Erreurs et brutalités coloniales/III/V

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Éditions Montaigne (p. 199-213).


CHAPITRE V

Conclusion


I — L’erreur fondamentale de notre politique coloniale indigène.
II — La collaboration de l’indigène est nécessaire, voire indispensable à notre œuvre coloniale.
III — Cette collaboration n’existera que si l’indigène en perçoit l’avantage pour lui.
IV — L’utilité condamne, aussi bien que la morale, les violences et l’oppression exercées sur les indigènes.
V — Les méthodes de justice, de douceur, de patience sont plus sûres et plus rapide dans leurs effets que les méthodes de violence.


Les procédés de violence, les méthodes tyranniques dont l’exposé et les conséquences ont été l’objet de ce livre, constituent non seulement des crimes, considérés du point de vue de l’humanité et de la civilisation, mais des fautes en opposition grossière avec les intérêts matériels de la colonisation.

Dans les régions intertropicales, je ne saurais trop y insister, l’œuvre de colonisation, l’utilisation des richesses naturelles, exigent le concours des indigènes. L’Européen colonisateur ne peut, en raison du climat, se livrer régulièrement à un travail manuel ; il ne peut que surveiller et diriger ; l’exécution repose entièrement sur les naturels du pays.

La première préoccupation de l’administration coloniale sera donc nécessairement celle de déterminer les naturels à collaborer, par leur travail, à la mise en valeur de leur pays. La politique suivie à l’égard de ces naturels, une bonne politique indigène, est la base de toute colonisation. Ainsi se trouve-t-il que le respect des principes d’humanité et de justice constitue le moyen le plus sûr d’assurer les intérêts matériels.

Or ce qui s’est passé avant 1905 à Madagascar, ce qui s’est passé en Indo-Chine, pendant les premières années de l’occupation, ce qui se passait hier encore en Afrique équatoriale, en Afrique occidentale, était contraire aux préceptes de la justice, de la civilisation la plus élémentaire, par conséquent en opposition absolue avec les intérêts matériels de la colonisation.

Il serait trop commode, en vérité, pour les dirigeants métropolitains, pour le gouvernement, pour le ministère des colonies, de rejeter sur des fonctionnaires locaux subalternes, la responsabilité totale des actes criminels dont ont pâti les indigènes.

Le gouvernement ne pourrait se laver les mains de ces actes, parce que quelque jour un Toqué ou un Gault[1] aurait payé pour un scandale trop bruyant. Les subalternes, boucs émissaires, ont été coupables, c’est certain ; ils méritaient d’être punis, mais leurs fautes, nous devons le reconnaître, découlaient, pour une forte part, de la conception coloniale du gouvernement métropolitain.

Cette conception, je l’ai déjà dit, était simple et… ménagère des deniers de l’État : les colonies ne devaient rien coûter à la Métropole et trouver chez elles les ressources nécessaires à leur organisation. Au contribuable français on demanderait uniquement les sommes employées à l’entretien d’effectifs militaires. Tout le reste : traitement des fonctionnaires civils, crédits destinés à la police, à la justice, aux travaux publics, à tout ce qui constitue l’administration, à tout ce que coûte l’outillage économique, devait être payé par les revenus des colonies elles-mêmes, c’est-à-dire, je ne saurais trop le répéter, par les impôts exigés des indigènes, directs ou indirects.

De cette conception simpliste est résulté que partout la chasse à l’impôt fut l’occupation incessante primordiale des fonctionnaires locaux. L’indigène est pressuré pour qu’il fournisse l’impôt en argent, pressuré pour qu’il apporte l’impôt en nature ; c’est lui qui doit assurer les corvées de travaux publics, livrer à bas prix des denrées alimentaires, etc., etc.

Ce système, très naturellement, a partout éloigné l’indigène de l’Européen, quand il ne l’a pas transformé en révolté. Cet Européen, comment l’indigène pouvait-il le voir sans haine ?

Hier le naturel vivait tranquille dans son village, travaillant uniquement pour ses besoins, c’est-à-dire travaillant peu dans un pays où souvent les produits presque spontanés du sol suffisent à la nourriture, dans un pays où la chasse, la pêche sont fructueuses, où le climat rend inutiles les vêtements et les habitations confortables.

