Envers et contre tous/29

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Michel Lévy frères (p. 297-304).

XXIX

LA LOUVE ET LE LOUP

Mme d’Igomer avait elle-même reconnu en maints endroits les traces nombreuses imprimées par les chevaux sur le rivage du marais. Elle en cherchait les empreintes sous l’eau, et les voyait disparaître çà et là au milieu d’un lit d’herbe que le vent faisait moutonner. Son regard anxieux interrogeait l’horizon. Ceux qu’elle poursuivait d’une haine infatigable avaient-ils réussi à franchir cette barrière réputée infranchissable, ou dormaient-ils sous la surface plombée de ces eaux immobiles ? L’espace ne lui répondait pas, elle n’entendait que les cris plaintifs des courlis qui battaient de l’aile autour des joncs. Mille sentiments divers s’agitaient alors dans son cœur : c’était un mélange de joie âcre et violente et de profonde douleur. Celui qui l’avait trahie et qu’elle avait aimé ne venait-il pas de payer de la vie son abandon ? Quelle mort dans les eaux sinistres d’un marais, et comme sa vengeance l’avait bien servie ! Mais le dernier regard de Renaud avait sans doute rencontré celui de Diane, leurs mains s’étaient mariées dans une étreinte suprême, la mort les unissait, et rien à présent ne les séparerait plus. Puis, tout à coup, la pensée que peut-être ils étaient parvenus à gagner la rive opposée lui traversait l’esprit ; alors, un frisson la prenait, et elle ne songeait plus qu’à retrouver leurs traces, à les atteindre et à les punir.

Jean de Werth n’était qu’à demi rassuré par les déclarations du garde. Il avait assez souvent éprouvé quelles ressources incroyables Armand-Louis et Renaud puisaient dans leur énergie, leur courage, leur adresse, pour ne pas redouter qu’ils n’eussent une fois encore brisé les obstacles amoncelés sur leur route. Eussent-ils, en outre, exposé leurs compagnes à une mort presque certaine, s’ils n’avaient pas eu quelque moyen secret de traverser le marais ? Du caractère dont ils étaient, M. de la Guerche et M. de Chaufontaine eussent vingt fois préféré se lancer à cheval au travers des balles et des sabres, en briser le cercle ou tomber morts.

Les pas imprimés sur les bords fangeux de l’immense marais étaient nombreux partout, aussi bien sur la rive droite que sur la rive gauche. Les bestiaux du village et les chevaux de labour avaient coutume de hanter ces parages, dont certaines parties présentaient à leur alimentation des ressources abondantes. Les paysans qu’on interrogeait répondaient vaguement : ceux-ci n’avaient rien vu, ceux-là dormaient ; la plupart, affolés par la terreur, déclarèrent que, depuis que l’attaque du village avait commencé, ils ne quittaient pas leurs maisons dans la crainte des balles. On n’en tirait aucun renseignement précis. Las de questionner, Jean de Werth envoya çà et là des éclaireurs pour reconnaître l’endroit exact où un corps de cavalerie régulière avait pu passer. Leur zèle fut devancé par la colère inquiète et l’impatience fiévreuse de Mme d’Igomer.

Elle aussi parcourait les bords du marais, penchée sur l’encolure du cheval, cherchant un indice qui la mît sur la véritable piste des fugitifs. Tout à coup on la vit s’arrêter, et, montrant du geste un pan de gazon foulé en ligne droite par les sabots de cinquante chevaux :

— Là ! là ! s’écria-t-elle.

Jean de Werth accourut.

— Je ne vois rien que des pas comme on en voit partout ! s’écria-t-il après qu’il eut des yeux interrogé le marais.

— Et cela, qu’est-ce donc ? reprit Mme d’Igomer en désignant du doigt un nœud de rubans qu’on voyait flotter parmi les roseaux à quelque distance du bord. C’est là qu’ils ont passé. Ce bout de soie qui pend à la cime des joncs ne vous le dit-il pas ? Ah ! je le reconnais, moi ! Ce nœud de rubans couleur de feu, Mlle de Pardaillan le portait à son corsage. Voyez le sentier sous l’eau, voyez ces empreintes profondes qui se suivent et se perdent au loin !

