Envers et contre tous/19

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Michel Lévy frères (p. 187-192).

XIX

QUATRE CONTRE UN

Les conditions d’échange venaient d’être ratifiées ; rien ne retenait plus Armand-Louis et Renaud à Nuremberg. Ils prirent congé de Wallenstein et sortirent du camp à cheval.

À un trait d’arbalète du fossé, ils rencontrèrent un cavalier qui, passant près d’eux, les salua. C’était le comte de Pappenheim ; il portait la cuirasse au dos et un grand manteau agrafé sur ses épaules. Avant qu’Armand-Louis ou Renaud eussent le temps de lui répondre, le comte était déjà loin.

— L’oiseau de proie s’envole à gauche, mauvais signe ! dit Carquefou.

— Sans compter que le pays est propice aux embûches, murmura Rudiger.

La route s’engageait dans un pays boisé semé de gorges et de solitudes où croissaient çà et là des sapins et des bouleaux. Un vent bas soufflait, roulant des masses de vapeurs errantes qui s’épaississaient ou se dissipaient tour à tour. Armand-Louis et Renaud ressentaient l’influence de cette nature mélancolique ; ils songeaient et ne parlaient pas.

Magnus regardait tantôt en avant, tantôt en arrière, tantôt à gauche, tantôt à droite. Rudiger, de son côté, avait l’œil à tout. — Si je meurs, ce qui est probable, murmurait Carquefou, je ne voudrais pas mourir par un temps semblable et dans un tel paysage, j’aurais trop froid.

Et il roulait autour de ses flancs le manteau que la bise secouait.

Le brouillard courait sur la bruyère ; des bandes de corbeaux en rayaient la masse grise d’un vol sinistre et lourd.

Un cavalier passa comme un fantôme sur la route, puis un autre, puis un troisième ; et tous trois se réunirent en avant de manière à ne former qu’un seul groupe.

Ils précédaient M. de la Guerche et Renaud d’une centaine de pas.

Magnus jeta les yeux sur l’extrémité d’une gorge que leur petite troupe venait de traverser.

Il aperçut au loin, presque effacés dans la brume, trois cavaliers qui marchaient au pas.

« Six en tout, pensa-t-il, ce n’est rien encore. »

Cependant il dégagea son bras droit et s’assura que ses pistolets jouaient librement dans leurs fontes.

Presque aussitôt, Rudiger, qui venait d’en faire autant et qui regardait de côté et d’autre, remarqua sur la droite, dans la plaine, où rampait un taillis bas, trois autres cavaliers dont la tête et les épaules saillaient du milieu des branches.

— Neuf, dit-il en les désignant à son voisin.

Magnus tourna rapidement les yeux du côté d’un bois qui s’étendait sur la gauche et dont leur petite troupe côtoyait la lisière.

L’obscurité s’y faisait plus noire ; cependant, parmi les troncs pâles des bouleaux, il distingua trois ombres qui se glissaient dans l’épaisseur muette du bois.

« Hum ! ça fait douze, pensa-t-il. »

Cette fois il renouvela l’amorce des pistolets, et, tirant l’épée du fourreau, la laissa pendre toute nue à son poignet. Rudiger avait pris la même précaution.

Carquefou, qui les observait, les imita scrupuleusement ; après quoi, se penchant à l’oreille de Magnus :

— Pourquoi ? lui dit-il.

Magnus étendit la main sans parler vers les quatre coins de l’horizon.

— Oh ! oh ! fit Carquefou.

— Et remarquez qu’ils se rapprochent de nous, dit Rudiger.

Magnus ne dit rien, seulement il fit à part lui cette remarque que, depuis un instant, chaque groupe s’était augmenté d’une unité, ce qui portait le nombre des cavaliers à seize.

Au même instant, les quatre hommes qui marchaient en avant firent volte-face, et ceux qu’on voyait en arrière allongèrent le pas.

Par un mouvement simultané, les deux troupes qui trottaient dans la plaine et dans les bois dirigèrent leur course vers la route.

M. de la Guerche et M. de Chaufontaine étaient pris entre quatre feux.

En cet endroit où nulle hôtellerie, nulle maison, nulle cabane ne se voyait aussi loin que la vue pût s’étendre, deux bouquets noirs de sapins s’élevaient aux deux côtés de la route.

Magnus frappait déjà sur l’épaule d’Armand-Louis, et Carquefou avertissait Renaud, lorsqu’un cavalier sortit du plus épais de ces massifs. Il avait la tête haute, l’épée à la main.

Carquefou poussa un cri.

