Ernest Maltravers/Livre 6

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Traduction par Mlle  Collinet.
Hachette (p. 234-273).


LIVRE VI.


CHAPITRE PREMIER.


L’adresse et l’artifice ont passé dans mon cœur :
Qu’on a sous cet habit et d’esprit et de ruse !

(Regnard.)


Par une belle matinée du mois de juillet, un monsieur, arrivé de la veille en Angleterre après une absence de plusieurs années, suivait, lentement et en rêvant, ce carrefour superbe qui relie dans Londres le parc du Régent à celui de Saint-James.

C’était un homme qui, avec de grands moyens, avait dissipé sa jeunesse dans une espèce d’existence errante et vagabonde, mais chez qui l’amour du plaisir commençait à s’user, et à céder la place à un sentiment d’ambition naissante.

« C’est étonnant comme cette ville s’est embellie, se disait-il. Toute chose est sûre de faire son chemin dans ce monde, avec un peu d’énergie et de mouvement ; et tout le monde, aussi bien que toutes choses. Mes anciens camarades (des gaillards qui n’avaient pas, à beaucoup près, autant de mérite que moi) sont tous dans une belle position. Voilà Tom Stevens, mon souffre-douleur à Eton (quel petit pleurnicheur ça faisait !), qui vient d’être nommé sous-secrétaire d’État. Pearson, dont je faisais tous les devoirs, est maintenant proviseur d’un collége ; il édite des tragédies grecques, et il est inscrit pour un évêché. Je vois d’après les journaux que Collier est très-haut placé dans la magistrature, et qu’Ernest Maltravers (mais lui, il avait quelque talent), s’est fait une grande réputation. Et me voici, moi, qui vaux tous ces gens-là réunis, n’ayant rien fait que dépenser la moitié de ma petite fortune, en dépit de toute mon économie. Pardieu ! il faut que cela finisse. Il est temps d’y songer ; avec cela que juste au moment où j’avais le plus besoin de son secours, ne voilà-t-il pas mon digne oncle qui se met en tête de se remarier ! Allons décidément j’étais trop bon pour ce monde-ci. »

Il en était là de sa rêverie lorsque soudain il se heurta violemment au contact d’un grand monsieur, qui portait très haut la tête, et ne paraissait pas s’apercevoir qu’il avait presque renversé notre philosophe distrait.

« Que diable, monsieur, qu’est-ce que cela signifie ? s’écria ce dernier.

— Je vous demande mille par… commençait à dire l’autre avec douceur, lorsque l’offensé lui saisit le bras et s’écria :

— Est-il possible, monsieur, est-ce bien vous que je vois ?

— Ah !… Lumley ?

— Lui-même ; et comment cela va-t-il, mon cher oncle ? Je ne savais pas que vous fussiez à Londres. Je n’y suis arrivé moi-même que d’hier au soir. Que vous avez donc bonne mine !

— Mais oui, grâce au ciel, je me porte assez bien.

— Et vous êtes heureux dans vos nouveaux liens ? Il faut me présenter à mistress Templeton.

— Hum ! fit M. Templeton, en s’éclaircissant la voix, et en souriant d’un air embarrassé, je n’aurais jamais pensé que je dusse me remarier.

— L’homme propose et Dieu dispose, dit Lumley Ferrers, car c’était lui.

— Tout doux, mon cher neveu, répondit M. Templeton, avec gravité ; de telles phrases sont tant soit peu sacriléges ; j’ai des idées arriérées à ce sujet, vous le savez.

— Je vous fais mille excuses.

— Une seule excuse suffira. Toutes ces hyperboles sont autant de péchés.

— Maudit cagot ! pensait Ferrers ; néanmoins, il s’inclina avec respect.

— Mon cher oncle, j’ai eu une jeunesse bien folle ; mais la réflexion vient avec les années ; aidé de vos conseils, si vous voulez bien me permettre cette espérance, je compte devenir meilleur et plus sage.

— C’est bien, Lumley, répondit l’oncle ; je suis de mon côté bien aise de vous voir revenir dans votre pays. Voulez-vous dîner avec moi demain ? Je demeure près de Fulham. Vous feriez bien d’apporter votre sac de nuit, et de passer quelques jours chez moi ; vous y serez très-certainement le bienvenu, surtout si vous pouvez vous arranger de manière à ne pas amener de domestique étranger. Les papistes m’inspirent une grande compassion, mais…

— Oh ! mon cher oncle, soyez sans crainte. Je ne suis pas assez riche pour avoir à mon service un domestique étranger ; et je n’ai pas parcouru les trois quarts du monde sans avoir appris qu’il est possible de se passer de valet.

— Pour ce qui est d’être assez riche, fit M. Templeton, d’un air de profond calculateur, un revenu de sept cent quatre-vingt-quinze livres et dix shillings[1] doit permettre à un homme de payer deux domestiques, si bon lui semble ; mais en tous cas, je suis content de voir que vous soyez économe. Nous nous verrons demain alors, à six heures.

Au revoir… je veux dire, Dieu vous bénisse !

— L’ennuyeux vieillard ! grommela Ferrers ; son accueil a été moins cordial qu’autrefois ; peut-être sa femme est-elle enceinte, et va-t-il me faire l’injustice d’avoir un autre héritier. Il faut que j’y fasse attention ; car sans fortune, il vaudrait mieux m’en retourner vivre au cinquième à Paris. »

Arrivé à cette conclusion, Lumley doubla le pas, et gagna Seamore-Place. Quelques instants après, il se trouvait dans une bibliothèque, bien pourvue de livres, et décorée de statues et de bustes sortis des ateliers de Canova et de Thorwaldsen.

« Mon maître va descendre à l’instant, monsieur, » dit le domestique qui l’avait fait entrer ; et Ferrers se jetant sur un canapé se mit à examiner l’appartement, d’un regard moitié envieux, moitié cynique.

Bientôt la porte s’ouvrit, et ces mots :

« Eh bien ! mon cher, comment vous portez-vous ? » furent rapidement échangés.

Après que les premières questions, les premières expressions de plaisir et de bienvenue eurent préparé les voies à une causerie plus générale :

« Eh bien ! Maltravers, dit Ferrers, nous voici donc réunis encore une fois, après tant d’années d’intervalle ! Tous deux plus vieux, c’est certain ; et vous, sans doute, plus sage. En tous cas on vous croit plus sage, et c’est là tout ce qu’il faut. Comment donc ! mon garçon, vous paraissez toujours aussi jeune ! Vous êtes seulement un peu plus pâle et un peu plus maigre. Mais moi, regardez moi donc ! je n’ai pas beaucoup plus de trente ans, et je suis presque un vieillard ; chauve autour des tempes, et la patte d’oie par-dessus le marché. Ah ! l’oisiveté vieillit diablement !

— Bah ! Lumley, je ne vous ai jamais vu si bonne mine. Et êtes-vous véritablement revenu en Angleterre pour vous y fixer ?

— Oui, si mes moyens veulent me le permettre. Mais après avoir vu tant de choses, cette vie de garçon obscure et oisive ne me satisfait plus. Je sens que l’opinion du monde, qu’autrefois je méprisais, me devient nécessaire. Je veux être quelque chose. Que puis-je être ? Ne vous effrayez pas, je ne veux pas rivaliser avec vous. La célébrité littéraire, je n’en doute pas, est une fort belle chose, mais je voudrais quelque distinction plus solide, plus positive. Vous connaissez bien votre pays. Donnez-moi une carte routière des chemins qui mènent au pouvoir.

— Au pouvoir ! Oh ! il n’y a que la magistrature, la politique, et l’opulence.

— Pour la magistrature, je suis trop vieux ; la politique peut-être pourrait me convenir ; mais l’opulence, mon cher Ernest… Ah ! je voudrais bien avoir de longs comptes chez mon banquier !

— Eh bien ! ayez patience et bon espoir. N’êtes-vous pas l’héritier d’un oncle fort riche ?

— Je n’en sais rien, dit Ferrers d’un ton dolent ; le vieux bonhomme s’est remarié, et pourrait bien avoir des enfants.

— Remarié ! et à qui ?

— À une veuve, m’a-t-on dit ; je ne sais rien de plus, sinon qu’elle avait déjà une fille ; ainsi vous voyez qu’elle a contracté la mauvaise habitude d’avoir des enfants. Et peut-être, d’ici à ce que j’aie quarante ans, verrai-je toute une nichée de chérubins s’envoler, en emportant sur leurs ailes toute la grande fortune de mon oncle Templeton !

— Ah ! ah ! votre désespoir aiguise votre esprit, Lumley. Mais pourquoi ne pas marcher sur les traces de votre oncle, et vous marier vous-même ?

— C’est ce que je compte faire dès que j’aurai trouvé une héritière. Si c’est là ce que vous vouliez dire, c’est une idée sensée et que je n’attendais pas d’un homme qui écrit des livres et surtout des poëmes ; votre conseil n’est pas à dédaigner. Car je veux être riche ; et puisque les pères (je ne veux pas dire les pères de l’Église, mais ceux dont parle Horace qui disaient à la jeune génération que la première chose à faire, c’est de vouloir être riche), la seconde doit être de considérer quels sont les moyens de le devenir.

— En attendant, Ferrers, vous serez mon commensal.

— Je dînerai aujourd’hui avec vous ; mais demain je vais à Fulham pour être présenté à ma tante. Ne la voyez-vous pas d’ici ? Une robe de gros de Naples gris ; une chaîne d’or avec un lorgnon ; un peu forte ; deux chiens carlins et un perroquet ! Ne vous effrayez pas ; c’est un portrait de fantaisie. Je n’ai pas encore vu ma respectable parente avec mes yeux physiques. Voyons, que mangerons-nous à dîner ? Laissez-moi choisir, car vous n’avez jamais été fort pour dresser un menu. »

En entendant Ferrers babiller de la sorte, Maltravers se sentait rajeunir ; les souvenirs du temps passé et des aventures d’autrefois lui revenaient en foule ; et les deux amis passèrent ensemble une journée fort agréable. Seulement, le lendemain matin, Maltravers, lorsqu’il repassa dans son esprit toutes leurs causeries de la veille, fut forcé de reconnaître, à contre-cœur, que l’inerte égoïsme de Lumley Ferrers s’était endurci en un système décidé d’absence de principes qui peut-être en ferait un homme dangereux, un véritable intrigant, les circonstances aidant.


CHAPITRE II.

Dauph. Monsieur, il faut que je vous parle. Je suis votre parent depuis longtemps méprisé.

Morose. Oh ! comme tu voudras, mon neveu.

(Épicène.)
Son silence est une dot ; sa voix est d’une douceur excessive ; économe de ses paroles, elle ne dépense que six mots par jour.
(Le même.)

La voiture déposa M. Ferrers à la grille d’une villa située à trois milles environ de la capitale. Le concierge se chargea de son sac de nuit, et Ferrers, les mains derrière le dos (c’était la place qu’il leur assignait de prédilection), s’achemina à travers un jardin charmant et entretenu avec le plus grand soin.