Ce naturel a vu arriver dans son pays des étrangers qui, du jour au lendemain, réclament de l’argent, rare chez lui, imposent des travaux de route, réquisitionnent des porteurs de bagages, des aliments, et ne lui donnent rien en échange. Comment ne verrait-il pas en cet étranger un ennemi, un oppresseur ? En quoi lui paraît-il différent des ennemis séculaires, qui venaient faire razzia de ses cultures, de ses femmes, de ses enfants emmenés en esclavage ?

Oh ! je sais, les colonisateurs européens prétendent avoir rendu aux indigènes des services compensateurs des obligations à eux imposées ; ils leur ont apporté les principes de la civilisation au point de vue moral, l’instruction et l’assistance médicale au point de vue matériel.

Il reste à démontrer dans quelle mesure ces bienfaits matériels : instruction, assistance médicale, ont été réalisés. Quelques chiffres ne sont pas inutiles.

Voici une colonie administrée sous les auspices de la Société des Nations[2] : les indigènes, sur une somme totale de recettes de 7.370.000, versent annuellement 6.000.000 au minimum. Les dépenses de l’assistance médicale s’élèvent, avec celles de l’instruction publique à 893.000 francs ; ce qui représente 1,3 % des impôts versés par les indigènes. Et si l’on veut bien remarquer que assistance publique, instruction ne sont organisées que dans les régions occupées depuis longtemps, considérées comme tranquilles, c’est-à-dire exécutant tout ce qui leur est demandé et prescrit, on concevra que dans les circonscriptions moins soumises, les imposés ne reçoivent aucune compensation des contributions en espèces ou en nature exigées d’eux. Au lieu d’apprivoiser l’indigène on veut le dompter. On commence par où l’on devrait finir ; on lui impose des impôts, des corvées, puis on lui donne parcimonieusement l’assistance médicale, l’instruction, alors qu’il fallait l’attirer par des avantages, et ne lui réclamer sa part de contribution qu’après lui avoir montré les bénéfices d’une entente avec nous. Pour moi du moins, c’est ainsi que je conçois les procédés de notre œuvre de colonisation.

La colonisation s’explique par la nécessité où sont les nations évoluées (fonction du progrès matériel scientifique), de mettre en valeur des richesses que des populations demeurées en dehors de ce progrès laissent perdues pour le bien-être général de l’humanité.

À la base de toute colonisation est un but, celui de profit. Mais ce profit ne doit pas être obtenu au détriment de qui que ce soit ; la race colonisatrice et la race colonisée doivent en tirer bénéfice.

Nous considérons à juste titre que la civilisation consiste, avant tout, dans le respect et la garantie de la vie humaine, et dans le respect et la garantie de la propriété. Sur ces principes nous ne pouvons pas transiger, et nous sommes en droit d’en imposer le respect partout où nous sommes assez forts. Dès occupation par nous d’une terre nouvelle, d’une colonie, nous nous devons, nous devons à l’humanité, de les faire triompher. Ainsi nous supprimons les guerres de tribu à tribu, les vols à main armée, les rapts, l’esclavage. En étendant le domaine de la civilisation, nous apportons à des arriérés les premiers bénéfices de cette civilisation : le respect de la vie, de la liberté individuelle, de la propriété.

Cependant les primitifs ne comprennent pas aisément les avantages de nos idées et de nos pratiques ; beaucoup regretteront les mœurs auxquelles il leur faut renoncer. Les instincts de violence, de rapine s’insurgeront contre ces lois sociales ; il faudra donc employer la force et j’en reconnais la nécessité, tant que les résistances se manifesteront. Cette force sera mise en action sans faiblesse, mais aussi sans excès. Il ne serait pas plus raisonnable de faire du sentiment pendant la bataille que de la brutalité après la victoire.

L’utilité de l’intelligence, du sang-froid, dans l’administration coloniale, se révèlent quand, l’œuvre militaire terminée, l’ordre, la sécurité étant assurés, il s’agit d’amener les indigènes à collaborer avec les occupants, en leur faisant sentir les bienfaits qui résultent de notre présence.

Quelques-uns apprécieront assez vite le bien-être dû à la tranquillité, à la sécurité.

