disiez tout à l’heure ; arrive-t-il sur la Terre des changemens considérables ?

Il y a beaucoup d’apparence, répondis-je, qu’il en est arrivé. Plusieurs montagnes, élevées et fort éloignées de la mer, ont de grands lits de coquillages, qui marquent nécessairement que l’eau les a autrefois couvertes. Souvent, assez loin encore de la mer, on trouve des pierres, ou sont des poissons pétrifiés. Qui peut les avoir mis là, si la mer n’y a pas été ? Les fables disent qu’Hercule sépara avec ses deux mains deux montagnes nommées Calpé et Abyla, qui étant situées entre l’Afrique et l’Espagne, arrêtoient l’océan, et qu’aussitôt la mer entra avec violence dans les terres, et fit ce grand golfe qu’on appelle la Méditerranée. Les fables ne sont point tout à fait des fables, ce sont des histoires des temps reculés, mais qui ont été défigurées, ou par l’ignorance des peuples, ou par l’amour qu’ils avoient pour le merveilleux, très anciennes maladies des hommes. Qu’Hercule ait séparé deux montagnes avec ses deux mains, cela n’est pas trop croyable ; mais que du temps de quelque Hercule, car il y en a cinquante, l’Océan ait enfoncé deux montagnes plus faibles que les autres, peut-être à l’aide de quelque tremblement de terre, et se soit jeté entre l’Europe et l’Afrique, je le croirois sans beaucoup de peine. Ce fut alors une belle tache que les habitants de la Lune virent paraître tout à coup sur notre Terre ; car vous savez, Madame, que les mers sont des taches. Du moins l’opinion commune est que la Sicile a été séparée de l’Italie, et Chypre de la Syrie ; il s’est quelquefois formé de nouvelles îles dans la mer ; des tremblemens de terre ont abîmé des montagnes, en ont fait naître d’autres, et ont changé le cours des rivières ; les philosophes nous font craindre que le royaume de Naples et la Sicile, qui sont des terres appuyées sur de grandes voûtes souterraines remplies de soufre, ne fondent quelque jour, quand les voûtes ne seront plus assez fortes pour résister aux feux qu’elles renferment et qu’elles exhalent présentement par des soupiraux tels que le Vésuve et l’Etna. En voilà assez pour diversifier un peu le spectacle que nous donnons aux gens de la Lune.

J’aimerois bien mieux, dit la Marquise, que nous les ennuyassions en leur donnant toujours le même, que de les divertir par des provinces abîmées.

Cela ne seroit encore rien, repris-je, en comparaison de ce qui se passe dans Jupiter. Il paraît sur sa surface comme des bandes, dont il seroit enveloppé, et que l’on distingue les unes des autres, ou des intervalles qui sont entre elles, par les différens degrés de clarté ou d’obscurité. Ce sont des terres et des mers, ou enfin de grandes parties de la surface de Jupiter, aussi différentes entre elles. tantôt ces bandes s’étrécissent, tantôt elles s’élargissent ; elles s’interrompent quelquefois, et se réunissent ensuite ; il s’en forme de nouvelles en divers endroits, et il s’en efface, et tous ces changemens, qui ne sont sensibles qu’à nos meilleures lunettes, sont en eux-mêmes beaucoup plus considérables que si notre Océan inondoit toute la terre ferme, et laissoit en sa place de nouveaux continens. À moins que les habitants de Jupiter ne soient amphibies, et qu’ils ne vivent également sur la terre et dans l’eau, je ne sais pas trop bien ce qu’ils deviennent. On voit aussi sur la surface de Mars de grands changemens, et même d’un mois à l’autre. En aussi peu de temps, des mers couvrent de grands continens, ou se retirent par un flux et reflux infiniment plus violent que le nôtre, ou du moins c’est quelque chose d’équivalent. Notre planète est bien tranquille auprès de ces deux-là, et nous avons grand sujet de nous en louer, et encore plus s’il est vrai qu’il y ait eu dans Jupiter des pays grands comme toute l’Europe embrasés. Embrasés ! s’écria la Marquise. Vraiment ce serait-là une nouvelle considérable ! Très considérable, répondis-je. On a vu dans Jupiter, il y a peut-être vingt ans, une longue lumière plus éclatante que le reste de la planète. Nous avons eu ici des déluges, mais rarement, peut-être que dans Jupiter ils ont, rarement aussi, de grands incendies, sans préjudice des déluges qui y sont communs. Mais quoi qu’il en soit, cette lumière de Jupiter n’est nullement comparable à une autre, qui selon les apparences, est aussi ancienne que le monde, et que l’on n’avoit pourtant jamais vu. Comment une lumière fait-elle pour se cacher ? dit elle. Il faut pour cela une adresse singulière.