« C’est une fort jolie petite propriété (elle fait partie du douaire de sa femme, je pense). Je ne la lui envierais pas, ma parole, si seulement j’avais le reste ! Mais voici, si je ne me trompe, le premier échantillon qu’a donné madame de son savoir-faire, en fait d’enfants. »

Cette dernière pensée jaillit du cerveau contemplatif de M. Ferrers à la vue d’une ravissante petite fille qui, sans crainte, et en véritable enfant gâtée qu’elle était, courut vers lui, et après l’avoir considéré à son aise pendant un moment, s’écria :

« Êtes-vous venu pour voir papa, monsieur ?

— Papa !… Que diable ! pensa Lumley ; et qui est votre vrai papa, chère enfant ?

— Mais le mari de maman donc. Ce n’est pas mon vrai papa.

— Non, certainement non, ma chérie ; ce n’est pas votre papa ; je comprends.

— Hein ?

— Oui, je viens voir votre faux papa, M. Templeton.

— Ah ! alors venez par ici.

— Vous aimez beaucoup M. Templeton, mon petit ange ?

— Mais bien sûr que je l’aime. Vous n’avez pas vu le cheval à bascule qu’il va me donner ?

— Pas encore, ma charmante enfant ! Et comment se porte maman ?

— Ah ! ma pauvre chère maman, dit l’enfant, dont la voix s’altéra subitement, et dont les yeux s’emplirent de larmes. Oh ! elle ne va pas bien !

— Elle est enceinte, sans aucun doute ! grommela Ferrers, en gémissant ; mais voici mon oncle. Horrible nom ! Les oncles de tout temps ont été de vrais scélérats. Richard III et l’homme qui a fait je ne sais plus quoi aux petits enfants dans le bois, n’étaient rien en comparaison de ce vieil oncle sans cœur, qui m’a volé de complicité avec une veuve ! Vieillard sensuel, va !… Mon cher oncle, que je suis donc enchanté de vous voir ! »

M. Templeton, homme d’un abord très-froid, et qui regardait toujours ou par-dessus la tête des gens ou par terre, ne fit qu’effleurer la main que lui tendait son neveu, et, après lui avoir dit qu’il était le bienvenu, il remarqua qu’il faisait un fort beau temps.

« Très-beau. Quelle jolie propriété ! À propos, vous voyez que j’ai déjà fait connaissance avec ma charmante belle-cousine. Elle est fort jolie.

— Je le crois véritablement, » dit M. Templeton avec une certaine chaleur, et il regarda tendrement l’enfant occupée en ce moment à lancer en l’air des marguerites et à les rattraper.

Ferrers, au fond de son cœur, regrettait que ce ne fussent pas des tuiles.

« Ressemble-t-elle à sa mère ? demanda le neveu.

— À qui, monsieur ?

— À sa mère, mistress Templeton.

— Non, pas beaucoup ; il y a un certain air de famille peut-être, mais la ressemblance n’est pas très-grande. Ne désirez-vous pas aller dans votre chambre avant le dîner ?

— Je vous remercie. Ne pourrais-je d’abord être présenté à mistress Temp….

— Elle est à ses dévotions, monsieur Lumley, interrompit M. Templeton avec austérité.

— Vilaine hypocrite !… pensa Ferrers. Oh, dit-il, je suis en chanté que votre cœur pieux ait rencontré une compagne si bien assortie.

— C’est une grande bénédiction, et j’en suis très-reconnaissant. Voici le chemin de la maison. »

Lumley, officiellement installé dans une chambre à coucher d’aspect sérieux, avec des rideaux de basin, et un papier brun foncé parsemé d’étoiles brun clair, se jeta dans un fauteuil, où il bâilla et s’étira avec autant d’ardeur que s’il eût espéré, par là, devenir possesseur de la fortune de son oncle. Puis il se mit lentement à changer sa toilette du matin et à revêtir un simple costume noir ; et ce faisant, il remerciait le ciel de ce que, avec tous ses autres défauts, il n’avait jamais été dandy, et n’avait jamais porté un gilet coquet, dont la possession criminelle aurait, il le savait, décidément endurci la conscience de son oncle à son égard. Il resta dans sa chambre jusqu’à ce que le second coup de cloche l’eût averti qu’il fallait descendre. Lorsqu’il entra dans le salon, qui paraissait froid même au mois de juillet, il y trouva son oncle debout auprès de la cheminée, et une jeune et jolie petite femme, à demi ensevelie dans un fauteuil énorme, mais peu confortable.

« Votre tante, mistress Templeton… Madame, mon neveu, monsieur Lumley Ferrers, dit Templeton en les présentant du geste l’un à l’autre. John, servez !

— J’espère que je ne suis pas en retard ?

— Non, dit Templeton avec douceur, car il avait toujours eu de l’affection pour son neveu, et il commençait maintenant à se dégeler vis-à-vis de lui, en voyant que Lumley envisageait d’assez bonne grâce le nouvel état de choses. Non, mon cher enfant, non ; mais je considère que l’ordre et l’exactitude sont des vertus cardinales dans une famille bien réglée.

— Monsieur est servi, dit le sommelier en ouvrant les portes battantes à l’autre bout de la chambre.

— Permettez, dit Lumley en offrant le bras à sa tante. Quelle charmante résidence ! »

Mistress Templeton dit quelque chose en réponse, mais d’une voix si basse et si étouffée que Ferrers ne put comprendre.

« Elle est timide, pensa-t-il ; c’est drôle pour une veuve ! Mais voilà comme toutes ces ensevelisseuses de maris nous en font accroire ! »

Tout simple qu’était l’ameublement général de l’appartement, l’ostentation naturelle de M. Templeton se révélait dans l’argenterie massive et dans la multitude des serviteurs. Il était homme riche, et fier de ses richesses ; il savait qu’on est considéré lorsqu’on est riche, et il trouvait qu’il était moral d’être considéré.

Quant au dîner, Lumley connaissait assez son oncle pour savoir d’avance que les mets et les vins seraient tels que lui-même ne pourrait les dédaigner, tout gourmand raffiné qu’il pouvait être.

Quand il ne mangeait pas, M. Ferrers essayait de faire causer sa tante, mais en pure perte, malgré toute son habileté. Il y avait dans tous les traits de mistress Templeton une expression de mélancolie profonde mais calme, qui eût attristé presque tous ceux qui la regardaient, surtout chez une personne si jeune et si belle. C’était évidemment plus que de la timidité ou de la réserve qui la rendait silencieuse à ce point ; et pourtant, dans son silence même, il y avait tant de douceur et de grâce, que Ferrers ne pouvait attribuer sa manière d’être à de la hauteur ou au désir de repousser toute avance. Il était un peu désorienté. « Car, pensait-il avec assez de justesse, quoique mon oncle ne soit pas un jeune homme, il est fort riche ; et je ne puis comprendre pourquoi une veuve qui est remariée à un riche vieillard serait triste ! »

Templeton, comme pour détourner son attention de la taciturnité de sa femme, parla plus que de coutume. Il se lança dans la politique, regrettant de n’être pas au parlement dans un moment si critique.

« Si je possédais votre jeunesse et votre mérite, Lumley, je ne négligerais pas ma patrie. Le catholicisme nous menace.

— Moi aussi j’aimerais beaucoup à être au parlement, dit hardiment Lumley.

— Je le crois sans peine, répondit l’oncle sèchement. Cela coûte fort cher d’être au parlement, et il n’y a que les gens qui ont de grands intérêts de fortune dans le pays qui puissent y être. Servez du champagne à monsieur Ferrers. »

Lumley se mordit la lèvre et parla peu jusqu’à la fin du dîner. Cependant M. Templeton redevint gracieux lorsque le dessert fut servi ; il se mit à couper un ananas, en répétant plusieurs fois à Lumley qu’un jardin sans ananas ne signifiait rien.

« Quand vous vous fixerez à la campagne, mon neveu, ne manquez pas d’avoir des couches à ananas.

— Oh ! oui, dit Lumley presque avec amertume, ainsi qu’une meute, et un cuisinier français ; tout cela conviendra très-bien à ma fortune !

— Vous vous préoccupez des affaires pécuniaires plus qu’autrefois, dit l’oncle.

— Monsieur, répondit Ferrers d’un ton solennel, dans très-peu de temps, je vais être ce qu’on appelle un homme entre deux âges.

— Hum ! » fit l’hôte.

Il y eut encore un silence. Lumley, ainsi que nous l’avons déjà dit, ou donné à entendre, avait une profonde connaissance de la nature humaine, du moins telle qu’elle se présente d’ordinaire ; il se mit donc à retourner dans son esprit les différentes lignes de conduite qu’il serait sage de poursuivre à l’égard de son riche parent. Il vit que, dans l’escrime légère, son oncle avait sur lui l’avantage qu’a toujours un homme de haute taille sur un petit homme dans un assaut au fleuret ; en tenant son arme bien en garde, il tenait aussi son adversaire en respect à longueur de bras. Il y avait une réserve fière et une grande dignité chez l’homme qui avait quelque chose à donner, et Ferrers ne pouvait lui faire quitter la défensive, malgré toutes ses passes et le jeu brillant de sa rapière. Il se décida donc à adopter une nouvelle tactique, à laquelle la franchise de ses manières répondait admirablement. Au moment où il venait de s’arrêter à cette résolution, mistress Templeton se leva, et, avec un gracieux salut et un sourire doux quoique languissant, elle quitta la chambre. Les deux messieurs se rassirent, et Templeton passa la bouteille à Ferrers.

« Servez-vous, Lumley. Vos voyages semblent vous avoir enlevé votre gaieté ! vous êtes devenu pensif.

— Monsieur, dit soudainement Ferrers, je voudrais vous consulter.

— Ah ! jeune homme, vous vous êtes rendu coupable de quelque excès ; vous avez joué, vous avez…

— Je n’ai rien fait, monsieur, qui me rende moins digne de votre estime. Je vous le répète, je voudrais vous consulter. Les jours bouillants de ma jeunesse sont passés ; je commence maintenant à avoir conscience de ce que je dois à la société. J’ai des moyens, je le crois, et j’ai de la persévérance, je le sais. Je voudrais occuper dans le monde une position qui pût racheter mon indolence passée, et faire honneur à ma famille. Je prends votre exemple pour guide, monsieur, et je viens vous demander un conseil, bien décidé à le suivre. »

Templeton fut saisi ; il s’abrita en partie la figure derrière sa main, et il examina d’un regard scrutateur le front élevé et les yeux intrépides de son neveu.

« Je crois que vous parlez avec sincérité ? dit-il après un moment de silence.

— Vous avez raison de le croire, monsieur.

— Eh bien, j’y penserai. Une honorable ambition me plaît : non pas une ambition trop exagérée ; celle-là devient criminelle. Mais il est convenable de désirer occuper une position considérée ; et puis la fortune est un bienfait ; parce que, ajouta l’homme riche en prenant une autre tranche d’ananas, parce qu’elle nous met à même d’être utiles à nos semblables !

— Alors, monsieur, dit Ferrers avec une ardeur intrépide, alors je vous avouerai que mon ambition est précisément du genre de celle dont vous parlez. Je suis obscur, je voudrais être connu et considéré ; ma fortune est médiocre, je voudrais qu’elle fût grande. Je ne vous demande rien ; je connais la générosité de votre cœur ; mais je voudrais faire mon chemin par moi-même !

— Lumley, dit Templeton, je ne vous ai jamais estimé autant qu’en ce moment. Écoutez-moi ; je vais vous confier quelque chose. Je crois que le gouvernement m’a certaines obligations.