Il sera plus difficile de leur prouver les avantages du travail. Dans l’esprit des administrations coloniales, l’impôt, à côté de son rôle fiscal, doit contribuer à pousser le naturel au travail, par la nécessité de se procurer l’argent exigé du contribuable. Reconnaissons qu’un résultat dans ce sens est obtenu par l’impôt, mais ce travail a quelque chose du travail forcé. L’indigène limite son effort à celui nécessité par le taux de sa capitation. Nous devons tendre à obtenir de l’indigène un labeur librement consenti, auquel puisse l’inciter le désir d’une rétribution plus large que celle destinée juste à couvrir l’impôt.

Il faudra user d’abord de la persuasion, très agissante sur des gens convaincus de la supériorité de ceux qui les conseillent. Mais le facteur puissant, le plus capable de pousser des primitifs à travailler en vue de gagner de l’argent, c’est l’apparition chez eux de besoins nouveaux.

Nourri par un sol fertile, sur lequel poussent spontanément ou sans grand labeur des grains et des fruits, ravitaillé par la chasse et la pêche aux produits abondants, vivant sous un climat qui permet l’usage de vêtements et d’habitations sommaires, le primitif satisfait aisément à tous ses besoins : c’est un riche. Il ne fera un effort inaccoutumé que si des besoins lui naissent, se superposent à ceux auxquels il donne si facilement satisfaction.

Tous les primitifs, les noirs surtout, ont, comme les enfants, un instinct inné d’imitation. C’est le même instinct qui porte les enfants à jouer aux grandes personnes, et les primitifs à adopter, copier les gestes et les habitudes des civilisés.

Pour s’en convaincre, il suffit de considérer les noirs transplantés en France ; ils sont vêtus aux dernières modes, dès qu’ils le peuvent.

Aux colonies, l’indigène, le noir surtout, copie le blanc avec lequel il est en contact. C’est le désir de posséder les objets, souvent les plus inutiles, employés par les Européens, qui le détermine à se procurer par le travail les sommes nécessaires à leur achat.

Le besoin d’argent est le seul moyen de pousser au travail d’indigène (comme d’ailleurs l’Européen) et le besoin d’argent ne détermine le travail volontaire que si l’argent permet au travailleur de satisfaire des désirs. Évidemment l’impôt amène le primitif à travailler, mais c’est une forme de travail forcé qui n’a jamais produit que des résultats partiels et temporaires.

Le travail forcé ne peut être imposé que par des moyens indirects. Évidemment, comme nous l’avons vu à Madagascar dans la province de Farafangana, des travaux de routes ont pu être réalisés par l’action directe des miliciens ou des tirailleurs, racolant les indigènes dans les villages, les amenant sur les chantiers, leur imposant des tâches et les obligeant par la force à les accomplir.

Le rendement du système était médiocre, quant à la marche du travail, et s’il avait dû être généralisé, étendu à toute l’île, il eût nécessité un nombre de surveillants égal à celui des travailleurs. À quel prix, même en ne payant pas les ouvriers, reviendrait cette organisation ? Aussi fallut-il à Madagascar recourir à un procédé indirect. Le général Galliéni décida que la réquisition pèserait seulement sur les indigènes n’ayant pas un engagement de travail avec un colon.

Ce fut la création d’une industrie : celle d’engagiste d’indigènes. Des gens aussi ingénieux qu’indélicats engagèrent des travailleurs indigènes… à condition que ces indigènes leur versent une certaine somme. Pour éviter les corvées, les ouvriers payants affluèrent et quelques colons véreux se constituèrent ainsi de confortables revenus.

Quelques Européens, en compensation du certificat d’engagement, ne demandaient pas de l’argent : c’était les missionnaires. Les catéchumènes devenaient des engagés, étaient soustraits à la corvée moyennant la fréquentation des prêches et quelques journées de travail dans les rizières de la mission.

Quant aux indigènes trop pauvres pour échapper à la corvée, ils l’évitaient en prenant la brousse ou en se révoltant ainsi que nous l’avons vu.

Le travail de l’indigène sera volontaire où il n’y aura pas de travail, mais quand l’indigène se met au service du colon, il faut que l’autorité garantisse au travailleur une rémunération raisonnable.

