Envers et contre tous/14

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Michel Lévy frères (p. 134-146).

XIV

LES ROUERIES D’UNE FILLE D’ÈVE

Laissons pour quelque temps M. de la Guerche et M. de Chaufontaine à la cour du roi Gustave-Adolphe, où la guerre ne leur permettra pas des loisirs bien longs, et retournons de quelques pas en arrière auprès de Mme d’Igomer, que nous avons perdue de vue depuis que l’audace de Magnus a tiré de ses mains Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan, au moment où, triomphante, elle les conduisait au couvent de Saint-Rupert.

On se souvient que Jean de Werth, pour obéir au désir exprimé par la baronne, s’était chargé de la mener en personne à Prague, où le feld-maréchal Wallenstein avait fixé sa résidence. L’échec qu’elle venait de subir dans le pavillon où elle avait passé une nuit ne changea pas sa résolution, et, dès le lendemain, elle partit pour la Bohême ; mais, escortée par les gens du baron, elle laissa le général des troupes bavaroises devant Magdebourg. Elle était sûre de lui et voulait qu’un complice non moins ardent et non moins obstiné dans sa haine veillât autour de la ville où les deux cousines avaient si fatalement trouvé un refuge.

Pour les desseins qui mûrissaient dans cette tête en fermentation, il fallait à Mme d’Igomer un appui tout-puissant. Si elle ne devait plus entrer dans ce palais vers lequel elle dirigeait ses pas avec une impatience fiévreuse, vengée enfin et tout enorgueillie de son triomphe ; et si au contraire, elle y apparaissait vaincue et déchirée par sa défaite, elle nourrissait l’espoir de tirer un parti meilleur de cette infortune.

Elle poursuivait alors un double but : perdre sa rivale d’abord ; puis, sevrée du seul amour qui eût fait battre son cœur, montrer à Renaud, par l’éclat de la toute-puissance à laquelle prétendait son ambition, ce qu’elle était et ce qu’elle avait voulu lui sacrifier.

« Alors il me connaîtra, pensait-elle, et alors peut-être il me regrettera ; je ne sais pas si je serai heureuse, mais du moins il ne sera pas heureux non plus !… »

Chemin faisant, elle arrangea son thème et se prépara à ce rôle de victime qu’elle voulait jouer.

L’homme que l’empereur Ferdinand avait créé duc de Friedland en récompense des services rendus à la Maison de Habsbourg, occupait alors à Prague une position dont l’éclat ne le cédait pas même à la grandeur souveraine de son maître. Il avait une réputation militaire égale à celle du comte de Tilly, un faste et des richesses qui l’emportaient sur tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. En disgrâce depuis quelque temps, il avait, dans la retraite qu’il s’était choisie au milieu de ses domaines, une Cour qu’un roi puissant eût enviée. Autour de lui se pressait tout un peuple d’officiers dévoués à sa fortune et que sa main prodigue entretenait magnifiquement ; il avait soixante pages et cinquante gardes attachés à sa maison.

Les plus grands seigneurs se faisaient une joie d’être admis dans ce palais féerique auquel six vastes portiques conduisaient ; les gentilshommes des meilleures maisons ambitionnaient l’honneur de la servir. Ses trésors suffisaient à tout, et, dans cette solitude royale sur laquelle l’Allemagne avait les yeux, son indomptable ambition méditait de nouvelles grandeurs.

Il n’était pas dans tout l’empire, des bords de l’Elbe au Rhin, de la mer Baltique aux montagnes du Tyrol, un soldat qui ne le connût, un chef d’armée qui ne le respectât ou ne le craignît. Son nom était un drapeau ; à son appel, il n’était pas un homme sachant manier l’épée ou le mousquet qui ne fût aise d’entreprendre sous ses ordres une nouvelle campagne, et ne fût dès lors assuré de vaincre. Il avait le grand art de récompenser largement quiconque le servait. On l’avait vu improviser en quelque sorte des armées, et, tout à coup, surgir à la tête de régiments nombreux d’une province dévastée où, la veille encore, on ne rencontrait que des fuyards.

Il avait des chambellans et des majordomes, ses grands officiers et ses ambassadeurs comme l’empereur avait les siens. On traitait avec lui comme avec une tête couronnée. Disgracié par l’effroi du maître, qui le redoutait, il n’était pas abattu ; un revers des armes impériales pouvait lui rendre la toute-puissance militaire. Or, la baronne d’Igomer avait assisté à trop d’événements depuis un petit nombre d’années pour ne pas savoir que la guerre a ses caprices. Elle ignorait d’où viendrait le coup de foudre qui ferait remonter Wallenstein au pinacle, mais elle avait la conviction qu’il éclaterait. Il fallait donc s’assurer de lui avant qu’il fût le maître.