— Je le sais, s’écria Ferrers dont les yeux brillèrent à la perspective d’une sinécure : car dans ce temps-là il existait des sinécures !

— Et, poursuivit l’oncle, j’ai l’intention de demander une faveur en retour.

— Ah ! monsieur.

— Oui ; je crois, écoutez-bien, je crois qu’avec des ménagements et de l’adresse, je pourrai…

— Eh bien ! mon cher monsieur ?

— Je pourrai obtenir une baronie pour moi… et mes héritiers ; car j’ai l’espoir d’en avoir bientôt ! »

Si l’on eût donné à Lumley Ferrers un bon soufflet, il eût été moins atterré que lorsqu’il entendit le dénoûment des projets ambitieux de son oncle. Sa mâchoire ouverte retomba tristement, ses yeux se dilatèrent, il resta immobile et sans voix.

« Oui, continua M. Templeton, j’ai longtemps réfléchi à cela ; ma réputation est sans tache, ma fortune est considérable. J’ai toujours exercé mon influence parlementaire en faveur des ministres ; et dans ce pays commercial, nul homme n’a plus de droits que Richard Templeton aux honneurs que peut conférer un État vertueux, loyal, et religieux. Oui, mon garçon, votre ambition me plaît ; vous voyez que j’en ai une du même genre moi-même ; et puisque vous êtes sincère dans votre désir de marcher sur mes traces, je crois pouvoir vous faire admettre comme associé dans un établissement des plus recommandables. Voyons ; votre capital maintenant est de…

— Pardonnez-moi, monsieur, interrompit Lumley, qui malgré lui rougit d’indignation ; j’honore beaucoup le commerce, mais la position de ma famille paternelle m’interdit de songer aux affaires commerciales. Et permettez-moi d’ajouter, continua-t-il, saisissant avec une adresse rapide le côté faible que venait de lui découvrir son oncle, permettez-moi d’ajouter que cette famille, qui a toujours été bienveillante à mon égard, pourrait, si l’on s’y prenait bien, vous être d’un grand secours dans la réalisation de vos projets d’ambition. Lord Saxingham est toujours au ministère ; il est même du conseil privé.

— Hum, Lumley ! hum ! dit Templeton d’un ton rêveur, nous y réfléchirons, nous y réfléchirons ! Prenez-vous encore un peu de vin ?

— Non ; merci, monsieur.

— Alors je vais faire ma promenade du soir, et réfléchir à tout cela. Vous pouvez aller retrouver mistress Templeton. À propos, Lumley : je lis les prières à neuf heures. « N’oubliez jamais votre Créateur, et il ne vous oubliera pas… » Cette baronie sera une excellente chose, n’est-ce pas ? Pair d’Angleterre, oui… pair d’Angleterre ! C’est bien autre chose que tous vos misérables titres de comte à l’étranger ! »

Ce disant, M. Templeton fit demander son chapeau et sa canne, et sortit dans le jardin par la porte vitrée de la salle à manger.

« Le monde est mon huître : je veux l’ouvrir avec un sabre, » grommela Ferrers. Il me faut plier ce vieil égoïste à mes des seins ; car, puisque je n’ai pas assez de génie pour écrire, ni assez d’éloquence pour déclamer, je veux voir du moins si je n’ai pas assez d’adresse pour intriguer et de courage pour agir. Manœuvrer, manœuvrer, manœuvrer, voilà tout mon talent ! et qu’est-ce qu’une manœuvre, sinon la ligne droite qui mène du projet à l’exécution ? »

Tout en réfléchissant de la sorte, Ferrers se rendit auprès de mistress Templeton. Il ouvrit le battant de la porte très-doucement par précaution, car tous ses mouvements habituels étaient rapides et peu bruyants ; il aperçut sa tante assise à côté de la fenêtre, apparemment absorbée dans la lecture d’un livre qui était ouvert sur une petite table à ouvrage devant elle.

« Sans doute les conseils de Fordyce aux jeunes femmes mariées, je suppose. La fine matoise ! Mais, attention ! il ne faut pas que je m’en fasse une ennemie. »

Il s’approcha ; mistress Templeton ne l’observait toujours pas, et lui-même ne remarqua que lorsqu’il se trouva vis-à-vis d’elle les larmes qui inondaient son visage et tombaient sur son livre.

Il éprouva quelque embarras, et se tournant vers la fenêtre, il affecta de tousser ; puis il dit, sans regarder mistress Templeton :

« Je crains de vous avoir dérangée.

— Non, répondit la même voix basse et étouffée qui avait déjà répondu aux vains efforts de Lumley pour entrer en conversation ; non, je me livrais à une occupation mélancolique, et peut-être ai-je tort.

— Puis-je vous demander quel est l’auteur qui vous causait tant d’émotion ?

— Ce n’est qu’un volume de poésies, et je n’entends rien à la poésie ; mais il renferme des pensées qui… qui… »

Mistress Templeton s’arrêta subitement, et Lumley prit tranquillement le volume sur la table.

« Ah ! dit-il en regardant la page du titre, mon ami devrait se trouver bien flatté.

— Votre ami ?

— Oui je vois que cet ouvrage est d’Ernest Maltravers, l’un de mes plus intimes amis.

— J’aimerais bien le voir, s’écria mistress Templeton presque avec vivacité : je ne lis que fort peu ; c’est par hasard que j’ai mis la main sur un de ses livres, et il me semble, en le lisant, que j’entends la voix d’un ami bien cher qui me parle. Ah ! que j’aimerais à le voir !

— Vraiment, madame ! dit un troisième interlocuteur d’un ton austère et bourru ; je ne vois pas le bien que cela ferait à votre âme immortelle de voir un homme qui écrit des vers frivoles, des vers qui même me paraissent à moi fort immoraux. Je n’ai fait que jeter un coup d’œil sur ce livre ce matin, et je n’y ai trouvé que des absurdités, des sonnets d’amour et autres sornettes de ce genre. »

Mistress Templeton ne répondit pas, et Lumley, pour tourner la conversation, qui devenait trop conjugale selon son goût, dit un peu gauchement :

— Vous êtes revenu bien vite, monsieur.

— Oui ; je n’aime pas à me promener à la pluie.

— Mon Dieu ! il pleut donc ? c’est pourtant vrai ; je ne l’avais pas remarqué…

— Êtes-vous mouillé, monsieur ? Ne feriez-vous pas bien de… commençait timidement sa femme.

— Non, madame, je ne suis pas mouillé, je vous remercie. À propos, mon neveu ; ce nouvel auteur est de vos amis ? Je m’étonne qu’un homme de sa naissance s’abaisse à devenir auteur. Cela ne le mènera pas à grand’chose de bon. J’espère que vous cesserez de le fréquenter ; ce sont des connaissances fort peu recommandables, que les auteurs, j’en suis convaincu. J’espère ne plus voir les livres de M. Maltravers chez moi.

— Néanmoins, il est fort considéré dans le monde, monsieur, et il y fait une assez belle figure, dit bravement Lumley ; car il n’était pas disposé à abandonner un ami qui pouvait lui être tout aussi utile que M. Templeton lui-même.

— Qu’il y fasse figure ou non, peu m’importe ! De mon temps, moi, j’ai souvent eu affaire à des auteurs, et je m’en suis toujours repenti. Ils n’ont pas le jugement sain, monsieur, ils n’ont pas le jugement sain ; il leur manque toujours quelque chose. Mistress Templeton, ayez la bonté de me chercher mon livre de prières. Il faudra faire rembourrer le coussin de mon prie-Dieu : il est si dur que j’en ai mal aux genoux. Lumley, voulez-vous sonner, s’il vous plaît ? Votre tante est très-mélancolique. La véritable piété n’est pourtant jamais triste ; nous lirons un sermon sur le contentement.

— Bon, bon ! se dit M. Ferrers en se déshabillant le soir, je vois que mon oncle est assez mécontent de la figure pensive de ma tante ;… sans doute un peu de jalousie de la voir songer à autre chose que lui ; tant mieux ! Il faut que j’exploite cette découverte ; cela ne ferait pas mon affaire, s’ils étaient trop heureux ensemble. Et grâce à ce levier d’une part, et aux projets ambitieux de l’autre, je crois entrevoir le moyen de mettre les bonnes choses de ce monde un peu plus à la portée de Lumley Ferrers. »


CHAPITRE III.

À la fierté de sa démarche, lorsque légère elle courait sur la terre insensible, on eût dit qu’elle était née pour fouler un élément plus céleste.
(Moore. Les amours des Anges.)
Est-il possible que ces nobles instincts, que ces pensées élevées, qui resplendissent de leur beauté propre, ne m’aient été donnés que pour faire de moi la vile esclave de la vanité ?

. . . . . . . . . . . . . . .

N’est-elle pas trop belle même pour s’occuper du doux soin d’une jeune fille ? Entre sa bouche gracieuse et son front affligé quel contraste ?

(Erinna.)

Deux ou trois jours après les événements que nous venons de raconter au chapitre précédent, il y avait, dans une des plus grandes maisons de Londres, ce que les journaux nomment « une soirée d’élite ». Une jeune lady qui attirait tous les regards, et dont la beauté aurait pu servir de modèle à un peintre pour une Sémiramis ou une Zénobie (beauté plus majestueuse qu’il ne convenait à son âge, et d’une régularité tellement classique, tellement irréprochable qu’elle avait quelque chose de la froideur d’une statue), fendait la foule qui faisait entendre autour d’elle un murmure d’admiration. Cette jeune fille était Florence Lascelles, fille du comte de Saxingham, le noble parent de Lumley ; elle était réputée la plus riche héritière de l’Angleterre. Lord Saxingham arrêta sa fille au moment où elle passait auprès de lui.

« Florence, dit-il à voix basse, vous plaisez infiniment au duc de *** ; soyez gracieuse pour lui ; je vais vous le présenter. »

Ce disant, le comte se tourna à gauche vers un petit homme brun, à l’air empesé, qui avait environ vingt-huit ans, et il présenta le duc de *** à lady Florence Lascelles. Le duc n’était pas marié ; c’était donc une présentation entre le plus grand parti et la plus riche héritière de la noblesse anglaise.

« Lady Florence aime autant les chevaux que vous, duc, dit lord Saxingham, quoiqu’elle ne s’y connaisse pas aussi bien.

— Je l’avoue, j’aime beaucoup les chevaux, » dit le duc d’un air fin.

Lord Saxingham s’éloigna.

Lady Florence resta immobile et silencieuse ; ses grands yeux lancèrent un lumineux regard de dédain : sa lèvre se plissa légèrement ; elle tourna la tête à demi, et parut oublier complétement l’existence de sa nouvelle connaissance. Le duc, comme presque tous les grands personnages, ne prenait pas facilement la mouche, car il ne supposait même pas qu’on pût jamais avoir l’intention de faire le moindre affront au duc de ***. Pourtant il trouvait que lady Florence aurait bien dû entamer la conversation ; car lui-même, sans être timide, il était habituellement silencieux et accoutumé à ce qu’on lui épargnât la fatigue de défrayer les petites exigences de la société. Cependant, après un moment de silence, voyant que lady Florence se taisait toujours, il se décida à lui dire :

« Vous allez quelquefois à cheval dans le parc, lady Florence ?

— Bien rarement.

— En effet, il fait trop chaud pour monter à cheval en ce moment.

— Je n’ai pas dit cela.