Celle-là, repris-je, ne paraît que dans le temps des crépuscules, de sorte que le plus souvent ils sont assez longs et assez forts pour la couvrir et que, quand ils peuvent la laisser paraître, ou les vapeurs de l’horizon la dérobent, ou elle est si peu sensible, qu’à moins que d’être fort exact, on la prend pour les crépuscules mêmes. Mais enfin depuis trente ans on l’a démêlée sûrement, et elle a fait quelque temps les délices des astronomes, dont la curiosité avoit besoin d’être réveillée par quelque chose d’une espèce nouvelle ; ils eussent eu beau découvrir de nouvelles planètes subalternes, ils n’en étoient presque plus touchés ; les deux dernières lunes de Saturne, par exemple, ne les ont pas charmés ni ravis, comme avoient fait les satellites ou les lunes de Jupiter ; on s’accoutume à tout. On voit donc un mois devant et après l’équinoxe de Mars, lorsque le Soleil est couché et le crépuscule fini, une certaine lumière blanchâtre qui ressemble à une queue de comète. On la voit avant le lever du soleil, et avant le crépuscule vers l’équinoxe de Septembre, et on la voit soir et matin vers le solstice d’hiver ; hors de là elle ne peut, comme je viens de vous dire, se dégager des crépuscules, qui ont trop de force et de durée ; car on suppose qu’elle subsiste toujours et l’apparence y est tout entière. On commence à conjecturer qu’elle est produite par quelque grand amas de matière un peu épaisse qui environne le Soleil jusqu’à une certaine étendue. La plupart de ses rayons percent cette enceinte, et viennent à nous en ligne droite, mais il y en a qui, allant donner contre la surface intérieure de cette matière, en sont renvoyés vers nous, et y arrivent lorsque les rayons sont directs, ou ne peuvent pas encore y arriver le matin, ou ne peuvent plus y arriver le soir. Comme ces rayons réfléchis partent de plus haut que les rayons directs, nous devons les avoir plutôt, et les perdre plus tard.

Sur ce pied-là, je dois me dédire de ce que je vous avois dit, que la Lune ne devoit point avoir de crépuscules, faute d’être environnée d’un air épais ainsi que la Terre. Elle n’y perdra rien, ses crépuscules lui viendront de cette espèce d’air épais qui environne le Soleil, et qui en renvoie les rayons dans des lieux où ceux qui partent directement de lui ne peuvent aller. Mais ne voilà-t-il pas aussi, dit la Marquise, des crépuscules assurés pour toutes les planètes, qui n’auront pas besoin d’être enveloppées chacune d’un air grossier, puisque celui qui enveloppe le Soleil seul peut faire cet effet-là pour tout ce qu’il y a de planètes dans le tourbillon ? Je croirois assez volontiers que la nature, selon le penchant que je lui connois à l’économie, ne se seroit servie que de ce seul moyen. Cependant, répliquai-je, malgré cette économie, il y auroit à l’égard de notre Terre deux causes de crépuscules, dont l’une, qui est l’air épais du Soleil, seroit assez inutile, et ne pourroit être qu’un objet de curiosité pour les habitants de l’observatoire ; mais il faut tout dire, il se peut qu’il n’y ait que la Terre qui pousse hors de soi des vapeurs et des exhalaisons assez grossières pour produire des crépuscules, et la nature aura eu raison de pourvoir par un moyen général aux besoins de toutes les autres planètes, qui seront, pour ainsi dire, plus pures, et dont les évaporations seront plus subtiles. Nous sommes peut-être ceux d’entre tous les habitants des mondes de notre tourbillon à qui il falloit donner à respirer l’air le plus grossier et le plus épais. Avec quel mépris nous regarderoient les habitants des autres planètes, s’ils savoient cela !