La baronne n’avait pas oublié qu’autrefois, à Vienne, et un soir de fête, le premier lieutenant de l’empereur l’avait regardée avec des yeux que ses familiers ne lui avaient jamais vus pour personne. Il lui avait parlé, et cette voix dure, qui faisait trembler tout le monde, s’était attendrie ; ce visage austère et jaune s’était coloré. Quelque chose avait battu dans la poitrine du farouche général qu’il n’était pas accoutumé à y sentir. À cette époque, Mme d’Igomer, mariée depuis peu de jours, était dans tout l’éclat de son printemps ; mais elle était femme déjà par l’esprit, et aucun détail de cette nuit ne lui avait échappé. Quel plus éclatant triomphe pour sa jeune vanité ! Mais, ramenée par les événements vers ce souvenir d’un jour, quelle indignation n’éprouvait-elle pas contre elle-même, d’avoir cédé à l’amour que lui inspirait un pauvre gentilhomme, presque un aventurier, lorsque d’un signe elle eût pu voir tomber à ses pieds le maître de l’Allemagne ! Désespérée et toute saignante encore des blessures qu’il avait faites à un cœur étonné de s’être donné, Mme d’Igomer voulut savoir si sa beauté rayonnante exercerait encore sur Wallenstein le charme et la séduction qui devaient servir ses desseins nouveaux.

Dès son arrivée à Prague, son premier soin fut de lui rendre visite.

Avec quel art ne sut-elle pas l’aborder ! Comme elle s’inclina sur la main puissante que le duc lui tendait. Avec quelles inflexions de voix douces et suppliantes ne lui apprit-elle pas qu’elle était veuve, isolée, presque sans défense ! Au milieu de l’abandon qui l’entourait, désolée comme une fauvette dont le nid vient d’être emporté par l’orage, elle s’était souvenue de l’illustre et tout-puissant Wallenstein, l’orgueil de l’Allemagne. Le guerrier terrible et magnanime lui avait parlé avec bonté autrefois, elle s’en était souvenue, et son premier élan l’avait poussée vers lui. De cruelles inimitiés la poursuivaient ; elle avait laissé bien des rancunes à la cour du roi de Suède, où de tristes jours l’avaient enchaînée ; mais si sa présence pouvait susciter quelque danger contre l’homme que tout l’empire admirait, elle était prête à fuir et à dérober les dernières années qui lui restaient à vivre dans l’ombre glacée d’un couvent.

Deux larmes tombaient de ses yeux et roulaient comme des perles sur ses joues roses. Wallenstein la releva. — Entrez, madame, dit-il, ce palais est à vous.

C’était un premier succès. Mme d’Igomer se réservait d’en obtenir d’autres. Bientôt elle sut intéresser le duc de Friedland à des malheurs imaginaires qui lui donnaient l’occasion de verser des larmes dont sa beauté se parait ; la pitié se mêla au sentiment spontané de séduction dont son hôte subissait l’empire, et un long temps ne s’écoula pas sans que chambellans et majordomes, écuyers et pages, tout un peuple de gentilshommes et de capitaines n’apprît à compter avec le nouvel astre qui brillait sur Prague.

Parmi toutes les personnes qui composaient l’entourage de Wallenstein, une seule était vraiment à redouter : c’était l’Italien Seni, qui consultait les astres au profit du feld-maréchal ; mais Thécla perça du premier coup d’œil l’homme à qui elle avait affaire. Elle manda un soir l’astrologue chez elle, et, lui montrant sur un meuble un écrin où resplendissait un joyau de prix suspendu à une chaîne d’or :

— Voilà un tribut que mon sexe paye à votre science, dit-elle ? j’ose espérer qu’elle ne me sera pas défavorable et que les planètes soumises à vos lois m’accorderont une part de l’amitié que je vous demande.

L’astrologue ne pouvait pas se méprendre à la signification du sourire qui accompagnait ces paroles et du regard que la baronne lui jeta.

— Qu’avez-vous à craindre des planètes qui me confient leurs secrets ? répondit Seni. Vous ne brillez pas moins que Vénus, et les étoiles sont vos sœurs.

— Voilà ce qu’il faudra dire quelquefois à S. A. le duc de Friedland ; je ne manquerai pas de lui jurer que vous ne vous trompez jamais.