— Hum ! j’avais cru. »

Un autre silence.

« Vous dites, lady Florence ?

— Moi ? rien.

— Oh ! je vous demande pardon ; je croyais… Lord Saxingham a bien bonne mine.

— Je suis charmée que vous soyez de cet avis.

— Votre portrait à l’exposition ne vous rend pas justice, lady Florence ; pourtant Laurence réussit généralement ses portraits.

— Vous êtes trop flatteur, » répondit lady Florence d’un ton de vive et visible impatience.

La jeune beauté était tout à fait gâtée par le monde ; et en ce moment tout le dédain de sa dédaigneuse nature s’était réveillé, en observant les regards curieux de la foule fixés sur la personne avec laquelle le duc de*** daignait causer. Si brillantes que fussent les ressources de sa conversation, elle ne voulut pas condescendre à les déployer. Elle était aristocrate de l’intelligence bien plus que de la naissance, et elle se mit en tête que le duc était un sot. Elle se trompait ; si seulement elle avait rompu la glace, elle aurait découvert que l’eau qui était dessous n’était pas sans profondeur. Le fait est que le duc, comme beaucoup d’autres Anglais, quoiqu’il ne voulût pas se donner la peine de se faire valoir, et quoiqu’il eût des dehors peu séduisants, était un homme instruit, qui avait beaucoup lu, et qui possédait un jugement sain, et un esprit droit ; cependant, il ne savait pas ce que c’était que d’avoir de l’affection pour qui que ce fût, ou de se soucier de quoi que ce fût, et il était à la fois complétement blasé et parfaitement content ; car l’apathie vient de la satiété et du contentement combinés.

Néanmoins Florence le jugeait comme toutes les personnes vives sont disposées à juger les personnes calmes ; d’ailleurs elle désirait proclamer devant lui et devant tout le monde combien peu elle se souciait des ducs ou des beaux partis. Elle le quitta donc, en lui faisant une légère inclination de la tête, et tendit la main à un jeune homme brun, qui la contemplait avec cette admiration respectueuse et évidente, que les femmes les plus fières ne sont jamais assez fières pour dédaigner.

« Ah ! signor, dit-elle en italien, je suis bien enchantée de vous voir ; c’est un véritable soulagement que de rencontrer le génie au milieu d’une foule de choses insignifiantes. »

Ce disant l’héritière s’assit sur l’un de ces canapés commodes qui ne tiennent que deux personnes, et fit signe à l’Italien de venir prendre place à ses côtés. Oh ! comme le cœur orgueilleux de Castruccio Cesarini se mit à battre ! Quelles visions d’amour, de rang, d’opulence voltigeaient déjà devant ses yeux éblouis !

« Il me semble presque, dit Castruccio, que je vois refleurir les anciens jours de la chevalerie, où les reines laissaient là les princes et les guerriers pour écouter un troubadour.

— Les troubadours sont plus rares de notre temps que les guerriers ou les princes, répondit Florence avec une vivacité pleine de gaieté, qui contrastait singulièrement avec la froideur qu’elle avait manifestée à l’égard du duc de***, et par conséquent, ce ne serait plus à présent un grand mérite chez une reine de fuir l’ennui et la monotonie, pour la poésie et l’esprit.

— Ah ! ne dites pas l’esprit, fit Cesarini ; l’esprit est incompatible avec le caractère sérieux des sentiments profonds ; incompatible avec l’enthousiasme et le culte ; incompatible avec les pensées que doit éveiller lady Florence Lascelles. »

Florence rougit, et ses sourcils se contractèrent légèrement ; mais l’immense distance qu’il y avait entre sa position et celle du jeune étranger, unie à son inexpérience de la vie réelle aussi bien que de la présomption des cœurs vaniteux, lui fit bientôt oublier une flatterie qui, venant d’un autre, l’aurait offensée. Cependant elle donna une direction différente à la conversation, et elle parla de la poésie italienne avec une chaleur et une éloquence dignes du sujet. Pendant qu’ils causaient tous deux ainsi, un nouvel invité venait d’arriver, qui, de la place où il se tenait en conversation avec lord Saxingham, fixait ses regards scrutateurs sur lady Florence et son interlocuteur.

« Lady Florence a énormément gagné, disait le nouveau venu. Je n’aurais jamais imaginé que l’Angleterre possédât une personne à beaucoup près aussi belle.

— Elle est certainement fort belle, mon cher Lumley ; c’est tout à fait la coupe de figure des Lascelles, répondit lord Saxingham, et puis elle est douée !… Elle est positivement savante : un vrai bas-bleu ! Je tremble de penser à la foule de poëtes et de peintres dont son enthousiasme va faire la fortune. Entre nous, Lumley, je voudrais la voir mariée à un homme de sens rassis, comme le duc de***, car le bon sens est précisément ce qui lui manque. Remarquez bien que, depuis une demi-heure, elle se laisse faire la cour par cet aventurier de tournure excentrique, un certain signor Cesarini, tout bonnement parce qu’il compose des sonnets, et qu’il s’habille comme un saltimbanque !

— C’est une des faiblesses de son sexe, mon cher lord, dit Lumley ; les femmes aiment à protéger, et elles adorent toutes les excentricités, depuis un magot en porcelaine de Chine jusqu’à un poëte timbré. Mais je m’imagine, d’après un coup d’œil inquiet qu’elle jette de temps à autre tout autour de la chambre, que ma belle cousine est tant soit peu coquette.

— Et vous ne vous trompez pas, Lumley, répondit lord Saxingham en riant, mais je ne lui chercherai pas querelle de ce qu’elle déchire le cœur et refuse la main de tout le monde, si elle veut seulement finir par se fixer à devenir la duchesse de***.

— Duchesse de*** répéta Lumley d’un ton distrait ; allons, je vais aller me présenter ; je vois qu’elle commence à se fatiguer du signor. Je sonderai le terrain quant à ses impressions ducales, mon cher lord.

— C’est cela ; moi, je n’ose pas, répondit le père. C’est une excellente fille, mais les héritières sont toujours contrariantes. C’est une grande sottise de m’avoir interdit toute autorité sur sa fortune. Revenez me voir bientôt, Lumley. Je présume que vous retournez à l’étranger ?

— Non, je vais me fixer en Angleterre ; mais nous reparlerons plus tard de mon avenir et de mes projets. »

En disant ces mots, Lumley se glissa tout doucement auprès de lady Florence. Il y avait en Ferrers quelque chose de remarquable par sa simplicité même. Ses traits nets et accentués, ses cheveux courts, son front élevé, la simplicité rigoureuse de son costume, la tranquillité, l’aisance de ses mouvements calmes et contenus, le faisaient contraster singulièrement avec le brillant Italien, à côté duquel il se tenait en ce moment. Florence leva les yeux vers lui, un peu étonnée de cette présentation indiscrète.

« Ah ! vous ne me reconnaissez pas ! dit Lumley, en riant de son rire le plus agréable. Inconstante Imogène, après tous vos serments de fidélité ! Vous voyez devant vous votre Alonzo !

Les vers y entraient, et les vers en sortaient !

« Ne vous souvenez-vous pas combien vous trembliez, quand je vous racontais cette véridique histoire, lorsque

Nous causions assis sur la verte pelouse ?

— Ah ! s’écria Florence, est-ce bien vous, mon cher cousin ? mon cher Lumley ! Il y a un siècle que nous ne nous sommes vus !

— Ne parlez pas de siècles ; ce mot-là résonne mal aux oreilles d’un homme de mon âge. Pardon, signor, si je vous dérange. »

Et ici Lumley fit un profond salut et s’insinua sans façon dans la place que Cesarini, qui avait eu la maladresse de se lever, venait de laisser vacante. Castruccio eut l’air tout déconcerté, mais Florence l’avait oublié dans le plaisir qu’elle éprouvait à revoir Lumley, et Cesarini s’éloigna fort mécontent, pour aller s’asseoir à quelque distance.

« Et je reviens, continua Lumley, pour trouver en vous une beauté accomplie, et une coquette achevée. Ne rougissez pas !

— Vraiment ! est-ce qu’on me trouve coquette ?

— Je crois bien ; une fois par hasard, le monde peut être juste.

— Il est possible que je mérite ce reproche. Oh ! Lumley, combien je méprise tout ce que je vois et tout ce que j’entends !

— Quoi, même le duc de*** ?

— Oui ; je crains que le duc de*** lui-même ne soit pas une exception !

— Votre père deviendrait fou, s’il vous entendait.

— Mon père ! mon pauvre père ! oui, il s’imagine que moi, Florence Lascelles, je ne suis bonne tout au plus qu’à porter une couronne ducale, et à donner les plus beaux bals de Londres.

— Et à quoi Florence Lascelles se croit-elle bonne, s’il vous plaît ?

— Ah ! je ne puis répondre à cette question-là : je crains qu’elle ne soit bonne qu’à être mécontente et ennuyée de tout.

— Vous êtes une énigme, mais je n’épargnerai pas mes peines, et je n’aurai pas de repos que je n’aie trouvé le mot.

— Je vous en défie.

— Merci, j’aime mieux votre défi que votre dédain.

— Oh ! il faudrait que vous fussiez étrangement changé pour que je puisse vous dédaigner, vous !

— Vraiment ! quels souvenirs avez-vous de moi ?

— Je me souviens que vous étiez franc, hardi, et par conséquent vrai, je pense ! Que vous scandalisiez mes tantes et mon père par le mépris où vous teniez les vulgaires hypocrisies de notre vie conventionnelle. Oh ! non ! je ne puis pas vous mépriser, vous. »

Lumley leva les yeux vers ceux de Florence ; il la regarda longtemps et sérieusement ; des espérances ambitieuses s’élevèrent rapidement dans son cœur.

« Ma belle cousine, dit-il d’un ton tout différent et presque grave, je vois qu’il y a dans vos sentiments quelque conformité avec les miens ; et je suis heureux que votre voix soit l’une des premières à confirmer les nouvelles résolutions que j’ai formées en revenant dans l’active Angleterre !

— Et ces résolutions sont ?…

— Dignes d’un Anglais ; elles sont énergiques et ambitieuses.

— Hélas, l’ambition ! Combien de faux portraits on fait de ce grand original ! »

Lumley croyait avoir trouvé un chemin qui allât au cœur de sa cousine, et il commença à discourir, avec une éloquence inusitée, sur la noblesse de ce péché téméraire qui avait fait perdre le ciel aux anges. Florence l’écouta avec attention, mais non avec sympathie. Lumley s’abusait. Son ambition n’était pas de nature à séduire cette idéaliste dédaigneuse, mais pleine de grandeur d’âme. L’égoïsme de sa nature perçait dans tous les sentiments où il se figurait qu’elle ne trouverait que de l’élévation. La position, le pouvoir, les titres, toutes ces choses paraissaient infimes et communes à celle qui les voyait tous les jours à ses pieds.

De loin, le duc de *** continuait à fixer de temps en temps son froid regard sur Florence. Il ne lui en voulait pas moins de ne pas paraître l’apprécier davantage. Il y avait dans sa nature quelque chose de généreux, et il pouvait la comprendre. Lorsqu’il s’en alla enfin, il pensait à faire de Florence sa femme ; non pas une femme qui fût sa compagne, ou son amie, ou son amante ; mais une femme qui fût capable de se charger pour lui des exigences du rang et de la représentation ; qui lui fît honneur, et lui donnât un héritier dont il pût se flatter d’être le père.