Si, dans nos colonies, s’élèvent constamment des récriminations de colons, se plaignant de la rareté de la main-d’œuvre, de son mauvais rendement, il faut considérer que trop d’entre eux, au début tout au moins de notre occupation, ont tout fait pour démoraliser le travailleur. Des salaires dérisoires, des conditions de travail ne tenant pas compte des mœurs et habitudes du pays, de mauvais traitements, des retenues de salaire, des amendes répétées, réduisant à rien la rémunération du travailleur. Toutes ces vexations firent que l’ouvrier en donnait pour son argent et que, trompé sur sa paye, il trompait à son tour sur son travail.

Au surplus, entre l’Européen et le noir ignorant, traitant pour un travail, la partie n’était pas égale et j’ai vu ceci : Un conducteur des travaux publics chargé de la construction d’une route, traite avec un chef de village à forfait : il s’agissait d’un déblai. Le chef de village, incapable d’estimer le cube de terre à enlever, accepte les propositions du fonctionnaire. Après quinze jours de travail exécuté par les gens de son village, le chef s’aperçoit qu’il n’a pas effectué le quart de sa tâche, que la somme promise est déjà insuffisante pour le labeur accompli ; il abandonne le chantier et le salaire promis. Et le conducteur prétendait forcer le malheureux entrepreneur à exécuter son marché de dupe ! — le gouverneur général s’y opposa.

Au Congo la récolte du caoutchouc, qui fit tant de victimes, alors que le kilog de la denrée se vendait 10 et 11 francs en Europe, procurait à peine 10 centimes par jour à l’indigène récoltant.

Trop de colons et d’administrateurs ont vu dans l’indigène une main-d’œuvre à peu près gratuite. C’est dans cette conception que nous devons trouver raison, pour la plus grande partie, de l’éloignement de l’indigène à l’égard du travail régulier.

L’administration se doit d’être protectrice des indigènes, en surveillant les tractations des employeurs avec les employés, en établissant des contrats de travail type, et en assurant l’observation des engagements raisonnables consentis par les deux parties.

L’apprivoisement des indigènes, leur ascension vers une civilisation du type de la nôtre, l’habitude du travail créée par des besoins nouveaux ne se réalisent que lentement ; c’est une œuvre de longue haleine. Par la méthode forte, trop généralement employée, on obtient quelques résultats plus rapides, mais ce n’est qu’une apparence. Les mœurs, les actes, les sentiments déterminés par la crainte, inspirés par la force, sont superficiels ; seuls ceux qui résultent du consentement librement donné, sous l’influence d’avantages consciemment ressentis, sont profonds, solides, définitifs.

En fin de compte, là où la manière forte avait échoué, là où, après des apparences de succès, elle avait abouti à des résistances obstinées, se manifestant par la fuite et même par la révolte, comme à Madagascar et en Afrique équatoriale, la méthode de patience et de douceur, substituée à cette manière forte en train d’échouer, a procuré les meilleurs résultats.

Ce que peut être cette méthode de colonisation, je l’ai exposé dans des Instructions aux lieutenants gouverneurs de l’Afrique équatoriale, instructions que je reproduis ici :

« Les races peuplant l’Afrique Équatoriale Française sont, en majorité, très arriérées. Dans nombre de régions, avant de songer à leur imposer des obligations sociales, dont elles n’ont jamais conçu même une ébauche, l’Administration doit entreprendre une œuvre d’apprivoisement. Des tribus entières, encore à l’heure actuelle, se refusent à entrer en relations avec nous, fuient à la vue d’un Européen, abandonnent leurs villages, leurs cultures.

Dans les circonscriptions où vivent ces apeurés, vous chargerez vos meilleurs collaborateurs de l’administration, les plus haut gradés, ceux qui dans leur carrière ont fait preuve d’une culture générale supérieure, ont fourni des preuves certaines de sang-froid, de jugement, de pondération et d’esprit de suite.

Dans les centres importants, chefs-lieux de colonie par exemple, dans les circonscriptions depuis longtemps en mains, marchant toutes seules, se trouvent, conformément à un usage trop fréquemment suivi, les fonctionnaires les plus expérimentés. C’est une habitude à réformer. Sous la surveillance directe du lieutenant gouverneur, au chef-lieu de la colonie, dans les circonscriptions civilisées, mises au point, un agent moyen est capable d’assurer une bonne administration.