Ils auroient tort, dit la Marquise, on n’est pas à mépriser pour être enveloppé d’un air épais, puisque le Soleil lui-même en a un qui l’enveloppe. Dites-moi, je vous prie, cet air n’est-il point produit par de certaines vapeurs que vous m’avez dites autrefois qui sortoient du Soleil, et ne sert-il point à rompre la première force des rayons, qui auroit peut-être été excessive ? Je conçois que le Soleil pourroit être naturellement voilé, pour être plus proportionné à nos usages. Voilà, Madame, répondis-je, un petit commencement de système que vous avez fait assez heureusement. On y pourroit ajouter que ces vapeurs produiroient des espèces de pluies qui retomberoient dans le Soleil pour le rafraîchir, de la même manière que l’on jette quelquefois de l’eau dans une forge dont le feu est trop ardent. Il n’y a rien qu’on ne doive présumer de l’adresse de la nature ; mais elle a une autre sorte d’adresse toute particulière pour se dérober à nous, et on ne doit pas s’assurer aisément d’avoir deviné sa manière d’agir, ni ses desseins. En fait des découvertes nouvelles, il ne se faut pas trop presser de raisonner, quoiqu’on en ait toujours assez d’envie, et les vrais philosophes sont comme les éléphants, qui en marchant ne posent jamais le second pied à terre, que le premier n’y soit bien affermi. La comparaison me paraît d’autant plus juste, interrompit-elle, que le mérite de ces deux espèces, éléphants et philosophes, ne consiste nullement dans les agrémens extérieurs. Je consens que nous imitions le jugement des uns et des autres ; apprenez-moi encore quelques-unes des dernières découvertes, et je vous promets de ne point faire de système précipité.

Je viens de vous dire, répondis-je, toutes les nouvelles que je sais du ciel, et je ne crois pas qu’il y en ait de plus fraîches. Je suis bien fâché qu’elles ne soient pas aussi sur prenantes et aussi merveilleuses que quelques observations que je lisois l’autre jour dans un abrégé des Annales de la Chine, écrit en latin. On y voit des mille étoiles à la fois qui tombent du ciel dans la mer avec un grand fracas, ou qui se dissolvent, et s’en vont en pluie. Cela n’a pas été vu pour une fois à la Chine, j’ai trouvé cette observation en deux temps assez éloignés, sans compter une étoile qui s’en va crever vers l’Orient, comme une fusée, toujours avec grand bruit. Il est fâcheux que ces spectacles-là soient réservés pour la Chine, et que ces pays-ci n’en aient jamais eu leur part. Il n’y a pas longtemps que tous nos philosophes se croyoient fondés en expérience pour soutenir que les cieux et tous les corps célestes étoient incorruptibles, et incapables de changement, et pendant ce temps-là d’autres hommes à l’autre bout de la Terre voyoient des étoiles se dissoudre par milliers, cela est assez différent. Mais, dit-elle, n’ai-je pas toujours ouï dire que les Chinois étoient de si grands astronomes ? Il est vrai repris-je, mais les Chinois y ont gagné à être séparés de nous par un long espace de terre, comme les Grecs et les Romains à en être séparés par une longue suite de siècles, tout éloignement est en droit de nous imposer. En vérité je crois toujours, de plus en plus, qu’il y a un certain génie qui n’a point encore été hors de notre Europe, ou qui du moins ne s’en est pas beaucoup éloigné. Peut-être qu’il ne lui est pas permis de se répandre dans une grande étendue de terre à la fois, et que quelque fatalité lui prescrit des bornes assez étroites. Jouissons-en tandis que nous le possédons ; ce qu’il a de meilleur, c’est qu’il ne se renferme pas dans les sciences et dans les spéculations sèches, il s’étend avec autant de succès jusqu’aux choses d’agrément, sur lesquelles je doute qu’aucun peuple nous égale. Ce sont celles-là, Madame, auxquelles il vous appartient de vous occuper, et qui doivent composer toute votre philosophie.



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