De son coin, Castruccio Cesarini aussi jetait les yeux sur le front de reine de la riche héritière, et faisait des rêves bien plus hardis encore. Oh ! oui, elle avait une âme ! Elle saurait dédaigner le rang et révérer le génie ! Quel triomphe sur de Montaigne, sur Maltravers, sur le monde entier, si lui, le poëte méconnu, il pouvait atteindre à cette main que les puissants de la terre brûlaient en vain d’obtenir ! Tout incorruptible, tout sublime qu’il se croyait, c’était pourtant son or et sa naissance que Cesarini adorait en Florence. Et Lumley, plus près du but peut-être que l’un ou l’autre, mais bien loin encore pourtant, continuait à parler, l’éloquence sur les lèvres et des éclairs dans les yeux, tandis que son cœur froid dictait chacune de ses paroles, chacun de ses regards, et dessinait d’avance (car les plus mondains sont souvent les plus visionnaires), les plans d’une route royale conduisant à la fortune. Quant à Florence Lascelles, sitôt que la foule des invités se fut dispersée, et qu’elle se retrouva seule dans sa chambre, elle les oublia tous trois ; et, plongée dans cette tristesse romanesque, qui accable souvent ceux que la destinée a le plus favorisés, elle se mit à rêver à l’image idéale de l’homme qu’elle aurait pu aimer : rêverie de jeune fille où l’imagination joue un grand rôle.


CHAPITRE IV.

In mea vesanas habui dispendia vires,

Et valui pœnas fortis in ipse meas.

(Ovide.)
Si l’on pouvait lire dans mon cœur, on y trouverait mille volumes écrits.
(Le comte de Sterling.)

Ernest Maltravers était à l’apogée de sa célébrité ; l’ouvrage qu’il regardait lui-même comme l’épreuve décisive qui devait confirmer ou détruire sa réputation, avait eu un succès plus brillant que tous ceux qu’il avait publiés jusque-là. Il est certain que le hasard le servit aussi bien que le mérite, comme il arrive d’ordinaire pour les ouvrages qui ont une popularité instantanée. On peut longtemps, à tour de bras et de bon cœur, frapper la cassette à coup de marteau, sans résultat ; puis un beau matin, un coup égaré a touché le clou magique, et l’on se trouve maître du trésor.

Vers cette époque Ernest Maltravers, dans la vigueur de la jeunesse, riche, adulé, respecté, recherché, tomba sérieusement malade. Ce n’était pas une maladie active ou visible, mais une irritation générale des nerfs, une langueur, un affaiblissement de tout son être. Peut-être ses travaux commençaient-ils à le fatiguer. Dans sa première jeunesse il avait l’activité d’un chasseur de chamois, et le violent exercice qu’il donnait à son corps neutralisait les effets d’un esprit inquiet et ardent. Ce changement d’une vie d’athlète à des habitudes sédentaires, cette tension perpétuelle de l’esprit, cette soif dévorante de savoir qui, nuit et jour, tenait ses facultés en éveil, tout cela faisait d’étranges ravages dans un tempérament naturellement robuste. Les pauvres auteurs ! Bien peu de gens savent les comprendre, les plaindre, et leur montrer de l’indulgence. L’auteur vend sa santé et sa jeunesse à un maître sans pitié. Et vous voudriez, ô monde aveugle et égoïste, qu’il eût un abord aussi facile, une humeur aussi charmante, un caractère aussi égal que si c’était la chose du monde la plus agréable que de passer sa vie à polir les rides de son esprit, ou à inventer une médecine pour calmer les nerfs du corps ! Mais ce n’était pas tout, l’auteur aimé du public avait à lutter contre une autre cause de malaise. Son but était trop solitaire. Il était privé des doux liens de la famille. Les relations et les amitiés qu’il formait, le stimulaient pendant un moment, mais ne possédaient pas le charme qui calme et qui console. Cleveland habitait presque toujours la campagne ; d’ailleurs son tempérament beaucoup plus calme, et son âge bien plus avancé faisaient que, malgré toute l’amitié qui les unissait, il n’y avait pas entre eux cet échange de confiance journalier et intime, que réclament les natures affectueuses, comme l’aliment même de la vie. Ernest voyait peu son frère, comme le lecteur l’aura deviné, en s’apercevant que nous ne le lui avons pas officiellement présenté. Le colonel Maltravers, un des hommes les plus brillants et les plus beaux de son temps, avait épousé une grande dame, et habitait presque toujours Paris, sauf quelques semaines au moment de la chasse, pendant lesquelles il remplissait sa maison de campagne de compagnons de plaisir qui n’avaient aucun point de sympathie avec Ernest. Les deux frères s’écrivaient régulièrement à chaque trimestre, et se voyaient une fois l’an, c’était là tout le commerce qu’ils avaient ensemble. Ernest se trouvait donc seul au milieu du monde, face à face avec ce spectre froid et inquiet, la Célébrité.

Il était tard. Devant une table chargée des monuments de l’érudition et de la pensée, était assis un jeune homme au visage pâle et fatigué. L’horloge qui se trouvait dans la chambre indiquait avec une netteté désespérante, chaque moment qui diminuait la longueur de ce voyage dont la tombe est le terme. Sur la figure de l’homme d’étude, il y avait une expression d’inquiétude et d’attente, et de temps en temps il regardait la pendule et grommelait entre ses dents. Était-ce la lettre d’une maîtresse adorée, la flatteuse louange de quelque grand arbitre des arts et des lettres, qu’attendait le jeune homme avec tant d’impatience ? Non ; le malade absorbait l’ambitieux. Ernest Maltravers attendait la visite de son médecin, qu’une pensée subite lui avait fait demander à cette heure avancée. Enfin il entendit frapper, et quelques instants après le médecin entra. C’était un homme qui connaissait à fond la pathologie particulière aux gens de cabinet, et il était bon aussi bien qu’habile.

« Mon cher monsieur Maltravers, qu’y a-t-il donc ? Comment allons-nous ? Nous ne sommes pas sérieusement malade, j’espère ? Pas de rechute ? Voyons : le pouls est faible et irrégulier, mais il n’y a pas de fièvre. Vous avez mal aux nerfs.

— Docteur, dit Maltravers, si je vous ai envoyé chercher à pareille heure, ce n’est pas par une crainte futile ou par un caprice inquiet de malade. Mais, lorsque je vous ai vu ce matin, vous avez laissé échapper quelques paroles qui m’ont poursuivi depuis. Il faut que je connaisse pleinement mon véritable état ; de cette connaissance dépendent beaucoup de choses dont l’âme et la conscience doivent se préoccuper sans retard. Si je vous ai bien compris, je n’ai peut-être que peu de temps à vivre ; est-il vrai ?

— Mais, vraiment, dit le docteur en détournant la tête, vous vous êtes exagéré le sens de mes paroles. Je n’ai pas dit que vous étiez en danger, selon l’expression technique.

— Est-il possible alors que je vive très-longtemps ? »

Le docteur toussa.

« C’est une chose incertaine, mon jeune ami, dit-il après un moment de silence.

— Parlez-moi franchement. Les projets que nous formons dans cette vie doivent être basés sur les calculs de sa durée probable, tels qu’il nous est raisonnablement permis de les faire. Ne croyez pas que je sois assez faible ou assez lâche pour trembler à la vue d’un abîme, dont je me suis approché sans le savoir ; je vous prie, je vous adjure, je vous ordonne même de vous expliquer clairement. »

Il y avait dans la voix et l’attitude du patient une dignité vraie et solennelle qui toucha profondément le bon docteur.

« Je vous répondrai franchement, dit-il ; vous épuisez, à force de travail, vos nerfs et votre cerveau : si vous ne vous reposez pas, vous vous exposerez à un mal chronique et à une mort prématurée. Il faudrait cesser tout travail littéraire pendant plusieurs mois, peut-être même pendant plusieurs années. Est-ce une sentence bien cruelle ? Vous êtes jeune et riche : jouissez de la vie tandis que vous le pouvez. »

Maltravers parut satisfait ; il changea de conversation et parla de choses indifférentes pendant quelques minutes. Les pensées qui bouillonnaient en lui n’éclatèrent que lorsque le médecin eut pris congé de lui.

« Ah ! s’écria-t-il à haute voix en se levant, et il se mit à arpenter la chambre à grands pas ; maintenant que je vois se dérouler devant moi un sentier large et lumineux, faut-il que je sois condamné à m’arrêter ou à me détourner de cette voie ? Un vaste empire se présente à mes regards, plus grand que celui des Césars ou des conquérants du monde ; un empire durable et universel sur les âmes des hommes ; un empire que le temps même ne saurait renverser ; et la mort marche côte à côte avec moi, et sa main de squelette me repousse dans le néant de la vile multitude ! »

Il s’arrêta auprès de la fenêtre ; il l’ouvrit, se pencha au de hors, et respira à longs traits. Le ciel était calme et pur, et l’aube fraîche et brillante commençait à faire pâlir les étoiles. Les lieux hantés par les gens de plaisir, pour y perdre leurs loisirs indolents, étaient déserts et silencieux. Tout dormait, hormis la nature.

« Ô étoiles ! murmura Maltravers du fond de son cœur ému : si j’eusse été insensible à votre solennelle beauté, si le ciel et la terre n’eussent été pour moi que de l’air et de l’argile, si je faisais partie des êtres inintelligents et aveugles, je pourrais continuer à vivre, et arriver à la tombe après avoir comblé la mesure de mes inutiles années. C’est parce que je brûle des grandes aspirations d’un être immortel que ma vie se dessèche, et se recroqueville comme une feuille de parchemin. Arrière ! Je ne veux pas prêter l’oreille à ces conseillers humains ou matériels, je ne veux pas admettre que la vie soit plus précieuse que les grandes choses pour lesquelles j’aimerais à vivre. Mon choix est fait : la gloire est plus persuasive que la tombe ! »

Il s’éloigna avec impatience de la fenêtre ; ses yeux flamboyaient, sa poitrine se soulevait, il foulait le sol avec la démarche d’un monarque. Tous les calculs de la prudence, tous les raisonnements froids et systématiques par lesquels il avait cherché, de temps en temps, à faire de l’homme impétueux une calme machine, s’évanouirent devant le débordement des passions orageuses et toutes-puissantes qui balayait son âme. Dites à un homme, au sommet de ses triomphes, qu’il porte la mort dans son sein, et voyez si la pensée peut éprouver une crise plus effrayante ou plus terrible !