— C’est vrai ! dit Jean de Werth.

— S’ils ont passé, ne passerons-nous pas comme eux ? Ah ! ce nœud de rubans ! Je veux savoir si Renaud de Chaufontaine n’est pas tombé près de lui !

— Que faites-vous ?

— Je vous montre le chemin. Me suivrez-vous si j’arrive ?

Et, poussée par le démon de la haine, Mme d’Igomer lança son cheval dans le marais avant que personne pût l’arrêter.

— Prenez garde ! c’est tenter Dieu, lui cria l’un des paysans que Jean de Werth avait interrogés.

Mais les pieds du cheval venaient de rencontrer un terrain solide : Mme d’Igomer secoua la tête avec dédain et poursuivit sa marche périlleuse. Le nœud de rubans couleur de feu, qu’elle ne quittait pas du regard, l’attirait comme un aimant.

Pendant quelques minutes, les cavaliers de Jean de Werth la suivirent des yeux, hésitant sur le bord, tentés de la suivre, et intimidés par les mystères de cette nappe d’eau que voilaient par intervalles des îles de glaïeuls et de roseaux.

— Et vous êtes des hommes ! des soldats ! leur cria Mme d’Igomer, qui marchait toujours.

Huit ou dix cavaliers s’élancèrent sur ses traces. Jean de Werth, impassible, ne remua pas.

— S’ils découvrent le sentier, je le verrai bien, murmura-t-il.

Les cavaliers marchaient au hasard, ceux-là avec plus de hardiesse, ceux-ci avec plus de circonspection. Au bout d’une centaine de pas, l’un tomba subitement dans un bas-fond où son cheval disparut jusqu’au poitrail ; un autre sentit que la vase cédait sous son poids et sauta en arrière ; un troisième glissa dans un trou et eut quelque peine à regagner la rive à la nage. Tous s’arrêtèrent.

Mme d’Igomer seule continuait d’avancer ; le vent secouait les bouts du ruban couleur de feu, qui semblait rire au soleil.

Tout à coup son cheval trébucha, une de ses jambes de derrière venant de s’engager dans un lit d’herbe et de fange où il plongeait jusqu’à la hanche. Un effort violent le fit se relever, il se jeta de côté et s’enfonça jusqu’au ventre dans un trou ; un instant il se débattit, essayant de regagner le sentier, dont il s’était écarté, mais chaque élan le faisait s’enfoncer plus profondément dans la vase ; ses pieds fouettaient la boue, dont les éclaboussures aveuglaient Mme d’Igomer. En un instant elle eut de l’eau jusqu’aux genoux. Malgré sa résolution, la peur la prit.

— À moi ! cria-t-elle.

Jean de Werth donna l’exemple et entra résolument dans le marais. Quelques-uns de ses cavaliers s’y engagèrent après lui.

Mais déjà le cheval effaré de Mme d’Igomer n’obéissait plus à la bride et se livrait à des bonds et à des mouvements désordonnés qui l’entraînaient toujours plus avant dans le liquide épais où ses sabots cherchaient vainement un point d’appui. Il se cabra tout à coup, glissa et tomba sur le flanc.

— À moi ! cria de nouveau Mme d’Igomer.

Enfoncée jusqu’aux épaules dans l’abîme, elle chercha de ses mains crispées à se cramponner aux roseaux ; son poids les entraîna, ils plièrent, et l’eau monta tout à coup jusqu’à son menton ; elle poussa un cri déchirant, on vit ses bras convulsifs battre un instant la surface verdâtre du marais, puis on ne vit plus rien.

Jean de Werth poussa droit devant lui, épouvanté, la pâleur de la mort sur le front. Quand il arriva, du trou où Mme d’Igomer était entrée vivante, une eau limoneuse et glauque étendait partout son miroir immobile. Une écharpe de soie qu’il ramassa du bout de son épée indiquait seule qu’une femme avait disparu là.

Un instant Jean de Werth longea les bords de l’abîme, effrayé du silence qui succédait à cette lutte de la jeunesse contre la mort. Deux ou trois hommes qui le virent mettre pied à terre et chercher à ravir Mme d’Igomer à la tombe unirent leurs efforts aux siens, mais le marais ne rendit point sa proie.