Le soir même, la conjonction de Mars et de Jupiter démontrait au feld-maréchal Wallenstein que l’arrivée de Mme d’Igomer à Prague était d’un bon augure ; les astres s’en réjouissaient.

Les intelligences que Mme d’Igomer avait conservées dans l’armée du comte de Tilly lui firent connaître, avant tout le monde, la prise de Magdebourg. Ce n’était rien pour elle ; mais ce qui lui importait, c’était que Mlle de Pardaillan, qu’elle savait dans la ville assiégée, n’eût point réussi à s’évader. Un courrier expédié par le baron Jean de Werth le soir même de la catastrophe la rassura. Il fallait à présent arracher la captive aux mains du comte de Pappenheim, et la faire diriger sur Prague, où elle-même aurait toute liberté d’en disposer à son gré ; mais, pour arriver à un tel résultat, il fallait y intéresser M. de Pappenheim lui-même.

Le plan de Mme d’Igomer fut promptement conçu. Elle se présenta un matin chez le duc de Friedland, le visage baigné de larmes.

— Quelle horrible nouvelle n’ai-je pas apprise ! dit-elle en tombant à ses genoux ; je ne me lèverai de cette place que lorsque vous aurez juré de m’accorder les grâces que je vous demande.

— Qu’est-ce ? Ne commandez-vous pas ici ? dit Wallenstein, qui la fit asseoir près de lui.

— Magdebourg est pris !

— Eh bien, n’était-ce pas une ville rebelle ? Les armes de l’empereur l’ont châtiée.

— Ah ! vous ne savez pas ! Deux personnes de qualité, deux jeunes filles qui me sont alliées par les liens du sang, sont tombées au pouvoir du comte de Pappenheim. Le comte de Tilly, qui connaît leur nom, leur fortune, les réclame. Vers quelle forteresse va-t-on les diriger ? À quel traitement indigne seront-elles exposées ? Malgré les souffrances que j’ai éprouvées en Suède, je ne peux pas oublier que j’ai dormi sous leur toit, auprès d’elles.

— Généreuse Thécla, toujours bonne et dévouée !

— Obtenez du comte de Tilly que Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny vous soient remises, que votre palais leur serve de prison. Si c’est de l’or qu’il veut, l’or n’a jamais rien coûté à vos mains magnanimes. Ici, je veillerai sur elles. Bien plus, je sauverai leurs âmes : si Dieu le veut, je les arracherai aux ténèbres de l’hérésie ; et j’acquitterai ainsi la dette de mon cœur.

— Que désirez-vous que je fasse, Thécla ? Faut-il que j’envoie un de mes officiers au comte de Tilly ? Il me connaît, je réponds de son consentement.

— Et qui résisterait aux désirs exprimés par le prince de Wallenstein ? Mais faites plus encore : permettez-moi de partir moi-même. J’irai au-devant de M. de Pappenheim, et, quand les deux pauvres captives me verront, elles se croiront sauvées. Ah ! puissé-je alors ramener ces âmes égarées dans le giron de notre sainte Église !

— Mais, dit Wallenstein, ce voyage que vous allez entreprendre ne vous retiendra-t-il pas longtemps loin de moi ? Vous allez voir face à face un homme tout chargé des lauriers de la victoire ; et que suis-je, moi, sinon un soldat qu’on oublie ?

— Vous êtes le duc de Friedland, celui qui a toujours vaincu, celui que les astres protègent. Wallenstein a daigné abaisser ses regards jusqu’à moi, et Wallenstein pense que je pourrai me laisser éblouir par quelqu’un qui ne serait pas lui ! Ah ! que n’est-il pauvre, abandonné, malheureux, trahi des hommes comme il l’est de son empereur, et il connaîtrait jusqu’où va mon dévouement !

Le duc attira la tête de Thécla sur son cœur. « Ah ! pensa-t-elle, c’était autrefois Renaud qui me pressait ainsi dans ses bras ! »

Mme d’Igomer partit. Elle avait tout ensemble une lettre signée du nom redoutable de Wallenstein et une escorte d’honneur.

La lettre, qui était pour le comte de Tilly, faisait connaître au vainqueur de Magdebourg le désir qu’avait le duc de Friedland d’appeler à Prague Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny, parentes de Mme d’Igomer, grande maîtresse de son palais. De grands présents accompagnaient cette lettre, que Mme d’Igomer ne remit pas sans toucher un mot de la rançon, dont une bonne part reviendrait à celui qui avait le plus large droit au butin. Le comte de Tilly céda, et il ne fut plus question que de rejoindre M. de Pappenheim, qui avait pris les devants.