Maltravers, ainsi que nous l’avons vu, s’était peu soucié de la gloire jusqu’au moment où la gloire s’était trouvée à sa portée ; dès lors, à chaque pas qu’il avait fait, des hauteurs imprévues, de nouvelles Alpes avaient surgi devant lui. Chaque conjecture nouvelle avait mis en lumière une vérité nouvelle, qu’il fallait soutenir ou défendre. La rivalité et la concurrence faisaient bouillonner son sang, et stimulaient ses facultés. Il avait l’ardeur généreuse, l’esprit d’émulation du cheval de course. Toujours en mouvement, toujours en progrès, encouragé par les sarcasmes de ses ennemis, plus encore que par les applaudissements de ses amis, le désir de la gloire était devenu un besoin de son existence. Quand on est lancé dans la carrière, peut-on s’arrêter avant le tombeau ? Où donc est le terme défini de cette ambition qui, semblable à l’oiseau oriental, paraît voler toujours sans jamais se reposer sur la terre ? Le nom de l’écrivain n’est jugé qu’après sa mort ; alors, s’il s’est arrêté en chemin, s’il n’a pas tenu les promesses de son jeune passé, les fantômes de ses œuvres deviennent d’éternels censeurs, des Némésis impitoyables. Le repos c’est l’oubli ; s’arrêter, c’est défaire la trame qu’on avait ourdie de ses mains, jusqu’à ce que la tombe se soit refermée sur l’aspirant à la gloire, et que les hommes justes, quand il est trop tard, aient prononcé entre lui et ses rivaux, en le jugeant, non par les moindres, mais par les plus grandes victoires qu’il ait remportées.

Oh ! quel accablant sentiment d’impuissance on éprouve, quand on sent que le corps n’a plus la force de soutenir l’esprit, que la main ne peut plus exécuter ce que l’âme, aussi active que jamais, conçoit et médite ! C’est l’être vivant enchaîné à un cadavre ; d’une part les idées qui, fraîches comme l’immortalité, surgissent abondantes et dorées, et de l’autre les nerfs brisés, les membres endoloris, les yeux fatigués ! L’esprit a soif de liberté, il voudrait s’élever jusqu’aux cieux, et l’on sait par une intuition accablante et odieuse, qu’on est emprisonné, muré dans un cachot, qui deviendra un sépulcre ! Ne parlez pas de liberté ! Il n’y a pas de liberté pour l’homme dont le corps est la prison, et les infirmités le bourreau de son génie.

Maltravers s’arrêta enfin, et fatigué, épuisé, il se jeta sur un canapé. Involontairement, et comme par un instinct machinal pour échapper aux stériles émotions qui le déchiraient, il ramassa plusieurs lettres qui depuis quelques heures étaient restées sur sa table sans avoir été décachetées. Chacune de celles qu’il ouvrit semblait railler l’état où il se trouvait, en attestant la félicité de son sort. Quelques-unes témoignaient de la sympathie des grands et des savants ; l’une d’entre elles lui offrait une brillante carrière dans la vie politique ; une autre (celle-là venait de Cleveland) était remplie de l’approbation fière et ravie d’un prophète dont les augures se sont enfin vérifiés. Après avoir lu cette lettre, Maltravers poussa un profond soupir et s’arrêta quelques moments avant de continuer sa lecture. La dernière missive qu’il ouvrit était d’une écriture qu’il ne connaissait point, et ne portait pas de signature. Comme presque tous les auteurs de quelque réputation, Maltravers recevait souvent des lettres anonymes d’éloges, de critiques, d’avis, d’exhortations, venant la plupart de jeunes demoiselles en pension, ou de vieilles dames à la campagne ; mais, dès les premières phrases de celle qu’il ouvrait en ce moment d’une main distraite, son attention fut enchaînée. C’était une écriture fine, mais admirable ; cependant les caractères en étaient plus nets et plus hardis qu’ils ne le sont en général dans la calligraphie féminine.

Cette singulière effusion commençait ainsi :

« Ernest Maltravers, vous êtes-vous bien examiné ? savez-vous de quoi vous êtes capable ? sentez-vous que vous pourriez atteindre à une réputation plus brillante que celle qui paraît vous satisfaire en ce moment ? Vous qui semblez pénétrer dans les recoins les plus intimes du cœur humain, et avoir scruté la nature comme avec une loupe ; vous dont les pensées se dressent hardies et intrépides comme des légions enrôlées pour la défense de la vérité, sans une tache sur leur armure étincelante, devez-vous à votre âge, et avec les avantages que vous possédez, vous ensevelir au milieu des livres et des parchemins ? Oubliez-vous que l’action est la noble carrière des hommes qui pensent comme vous ? Cette étude de mots, cette composition de tableaux ; les froids éloges des pédants, les louanges insignifiantes des oisifs littéraires, suffiront-ils aux aspirations de votre ambition ? Vous n’avez pas été créé seulement pour la solitude de votre cabinet ; les rêves du Pinde et des filles de Mémoire ne peuvent se prolonger dans le midi de la vie. Vous êtes trop pratique pour n’être qu’un poëte : et trop poétique pour vous livrer à la monotonie d’une vie de savant. Je ne vous ai jamais vu, et pourtant je vous connais : je lis votre âme dans les pages que vous écrivez. Cette aspiration vers quelque chose de meilleur et de plus grand encore que ce qui est grand et bon, cette aspiration, dis-je, qui colore toutes vos révélations de vous-même et des autres, ne peut se satisfaire d’images purement idéales. Vous ne pouvez vous contenter, comme le font presque tous les poëtes et les historiens, de ne devenir illustre qu’en dépeignant de grands hommes, qu’en imaginant de grands événements, qu’en décrivant une grande époque. N’est-il pas plus digne de vous d’être ce que vous imaginez ou ce que vous racontez ? Réveillez-vous, Maltravers ! Regardez dans votre cœur, et sentez-y votre destinée. Et qui suis-je pour vous parler ainsi ? Une femme dont vous remplissez l’âme ; une femme chez qui votre éloquence a réveillé, au milieu d’un monde vain et frivole, le sentiment d’une vie nouvelle ; une femme qui voudrait faire de vous-même l’idéal incarné de vos pensées et de vos rêves, et qui ne demanderait pas autre chose sur terre que de vous suivre avec les yeux du cœur sur le chemin de la gloire. Ne vous méprenez pas sur mon compte ; je vous répète que je ne vous ai jamais vu, et je ne désire pas vous voir ; vous pourriez n’être pas ce que j’imagine : je perdrais mon idole et mon culte. Je suis une espèce de visionnaire Rose-Croix : c’est un esprit que j’adore, non un être semblable à moi. Vous vous imaginez peut-être que j’ai quelque motif pour agir comme je le fais ; non, en caressant votre vanité je n’ai aucun but particulier ; et si je vous juge bien, cette lettre est de nature à vous flatter sans vous faire rougir. Oh ! l’admiration qui ne jaillit pas des sources profondes et sacrées de l’émotion, combien elle nous attriste ! combien elle nous répugne ! J’ai eu ma part des hommages vulgaires, et je ne m’en suis sentie que doublement seule. Je suis plus riche que vous ; je suis jeune, j’ai ce qu’on est convenu d’appeler de la beauté. Et ni la richesse, ni la jeunesse, ni la beauté ne m’ont jamais donné le bonheur profond et silencieux que j’éprouve lorsque je pense à vous. C’est là un culte qui pourrait, je le répète, donner de la vanité, même à vous. Je vous conjure de méditer ces paroles. Soyez digne, non de mes pensées, mais de la forme qu’elles vous prêtent ; et chaque rayon de gloire qui vous environnera éclairera aussi ma route, et m’inspirera une émulation sympathique. Adieu ! Il se peut que je vous écrive encore, mais vous ne saurez jamais qui je suis ; et je souhaite que nous ne nous rencontrions jamais dans cette vie ! »


CHAPITRE V.

Qu’Amri vienne ensuite sur la liste de nos nobles.
(Absalon et Achitophel.)
Sine me vacivum tempus ne quod Dem mihi

laboris.

(Ter.)

Un groupe de jeunes gens causaient près de la porte d’un club dans la rue de Saint-James.

« Je ne puis imaginer, dit l’un d’eux, ce qui est arrivé à Maltravers. Remarquez donc (c’est lui qui passe, là-bas… de l’autre côté du chemin), remarquez donc comme il est changé ? Il est courbé comme un vieillard, et c’est à peine s’il lève les yeux de terre. Il a certainement l’air triste et malade !

— C’est parce qu’il écrit des livres, je pense.

— Ou qu’il est marié secrètement.

— Ou qu’il devient trop riche ; les riches sont toujours malheureux.

— Ah ! Ferrers, comment vous portez-vous ?

— Comme-ci, comme-ça ! Quelles nouvelles ? répondit Ferrers.

— Rattler paye.

— Ah ! mais en politique ?

— Au diable la politique ! Est-ce que vous allez donner dans la politique ?

— À mon âge reste-t-il autre chose à faire ?

— C’est ce que je disais en voyant votre chapeau ; tous les hommes politiques portent des chapeaux excentriques. C’est fort extraordinaire, mais c’est là le grand symptôme de cette maladie.

— Mon chapeau ! est-ce qu’il est vraiment excentrique ? dit Ferrers en ôtant l’objet en question et en l’examinant d’un air sérieux.

— Mais, où donc a-t-on jamais vu un rebord pareil ?

— Je suis enchanté de ce que vous me dites.

— Pourquoi donc, Ferrers ?

— Parce qu’il est prudent dans ce pays-ci d’abandonner quelque bagatelle au ridicule. Si l’on peut éreinter votre chapeau ou votre voiture, ou la forme de votre nez, ou la verrue qui se trouve sur votre menton, on fera grâce à mille choses plus importantes. C’est la sagesse du chamelier, qui donne sa robe à fouler au chameau, afin de pouvoir se sauver lui-même.

— Que vous êtes drôle, Ferrers ! Allons, je vais entrer pour lire les journaux ; et vous ?

— Moi je vais faire des visites, et jouir de l’effet que produira mon chapeau.

— Bonjour ! À propos, votre ami Maltravers vient de passer ; il avait l’air préoccupé, et il parlait tout seul. Qu’a-t-il donc ?

— Il gémit peut-être de ne pas porter comme moi un chapeau excentrique qui puisse servir d’aliment à vos railleries, messieurs, afin que vous le laissiez tranquille sur tout le reste. Bonjour ! »

Ferrers continua son chemin, et se trouva bientôt dans le mail du Parc. Il y fut accosté par M. Templeton.

« Eh bien ! Lumley, dit ce dernier (et ici il est à propos de faire observer que M. Templeton témoignait maintenant plus de respect dans sa manière d’être vis-à-vis de son neveu, qu’il n’avait jugé nécessaire d’en montrer auparavant), eh bien ! Lumley, avez-vous vu lord Saxingham ?

— Oui, monsieur ; et j’ai le regret de vous dire…

— Je le pensais bien !… je le pensais bien ! interrompit Templeton : il n’y a pas de reconnaissance à espérer de la part des hommes publics. Nul désir, chez les gens au pouvoir, d’honorer la vertu.

— Pardonnez-moi ; lord Saxingham m’a déclaré qu’il serait enchanté de seconder vos desseins ; que nul homme ne mérite mieux que vous les honneurs de la pairie ; mais que…

— Oh ! oui ; toujours des « mais ! »

— Mais que, dans ce moment-ci, il y a tant de postulants auxquels il est impossible de faire droit ; et… et… mais je sens que je ne devrais pas aller plus loin.

— Continuez, monsieur, je vous en prie.

— Eh bien ! alors, lord Saxingham (je dois être franc) est un homme qui a beaucoup de considération pour sa famille. Votre mariage (source de la plus grande satisfaction pour moi, mon cher oncle) interdit toute chance probable que votre fortune et votre titre, si l’on vous en donnait un, puissent passer à…

— Vous ! fit Templeton, sèchement. Votre parent semble s’être rappelé pour la première fois que vos intérêts lui sont chers.