Le cavalier sourit, et, saluant du bout de son épée :

— Je vois, messieurs, dit-il, que vous avez reconnu le capitaine Jacobus. — Ah ! le bandit ! s’écria Renaud.

— À présent, s’il vous plaît, réglons nos comptes.

Mais, au moment où le capitaine Jacobus levait en l’air un pistolet pour donner le signal de l’attaque aux quatre bandes, qui n’étaient plus qu’à trente pas des gentilshommes, un cavalier s’élança d’un bond sur la route, et, portant un sifflet d’argent à ses lèvres, en tira un son aigu. Un grand bruit de fer s’éleva du milieu du brouillard, et le chemin se couvrit de cuirassiers, qui, le sabre au poing, entourèrent les assaillants.

— Capitaine Jacobus, bas les armes, dit le cavalier. Je suis le comte de Pappenheim.

Le capitaine Jacobus promena ses regards surpris de tous côtés, mais de tous côtés un mur d’airain enveloppait ses bandes.

Il remit froidement son épée au fourreau.

— Vous êtes le plus fort, monseigneur, dit-il, mais j’ai grand-peur que vous n’ayez fait une sottise.

Le comte de Pappenheim étendit la main dans la direction de Nuremberg ; le capitaine Jacobus réunit ses hommes autour de lui, les rangs serrés des cuirassiers s’ouvrirent, et toute la bande s’éloigna comme une troupe de chacals qui vient d’entendre le rugissement du lion.

Les cuirassiers se reformèrent derrière M. de Pappenheim, et marchant à leur tête, il escorta M. de la Guerche et M. de Chaufontaine jusqu’à l’extrémité de cette route dangereuse. Aux premières clartés du matin, on vit un bourg dont les rayons s’éparpillaient sur les deux côtés du chemin.

— L’armée suédoise est devant vous, messieurs, leur dit-il alors, et l’armistice expire demain.

Et comme les deux gentilshommes s’inclinaient :

— Sommes-nous quittes à présent, monsieur le comte ? repritil en s’adressant à M. de la Guerche. Les bois que vous venez de traverser ont-ils payé la dette du camp de Stettin ? Le comte de Pappenheim s’est-il souvenu du comte Éberart ?

— Oui, répondit Armand-Louis.

— Alors, messieurs, bonne chance ! Et, s’il plaît à Dieu, nous nous rencontrerons sur un champ de bataille. Là, vous verrez que je n’oublie rien.

M. de Pappenheim salua fièrement de la main les deux gentilshommes, et, suivi de ses cuirassiers, il se perdit bientôt dans un nuage de poussière.

Et, le regardant, tandis que le Soldat s’éloignait au pas, lentement, à la tête de ses cuirassiers :

— Singulier homme ! dit Renaud.

— Étrange, en effet, répondit M. de la Guerche : il y a en lui comme un mélange de toutes les bonnes et de toutes les mauvaises qualités. Les unes lui appartiennent, les autres sont le résultat des événements et des luttes auxquels toute sa vie a été mêlée ; il a le germe des meilleures et des plus hautes vertus, la passion de la gloire, l’amour de son pays et de sa religion, une fidélité à toute épreuve à son drapeau et à son empereur, une bravoure indomptable ; mais tout cela est comme envenimé et corrompu par une ambition formidable, un orgueil implacable, le mépris des hommes et le dédain de toute règle. Hier, il marchait dans une ville en flammes et faisait passer son cheval sur les cadavres de dix mille Allemands. Que lui importait ! il n’y avait là que des rebelles et des protestants ! Et ce même jour il se mettait résolument, au péril de sa vie, entre deux femmes et une armée en proie à l’ivresse du pillage. Hier il aspirait impitoyablement à la main d’une fille noble qui le repousse ; aujourd’hui il sauve son rival. Les événements l’ont rendu ce qu’il est, farouche, violent, capable des plus terribles représailles, des plus féroces exécutions, puis, par moments, son âme se réveille, et la magnanimité se fait jour. L’arbre semble desséché, et il en tombe parfois un fruit mûr.

— Ma foi, si jamais je le tue, reprit Renaud, je ne tuerai jamais plus vaillant homme de guerre !

Le jour même où l’armistice devait expirer, Armand-Louis et Renaud rejoignaient l’armée du roi. Immédiatement après, M. de la Guerche faisait demander une entrevue à Gustave-Adolphe.

Le projet le plus audacieux avait germé dans son esprit. Il avait servi la cause de la Suède ; il croyait avoir le droit de servir sa cause personnelle.