— Il s’obstine à vouloir escorter les deux prisonnières en personne, dit le vieux général ; et il est d’autant plus important, que, vous le voyez, sur la nouvelle de la prise de Magdebourg, l’empereur a nommé M. de Pappenheim au commandement d’un corps de troupe qui doit agir dans la Saxe. Ne perdez pas une minute.

Mme d’Igomer, munie de nouvelles instructions, se concerta avec Jean de Werth.

— Je connais celui qu’on nomme le Soldat, dit le baron, il est homme à s’entêter dans sa folle résolution. Je vous demande un peu d’où lui viennent ces fumées de chevalerie ! Les deux captives sont perdues pour nous si vous ne trouvez le défaut de la cuirasse.

— Il n’y a pas de cuirasse où il n’y en ait un ! Fiez-vous donc à moi pour découvrir le sien. Que Mlle de Souvigny arrive seulement à Prague, où je règne, et je fais serment qu’elle sera à vous.

— Ma seule crainte est que M. de Pappenheim ne consente pas à la quitter, pas plus que Mlle de Pardaillan.

— La main sur la conscience, croyez-vous qu’il aime encore Adrienne ?

— Non. Le temps et l’absence ont dissipé ce rêve d’un jour ; mais il sait que je l’aime, et il a promis à M. de la Guerche de veiller sur elle.

— Question d’honneur, alors ! Je la redoute moins qu’une question d’amour. Que j’allume seulement un désir dans cette âme passionnée, et j’en dirigerai la flamme du côté où il me plaira de la tourner !

Jean de Werth sourit.

— Vous avez le don des miracles, dit-il.

— Non, mais je hais ! À présent, mettez-vous en mesure de me faire rencontrer le plus tôt possible M. le comte de Pappenheim.

Grâce à une extrême diligence, Jean de Werth et Mme d’Igomer parvinrent à atteindre M. de Pappenheim dès la fin du second jour.

Une heure après, Thécla se faisait annoncer chez le général.

— Ah ! un commandement ! dit-il en lisant les dépêches que Mlle d’Igomer venait de lui remettre.

— L’empereur compte sur votre dévouement.

— Il a le droit d’y compter, puisque le roi de Suède est en Allemagne. Mais vous ignorez peut-être ce que je fais ici ?

— Je n’ignore rien. Lisez.

Et, d’une main hardie, Thécla tendit au comte les lettres de Wallenstein et du comte de Tilly.

— À vous Mlle de Pardaillan et Mlle de Souvigny ! reprit-il après qu’il eut jeté les yeux sur les deux lettres. Et ma parole ?

— Et votre intérêt ?

M. de Pappenheim et Mme d’Igomer se regardèrent bien en face, les yeux dans les yeux.

— Pas de grands mots, poursuivit Thécla, disons les choses comme elles sont. Il y a deux jeunes filles, l’une que vous avez aimée un jour…

— Ah ! vous savez ?

— Je me mêle de diplomatie, et un diplomate ne doit rien ignorer. Qu’elle aime M. de la Guerche, alors que Jean de Werth l’aime de son côté, c’est une affaire à régler entre Jean de Werth et M. de la Guerche. Vous n’avez à tirer l’épée ni pour l’un ni pour l’autre. Mais, à côté de Mlle de Souvigny il y a Mlle de Pardaillan, et c’est une chose à laquelle vous n’avez pas assez pris garde.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que Mlle de Pardaillan, comtesse de Mummelsberg par sa mère, est par conséquent presque Allemande, et que son comté relève de la couronne d’Autriche, dont vous êtes l’un des plus héroïques serviteurs. Fille unique et unique héritière de M. le marquis de Pardaillan, un homme pour qui le Pactole coule en Suède, elle est digne de flatter l’orgueil et de mériter l’amour des plus grands seigneurs de l’Allemagne. On sait des yeux qui l’admirent et ne regardent qu’elle lorsque les deux cousines sont ensemble.

— Elle est charmante, en effet, murmura M. de Pappenheim.

Thécla se rapprocha de lui.

— Croyez-vous que, prisonnière de l’empereur Ferdinand, le maître de l’empire hésiterait à la donner à celui qui l’a si vaillamment servi ? reprit-elle. Que de domaines alors ajoutés aux domaines de Pappenheim ! Il est vrai que M. le marquis de Chaufontaine l’adore et que M. de Chaufontaine, m’a-t-on dit, a rencontré M. de Pappenheim à la Grande-Fortelle.