— Mon parent ne se soucie pas le moins du monde de moi personnellement, monsieur ; mais il tient infiniment à ce que tous les membres de sa famille soient riches et dans une haute position. Cela augmente l’étendue et l’influence de ses relations ; et lord Saxingham est un homme qui doit en partie sa grandeur à ses relations. À vous parler franchement, il ne veut pas s’occuper de cette affaire, parce qu’il ne voit pas le bien qui pourra en résulter pour son parent, ni l’avantage qui en reviendrait à sa maison.

— Voilà de la vertu publique ! s’écria Templeton.

— La vertu, mon cher oncle, est femme : tant qu’elle est propriété privée, elle est excellente ; mais la vertu publique, comme toute autre femme publique, n’est qu’une prostituée.

— Bah ! grogna Templeton, qui était de trop mauvaise humeur, pour faire à son neveu le sermon qu’il lui aurait autrement administré sur l’inconvenance de sa comparaison. Car M. Templeton était un de ces hommes qui trouvent qu’il est immoral de parler de l’immoralité, comme d’une chose qui existe dans le monde ; il était scandalisé quand on appelait les choses par leur nom.

— Mistress Templeton n’a-t-elle point quelques parents qui puissent vous être utiles ?

— Non, monsieur ! s’écria l’oncle d’une voix foudroyante.

— J’en suis fâché. Mais on ne peut pas s’attendre à tout avoir : vous avez fait un mariage d’amour ; vous avez un intérieur agréable, une femme charmante, et tout cela vaut mieux qu’un titre avec l’alliance d’une grande dame.

— Monsieur Lumley Ferrers, veuillez m’épargner vos consolations. Ma femme…

— Vous aime tendrement, je n’en doute pas, dit l’imperturbable neveu. Elle a beaucoup de sentiment, elle aime beaucoup la poésie. Oh ! oui, elle doit chérir l’homme qui a tant fait pour elle.

— Tant fait pour elle ! Que voulez-vous dire ?

— Mais avec votre fortune, votre position, votre légitime ambition, vous auriez pu épouser qui vous eussiez voulu ; et même, en ne vous remariant pas, vous vous seriez concilié tous mes parents intéressés et égoïstes comme ils sont ; que le diable les emporte ! Vous avez épousé une dame sans famille ; que pouviez-vous faire de plus pour elle ?

— Bah ! bah ! vous ne savez pas tout. »

Ici Templeton s’arrêta court, comme s’il craignait d’en dire trop, et son front se contracta ; puis, après un moment de silence, il reprit :

« Lumley, je me suis marié, c’est vrai. Vous ne serez peut-être pas mon héritier, mais je vous le revaudrai bien ; c’est-à-dire si vous vous rendez digne de mon affection.

— Mon cher onc…

— Ne m’interrompez pas, j’ai des projets pour vous. Que nos intérêts soient identiques. Le titre peut encore vous revenir. Il se peut que je n’aie point d’héritiers mâles. En attendant, tirez sur moi pour toute somme d’argent raisonnable dont vous pourrez avoir besoin ; les jeunes gens ont des dépenses à faire ! Mais soyez prudent, et si vous voulez faire votre chemin dans le monde, que le monde ne vous surprenne jamais en défaut. Voilà ; maintenant laissez-moi.

— Je vous remercie mille fois et du fond du cœur !

— Chut ! Voyez lord Saxingham et sondez encore le terrain ; il faut que je me passe cette fantaisie, je le veux. C’est ma marotte. »

En même temps Templeton fit de la main un salut d’adieu à son neveu, et, l’air tout préoccupé, continua sa route jusqu’à Hyde-Park-Corner, où sa voiture l’attendait. Au moment où il entrait dans ses domaines, il vit la fille de sa femme qui traversait en courant la pelouse pour venir à sa rencontre. Son cœur se ramollit ; il fit arrêter sa voiture et en descendit ; il se mit à la combler de caresses, jouant avec elle, riant comme elle. Un père n’eût pas été plus tendre.

« Lumley a des moyens qui me feraient honneur, se dit-il, mais j’ai peur que ses principes ne manquent de solidité. Néanmoins, des manières aussi franches sont à coup sûr les indices d’un bon cœur. »

Cependant Ferrers, à la joie de son cœur, s’achemina vers la maison d’Ernest. Son ami n’était pas chez lui, mais Ferrers n’avait jamais besoin de la présence d’un hôte pour se mettre tout à fait à son aise. Les livres abondaient autour de lui, mais Ferrers n’était pas homme à lire pour s’amuser. Il se jeta dans un fauteuil, et commença à ourdir de nouvelles trames d’ambition et d’intrigue. À la fin la porte s’ouvrit et Maltravers entra.

« Mon Dieu ! Ernest, comme vous avez l’air malade !

— J’ai été souffrant, mais maintenant je vais mieux. Les médecins recommandent aux patients ordinaires de changer d’air, et moi je vais essayer de changer d’habitudes. Il faut que je mène une vie active, l’activité est la première condition de mon existence ; mais je laisse de côté les livres pour le moment. Vous me voyez sous un nouvel aspect.

— Lequel ?

— Celui d’un homme politique ; je viens d’entrer au parlement.

— Vous m’étonnez ! J’ai lu les journaux ce matin. Je n’ai pas vu qu’il y eût un siége vacant, bien moins encore une élection.

— C’est mon notaire et mon banquier qui se sont chargés de toute l’affaire. En un mot, mon siége est un bourg clos.

— Sans l’ennui des électeurs. Je vous félicite. Vous me faites envie ; je voudrais bien être au parlement moi-même.

— Vous ! Je n’avais jamais cru que vous fussiez atteint de la manie politique.

— Politique ! non. Mais, avec un peu de chance, c’est la façon la plus recommandable de vivre aux dépens du public. Cela vaut mieux que l’escroquerie.

— C’est une manière ingénue d’envisager la chose. Mais je croyais qu’autrefois vous étiez presque benthamiste et que votre devise était « le plus grand bonheur du plus grand nombre ! »

— Le plus grand nombre à mes yeux c’est l’unité. Je suis de l’avis des pythagoriciens : l’unité est le principe parfait de la création. Sérieusement, comment pouvez-vous confondre les principes d’opinion avec les principes de conduite ? Comme logicien, je suis benthamiste et philanthrope ; mais du moment que je quitte mon cabinet pour rentrer dans le monde, je laisse de côté la philosophie aux autres, et j’agis pour moi-même.

— En tous cas vous êtes plus franc que prudent dans vos confessions.

— En cela vous vous trompez. C’est en affectant de valoir moins qu’on ne vaut réellement, que l’on devient populaire, et que l’on se fait passer pour un homme honnête et pratique. L’erreur de mon oncle, c’est d’être un hypocrite en paroles : c’est un moyen qui réussit rarement. Soyez franc en paroles, et personne ne soupçonnera que vous êtes hypocrite au fond. »

Maltravers regarda fixement Ferrers. Dans la facile sagesse de son vieil ami, il trouvait quelque chose qui répugnait et déplaisait à son platonisme élevé. Mais il sentit, presque pour la première fois, que Ferrers était homme à faire son chemin dans le monde ; et il soupira. J’espère que ce fut par compassion pour le monde.

Après quelques moments de conversation sur des sujets indifférents, on annonça Cleveland ; et Ferrers, qui ne pouvait tirer aucun parti de celui-là, se retira bientôt. Ferrers commençait à devenir économe de son temps.

« Mon cher Maltravers, dit Cleveland lorsqu’ils se trouvèrent seuls, je suis bien enchanté de vous voir ; car d’abord, je me réjouis d’apprendre que vous allez étendre votre sphère d’utilité.

— D’utilité ? Ah ! laissez-moi le croire ! La vie est si incertaine et si courte que nous ne saurions trop tôt apporter le peu que nous pouvons en tirer au grand trésor public du beau et de l’honnête, car l’un et l’autre appartiennent à l’utile et doivent en faire le fond. Mais en politique, et dans un état de choses aussi artificiel que le nôtre, combien de doutes nous entourent ! Quelles ténèbres nous environnent ! Si nous laissons passer les abus, nous nous faisons un jeu et de notre raison et de notre intégrité : si nous les attaquons, nous pouvons fatalement déranger cet ordre solennel et conventionnel, qui est le grand ressort de l’immense machine. Et puis que voulez-vous que fasse, dans cette atmosphère méphitique, un homme seul, mal préparé peut-être par ses aptitudes à cette voie rude et grossière !

— Il peut faire beaucoup, même sans éloquence et sans travail ; il peut faire beaucoup, quand ce ne serait que d’offrir l’exemple d’un homme honnête et impartial, au milieu d’une foule d’ambitieux égoïstes et de fanatiques ardents. Il peut faire plus encore s’il s’enrôle parmi les représentants de cette chose qui jusqu’ici n’a jamais été représentée, la littérature ; s’il rachète par une ambition au-dessus des honneurs et des récompenses la réputation de servilité que les poëtes de cour ont faite aux lettres ; s’il réussit à prouver que les études spéculatives ne sont pas incompatibles avec les exigences de la vie pratique ; s’il maintient la dignité de désintéressement qui doit être le propre du savoir. Mais le but d’une morale scientifique ce n’est pas seulement d’être utile aux autres, c’est aussi de se perfectionner soi-même. Notre âme est un dépôt sacré confié à notre vie. Vous allez ajouter à l’expérience que vous possédez déjà des motifs humains, et des hommes actifs ; et, quelque sagesse nouvelle que vous acquériez, elle deviendra aussi apparente, aussi utile, soit qu’elle se manifeste par des actions ou par des livres. Mais en voilà assez, mon cher Ernest. Je suis venu dîner avec vous, et vous prier de m’accompagner ce soir dans une maison où vous serez le bienvenu, et où je crois que vous vous plairez. Point d’excuses. J’ai promis à lord Latimer de lui faire faire votre connaissance, et c’est un des hommes les plus remarquables parmi ceux avec qui la vie politique va vous mettre en relation. »

Ainsi c’était un état de santé, qui, chez la plupart des hommes, eût été une excuse pour se livrer à l’indolence, qui avait décidé Maltravers à changer ainsi d’habitudes, et à passer de la solitude du cabinet à l’agitation du sénat. Mais il ne pouvait être inactif ; il avait dit la vérité à Ferrers : l’activité était la première condition de son existence. Si la pensée, avec sa fièvre et son énergie douloureuse avait été une maîtresse trop impitoyable pour les nerfs et le cerveau, les travaux vulgaires et simples de la politique pratique laisseraient l’imagination et l’intelligence au repos, tout en stimulant des qualités et des dons plus robustes, qui animent sans épuiser. C’est du moins ce qu’espérait Maltravers. Il se souvenait de cette maxime profonde d’un de ses auteurs allemands favoris : « Pour conserver la parfaite santé de l’esprit et du corps, il est nécessaire de se mêler, habituellement et de bonne heure, aux affaires ordinaires des hommes. »

Et sa correspondante anonyme ? Les exhortations avaient-elles eu quelque influence sur la décision d’Ernest ? Je n’en sais rien. Mais lorsque Cleveland le quitta, Maltravers ouvrit son pupitre, et relut la dernière lettre qu’il avait reçue de son inconnue. La dernière lettre ! oui, ces épîtres étaient maintenant devenues fréquentes.


CHAPITRE VI.