Convaincu que rien ne la sauverait plus et que, parvînt-on jusqu’à elle, on ne retirerait plus qu’un cadavre, Jean de Werth remonta à cheval.

— Maintenant, vengeons-la ! dit-il.

Et, regagnant la rive que Mme d’Igomer avait quittée, il donna ordre à une partie de ses troupes de s’enfoncer rapidement sur la route qui courait vers le nord, et à la tête de l’autre il entreprit de tourner le marais. Les Français avaient sur lui une grande avance, mais des messagers envoyés au galop dans toutes les directions ne pouvaient pas manquer de les atteindre. Il s’agissait seulement de ne pas se tromper sur la route qu’ils avaient prise.

Vers le soir, un de ces messagers rejoignit Jean de Werth ; il avait découvert la piste des huguenots.

— Ah ! morts ou vifs, je les aurai ! s’écria Jean de Werth, qui enfonça les éperons dans le ventre de son cheval haletant.

Sa course effrénée le conduisit dans une lande jonchée çà et là de cadavres d’hommes et de chevaux. Le sang coulait encore des blessures. Au loin quelques flocons de vapeurs blanches mouchetaient la morne étendue des bruyères.

— Ah ! les maudits ! ils ont passé par là ! s’écria Jean de Werth.

Et il se lança de nouveau en avant.

M. de la Guerche et Renaud venaient en effet de passer. Au moment de leur arrivée dans cette lande, un corps de cavalerie s’y trouvait campé et leur barrait le passage d’une chaîne de montagnes où s’ouvrait un défilé qu’il était important de gagner au plus vite. Parlementer, c’était s’exposer à perdre un temps précieux et permettre aux Impériaux de se réunir. Divisés, on pouvait les rompre presque sans coup férir.

Un pli de terrain amena les huguenots jusqu’en face du campement.

— Au pas maintenant, dit Armand-Louis ; puis, quand nous serons à portée de pistolet, au galop tous ensemble.

La vue soudaine d’un escadron qui débouchait dans la plaine surprit d’abord les Impériaux ; quelques-uns montèrent à cheval, d’autres apprêtèrent leurs armes sans mettre le pied à l’étrier. L’attitude de l’escadron, qui marchait au pas, leur enlevait toute défiance. Cependant on expédia trois ou quatre cavaliers pour le reconnaître.

Armand-Louis avançait toujours, Adrienne et Diane au centre de la troupe et flanquées de dix dragons choisis parmi les plus robustes et les mieux montés.

Ils laissèrent approcher les cavaliers, puis, au moment où ceux-ci les sommaient de s’arrêter, sur un signe de M. de la Guerche, ils fondirent sur le campement ventre à terre, et le pistolet au poing.

Ce fut comme un torrent furieux qui heurte en son passage un champ d’épis mûrs ; la trouée fut large et sanglante, et la moitié des Impériaux n’avait pas encore tiré l’épée que déjà l’escadron fuyait vers le défilé.

Quelques balles le poursuivirent, et il atteignit le pied de la montagne.

Jean de Werth y arriva lui-même au moment où les Impériaux, pareils à une bande d’oiseaux sauvages que le fusil d’un chasseur a un instant dispersés, se consultaient sur ce qu’ils avaient à faire.

Le cheval du baron trembla sur ses jarrets et tomba mort.

— Vous hésitez ? s’écria-t-il, en se faisant reconnaître.

Il jeta hors de selle un cavalier blessé, et prenant sa place :

— En avant ! dit-il. Dix écus d’or au premier d’entre vous qui tue un huguenot !

La main d’un vieil officier saisit la bride du cheval.

— Regardez, monseigneur ! dit-il.

Et du doigt il lui fit voir les dragons qui précipitaient des quartiers de roche au milieu du défilé. Le bruit de ces masses qui roulaient sur le flanc de la montagne arriva jusqu’à eux. — Combien sommes-nous ? demanda Jean de Werth.

— Mille, à peu près.

— Eh bien ! cinq cents d’entre nous tomberont, cinq cents passeront ! En avant !

Les Impériaux, entraînés par la voix du capitaine, partirent à fond de train.