M. de Pappenheim se mordit les lèvres.

— Et cela crée des liens que rien ne peut détruire, poursuivit Mme d’Igomer. Ne vous a-t-il pas bravé ? Ne vous a-t-il pas fait subir le premier échec qu’ait éprouvé celui qu’on devait plus tard surnommer le Soldat ? Voilà ce qu’on peut appeler des titres ! Quand vous pensiez encore à Mlle de Souvigny, n’ai-je pas ouï dire que, dans un bourg, près de Malines, M. de Chaufontaine a bravement tué un homme à vous, une fine lame cependant ! Eh ! eh ! M. de Chaufontaine a droit au respect du comte de Pappenheim. Il vous a frappé ; courbez-vous !

— Madame ! cria M. de Pappenheim, pâle de fureur.

Mme d’Igomer ne baissa pas les yeux.

La croix rouge venait d’apparaître sur le front livide du grand maréchal ; mais, reculant d’un pas comme s’il eût eu peur de son propre emportement :

— Madame, reprit-il, voilà des paroles qu’un homme ne m’aurait pas dites impunément. Vous êtes femme… je les oublierai.

— Non, ne les oubliez pas ! reprit Mme d’Igomer avec force.

— Mais alors que voulez-vous que je fasse ?

— Ce que je ferais si j’avais l’honneur de me nommer Godefroy-Henri de Pappenheim.

— Ah ! parlez, parlez donc !

— Un homme vous a offensé, un étranger, un ennemi de votre pays et de votre empereur ! Cet homme aime une femme que le sort de la guerre a fait tomber entre vos mains, et vous me le demandez ! Trêve de vaines paroles. Êtes-vous de ces écoliers que des scrupules enfantins conduisent, et voulez-vous garder pour ce Français qui vous raille, et cela seulement parce qu’il est vaincu, l’un des plus beaux partis que l’Allemagne puisse offrir à ses glorieux enfants ? Elle est là, Mlle de Pardaillan, et vous hésitez ? M’objecterez-vous la parole donnée à M. de la Guerche ? L’ordre du comte de Tilly est là qui vous dégage, et, d’ailleurs, que devez-vous à M. de Chaufontaine ? Est-ce de la reconnaissance pour ce récit que je lui ai entendu raconter vingt fois, de la figure singulière que vous faisiez à la Grande-Fortelle, lorsque cinquante escopettes vous menaçaient de toutes parts ?

— Ah ! M. de Chaufontaine vous a raconté…

M. de Pappenheim ne put achever ; le sang qui lui montait à la gorge l’étouffait.

— Que ne vous faites-vous le page de Mlle de Pardaillan, pour la conduire à cet heureux rival ? Vous frémissez ? Le noble sang des Pappenheim se réveillerait-il enfin ? La fortune a mis une fille de race entre vos mains, comme une colombe dans les serres d’un milan ; ne la rendez plus. Et ce sera une bonne œuvre, une pieuse action. Songez-y, la comtesse de Mummelsberg, qui a donné le jour à Mlle de Pardaillan, était catholique ; vous ramènerez aux pieds des autels qu’elle outrage la victime de l’hérésie ; une fortune pour vous, une âme pour le Ciel.

— Ah ! je cède ! s’écria M. de Pappenheim.

— Ainsi, Mlle de Souvigny et Mlle de Pardaillan me suivront à Prague ?

— À Prague, à Vienne, où vous voudrez !

— Vous savez quel homme c’est que le duc de Friedland, nul n’est plus fidèle à ses amis. Je lui dirai que son désir a été une loi pour vous, et peut-être un jour le reverrez-vous à la tête des armées impériales. Or, monsieur le comte, veuillez voir en moi l’ambassadrice du feld-maréchal Wallenstein.

— Ce soir, j’aurai pris le chemin de la Saxe, tandis que vous suivrez celui de la Bohême. Faut-il annoncer aux deux cousines que vous êtes ici ?

— C’est inutile. Dites-leur seulement que vous n’êtes plus chargé de les accompagner. Le reste me regarde.

— Ainsi, je peux compter sur vos bons offices auprès de celle qui peut être appelée la comtesse de Mummelsberg ?

— Si elle n’est pas à vous, elle ne sera jamais à personne. Cependant, il y a M. de Chaufontaine…

— Dieu me le fera rencontrer, et alors je réponds de tout.

— Au revoir donc, monsieur le comte.

— Au revoir, madame la baronne.

Un moment après, Mme d’Igomer était auprès de Jean de Werth, auquel elle faisait part du résultat de son entrevue avec M. de Pappenheim.

— Quand je vous le disais ! s’écria-t-elle, j’ai trouvé le défaut de la cuirasse.