…Le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que quoiqu’il semble que l’esprit ne doive toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux.
(Lettre de Mme  de Sévigné.)

Chez lord Latimer se trouvaient rassemblées quelques centaines de ces personnes, qu’on voit rarement réunies dans la société de Londres ; car les affaires, la politique et la littérature absorbent presque tous les hommes éminents, et ne laissent guère aux maisons qui reçoivent que l’indolence titrée ou l’opulence fastueuse. Les jeunes hommes de plaisir eux-mêmes tournent le dos aujourd’hui aux soirées, et trouvent que la société est ennuyeuse comme la peste. Mais il y a pourtant environ une douzaine de maisons, dont les maîtres se tiennent à l’écart et au-dessous de la mode, et où les étrangers peuvent rencontrer, réunis sous le même toit, presque tous les hommes remarquables, de l’active, pensante et majestueuse Angleterre. Lord Latimer avait lui-même été ministre. Il s’était retiré des affaires publiques soi-disant à cause de sa mauvaise santé, mais en réalité parce que les inquiétudes et l’activité de la vie politique n’étaient pas sympathiques à un esprit doux et cultivé, un peu faible d’ailleurs. Grâce à sa haute réputation, et à un excellent cuisinier, il jouissait d’une grande popularité, non-seulement dans son parti, mais auprès du monde en général ; et il se trouvait le centre d’un cercle de connaissances restreintes, distinguées, qui buvaient le vin de Latimer, citaient les bons mots de Latimer, et aimaient Latimer d’autant mieux, que n’étant ni auteur ni ministre, il ne leur faisait point obstacle.

Lord Latimer reçut Maltravers avec une courtoisie, une déférence même très-marquée, et l’invita à s’asseoir à la table de whist, ce qui constituait l’hommage le plus délicat que pût offrir lord Latimer au mérite de Maltravers. Mais, dès que son commensal eut décliné cet honneur, le comte le repassa à la comtesse, le considérant çomme devenu la propriété des femmes ; et bientôt il se replongea au milieu des finesses du jeu.

Pendant que Maltravers causait avec lady Latimer, il leva par hasard les yeux, et vit en face de lui une jeune personne d’une beauté si remarquable, qu’il put à peine retenir un cri d’admiration.

« Quelle est cette dame ? demanda-t-il, dès qu’il eut recouvré son sang-froid. Il est singulier même pour moi, qui vais si peu dans le monde, que je sois obligé de demander le nom d’une personne que sa beauté doit avoir déjà rendue célèbre.

— C’est lady Florence Lascelles ; elle a fait son début dans le monde l’année dernière. En effet, elle est éblouissante, mais plus encore par son esprit et ses talents que par sa figure. Il faut que vous me permettiez de vous présenter. »

À cette proposition, Maltravers fut saisi d’une étrange timidité, et pour ainsi dire d’une répugnance défiante, espèce de pressentiment de danger et de malheur. Il se recula, et aurait voulu s’excuser, mais lady Latimer ne s’était pas aperçue de son embarras, et se trouvait déjà à côté de lady Florence Lascelles. Un instant après, elle fit signe à Maltravers de s’approcher et le présenta à la jeune lady. Il s’inclina, et s’assit à côté de sa nouvelle connaissance ; il ne put s’empêcher d’observer que ses joues se couvraient du plus vif incarnat, et qu’elle l’accueillait avec un embarras peu habituel, même aux dames qui viennent de faire leur entrée dans le monde, quand on leur présente une illustration. Ces témoignages, une émotion à peu près semblable à celle qu’il éprouvait lui-même, lui causèrent plus de perplexité que de satisfaction d’amour-propre ; et les premières phrases qu’ils échangèrent respiraient une certaine gêne et une certaine réserve. En ce moment, à la surprise, et peut-être au grand soulagement d’Ernest, ils furent abordés par Lumley Ferrers.

« Ah ! lady Florence, je vous baise les mains ; je suis charmé de voir que vous connaissez mon ami Maltravers.

— Et pourquoi monsieur Ferrers arrive-t-il si tard ce soir ? demanda la belle Florence, avec une subite aisance qui étonna un peu Maltravers.

— Un dîner ennuyeux, voilà tout ! je n’ai pas d’autre excuse. »

Et Ferrers se glissant dans un fauteuil vacant de l’autre côté de lady Florence, se mit à causer avec une volubilité sans fin, comme s’il cherchait à monopoliser son attention.

Ernest n’avait pas été aussi charmé des manières de Florence qu’il avait été frappé de sa beauté ; aussi la voyant, selon toute apparence, occupée d’un autre, il se leva et s’éloigna tranquillement. Il se trouva bientôt faire partie d’un groupe d’hommes qui discutaient sur les préoccupations importantes de cette époque ; et à mesure que, par degrés, ce sujet plein d’intérêt réveillait son éloquence naturelle et son jugement viril, les causeurs devinrent auditeurs, le groupe s’élargit autour de lui, et lui-même fut bientôt, à son insu, l’objet de l’attention et du respect général.

« Que pensez-vous de M. Maltravers ? demanda négligemment Ferrers ; est-il au niveau de votre attente ? »

Lady Florence était plongée dans la rêverie, et Ferrers dut répéter sa question.

« Il est plus jeune que je ne me le figurais, et… et…

— Et plus beau, vous voulez dire, je pense.

— Non ! il est plus calme, et il a moins de vivacité.

— Il ne paraît pas manquer de vivacité en ce moment, dit Ferrers ; mais votre conversation de demoiselle n’aura pas réussi à allumer l’étincelle de Prométhée. Appliquez sur votre âme ce baume consolant.

— Ah ! vous avez raison ; il a dû me trouver bien…

— Bien belle, sans doute.

— Belle ! je déteste ce mot-là, Lumley. Je voudrais bien n’être pas belle ; peut-être me saurait-on gré alors de mon intelligence.

— Hum ! fit Ferrers d’un ton significatif.

— Ah ! vous ne le croyez pas, sceptique ? dit Florence qui changea de ton, et secoua la tête en riant.

— Qu’importe ce que je crois, moi, dit Ferrers en essayant de prendre un ton sentimental, quand lord ceci et lord cela, et M. un tel et le comte je ne sais qui, se dirigent tous vers vous, et sont sur le point de me déposséder de mon précieux monopole. »

Tandis que Ferrers parlait, plusieurs oisifs s’étaient en effet groupés autour de Florence, et la conversation, dont elle était le centre d’attraction, devint enjouée et animée. Oh ! qu’elle était brillante cette incomparable Florence ! Avec quelle grâce vive et étincelante l’esprit, la sagesse, le génie même jaillissaient de ses lèvres de rubis ! Même Ferrers, avec tout son aplomb, sentait que son esprit subtil paraissait ordinaire et grossier à côté de celui de sa belle cousine, et cherchait involontairement à éviter, comme s’il en avait peur, les traits acérés de ses reparties prodiguées avec aisance. Car il y avait un fond d’ironie dans le caractère de Florence qui faisait que son esprit blessait plus souvent qu’il ne charmait. Instruite jusqu’à l’érudition, courageuse jusqu’à perdre quelque chose de sa grâce féminine, elle aimait à se faire un jeu de l’ignorance et de la prétention, même dans les plus hauts rangs ; et le rire qu’elle suscitait était comme le feu du ciel : nul ne pouvait deviner sur qui tomberait le prochain coup de tonnerre.

Mais Florence, quoique redoutée et peu aimée, était pourtant courtisée, adulée et fort en vogue. Pour cela, il y avait deux raisons ; premièrement c’était une coquette, et secondement c’était une héritière.

Les causeurs étaient donc partagés en deux groupes principaux, dont l’un était, pour ainsi dire, présidé par Maltravers, et l’autre par Florence. Au moment où le premier groupe se dispersait, Ernest fut accosté par Cleveland.

« Mon cher cousin, dit tout à coup Florence à voix basse, et en se tournant vers Ferrers, votre ami parle de moi, je le vois bien ! Allez, je vous en conjure, et rapportez-moi ce qu’il dit !

— Cette commission n’est guère flatteuse, dit Ferrers, d’un ton presque maussade.

— En vérité ! une commission qui doit satisfaire la curiosité d’une femme est toujours une des plus flatteuses ambassades qu’on puisse confier à un habile négociateur.

— Allons, il faut que j’obéisse à vos ordres, quoique je ne puisse y voir une faveur. »

Ferrers s’éloigna, et rejoignit Cleveland et Maltravers.

« Elle est véritablement bien belle ; je n’ai jamais vu de visage dont les contours soient si parfaits. C’est la seule que j’aie jamais rencontrée chez qui les traits aquilins me semblent plus classiques que ceux de la statuaire grecque elle-même.

— C’est donc là votre opinion de ma belle cousine ? s’écria Ferrers, vous voilà féru.

— Je le voudrais bien, dit Cleveland. Ernest est maintenant d’âge à s’établir, et il n’y a pas un parti plus brillant que lady Florence dans toute l’Angleterre ; elle est riche, noble, belle et instruite.

— Et qu’en dites-vous ? demanda Lumley à Maltravers, presque avec impatience.

— Je n’ai jamais vu personne qui pût m’inspirer plus d’admiration et moins d’amour, » répondit Ernest en quittant les salons.

Ferrers le suivit du regard, et grommela quelque chose entre ses dents ; puis il se rapprocha de Florence, qui bientôt se leva pour partir, et prenant le bras de Lumley, lui dit :

« Allons, je vois mon père qui me cherche, et, une fois par hasard, je vais prévenir son envie. Tenez, Lumley, allons le rejoindre ; je sais qu’il désire vous voir.

— Eh bien ! dit Florence, toute rouge et presque haletante, en traversant les salons qui commençaient à se dépeupler.

— Eh ! bien, ma cousine ?

— Vous me poussez à bout ! Eh bien ! alors, que disait votre ami ?

— Que votre beauté était à la hauteur de sa réputation, mais qu’elle n’était pas de son goût. Maltravers est amoureux, vous saurez.

— Amoureux !

— Oui, d’une jolie Française ! Un vrai roman ; un attachement qui dure depuis plusieurs années. »

Florence détourna la tête, et ne dit plus rien.

« Lumley, vous êtes un brave garçon, dit lord Saxingham ; mes yeux ne voient jamais Florence avec plus de plaisir qu’à une heure et demie du matin, heure où je l’associe dans ma pensée à des réminiscences d’un sommeil réparateur et de mes infortunés chevaux. À propos, je voudrais bien que vous pussiez dîner avec moi samedi prochain.

— Samedi ? Malheureusement je suis invité ce jour-là chez mon oncle.

— Ah ! Il se conduit bien à votre égard, alors ?

— Oui.

— Mistress Templeton se porte bien ?

— Je l’imagine.

— Aussi bien qu’une dame dans sa position, etc, etc… ? dit tout bas lord Saxingham.

— Non, Dieu merci !

— Eh ! si le vieux bonhomme voulait bien faire de vous son héritier, nous pourrions repenser à ce titre !

— Mon cher lord, arrêtez ! un service : écrivez-moi un mot pour insinuer la chose avec délicatesse.

— Non, non ! pas de lettres ; les lettres vont toujours aux journaux.

— Mais une lettre rédigée avec précaution ?… Il n’y a pas de danger qu’on la publie, sur mon honneur.

— J’y songerai… Bonsoir. »


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