Les postes à confier à l’élite des fonctionnaires sont ceux jugés « mauvais postes », là où l’indigène est réfractaire, là où pour réussir il ne suffit pas d’une activité fiévreuse, mais où il faut de l’expérience, du doigté, la faculté de concevoir et pren- dre les initiatives utiles. Je connais assez l’esprit de dévouement, le sentiment du devoir des administrateurs pour être certain que les plus hauts gradés accepteront volontiers ces postes dans lesquels ils auront à remplir la mission de pionniers de la civilisation, d’éducateurs de races arriérées, honneur et raison d’être de leur corps.

Vous proscrirez absolument les procédés de violence employés dans le but de soumettre les indigènes réfractaires fuyant notre contact. Explicables, plus qu’excusables au début d’une occupation, alors que le pays, le nombre, l’armement, les mœurs des populations sont inconnus, ces procédés sont à condamner sévèrement dans l’état présent. Les tournées de police au cours desquelles tirailleurs ou gardes de milice, trop souvent abandonnés à eux-mêmes, aussi peu civilisés que ceux qu’ils poursuivaient, ont commis les pires excès, n’ont amené aucun résultat heureux. La preuve de leur échec est donnée par la nécessité de les répéter presque chaque année. Par contre, ces mesures brutales ont retardé l’heure où les indigènes se décideront à la soumission. Ces primitifs, au début, s’éloignaient de nous par la défiance de l’inconnu, la crainte d’être troublés dans leurs habitudes ; il eut fallu les rassurer, leur montrer que notre présence ne comporte pas de dangers. Ils devaient nous connaître par les avantages à retirer de notre contact. Par la rigueur, des effets absolument contraires ont été obtenus. Les indigènes ont été affolés par des tournées de police violemment conduites. Les villages abandonnés sur le passage de la colonne, étaient incendiés, les cultures détruites ; on tirait sur les groupes en fuite, frappant au hasard. Dès qu’un casque blanc ou une chéchia rouge était signalée, c’était la fuite de toute la population vers la brousse. Quand plusieurs opérations de ce genre s’étaient succédées dans la même région, on conçoit la haine, la terreur dont le blanc et ses agents indigènes étaient devenus l’objet. L’idée de vengeance, parfaitement excusable, hantait le cerveau des indigènes ; l’embuscade menaçait tout agent isolé de l’administration. Un tirailleur ou milicien tombait atteint par quelques flèches. Il fallait punir ce crime, laver l’insulte faite à l’autorité ; une nouvelle répression aveugle, atteignant le plus souvent des innocents, frappait les villages, asiles présumés du coupable. Si quelques-uns de ces dissidents se soumettaient, construisaient un village dans un lieu désigné par l’Administration, la capitation, les prestations étaient immédiatement imposées à ces dissidents d’hier ; singulier moyen de leur faire apprécier les bienfaits de leur soumission !

Là où cette politique a échoué, et il n’en pouvait être autrement, vous vous attacherez à apprivoiser les populations, aujourd’hui plus difficiles, c’est certain, à amener à nous que si aucune occupation n’avait encore été effectuée.

Plus de tournées de police, plus de chasse aux réfractaires, aux dissidents, les armes à la main. Il faut habituer peu à peu les indigènes à notre voisinage, puis à notre contact. Ces tentatives de rapprochement seront toujours poursuivies par un fonctionnaire européen, choisi comme particulièrement apte à ce rôle ; elles ne seront jamais abandonnées à l’action d’indigènes, en particulier de gardes de milice.

Au voisinage, le plus près possible des groupements dissidents, vous établirez des postes com- mandés par un Européen. Au début, pendant des semaines, des mois s’il est nécessaire, le poste se montrera indifférent aux faits et gestes de ces dissidents vers qui les occupants du poste ne feront aucune reconnaissance. Fatalement, peu à peu, par curiosité, par l’intermédiaire de trafiquants, des relations se lieront entre le poste et les indigènes. Quelques cadeaux, quelques soins à des blessés ou des malades continueront l’apprivoisement. Un jour des chefs entreront en conversation avec le commandant du poste : ce dernier, à partir de ce moment, pourra agir sur la population réfractaire. Bien entendu, si les chefs ont l’autorité nécessaire pour stabiliser leurs ressortissants dans des villages, pour leur imposer certaines lois élémentaires de la civilisation : le respect de la vie, le respect de la propriété, il faudra se garder de saper leur autorité, de les diminuer aux yeux de leurs subordonnés. L’exigence immédiate de l’impôt, les prestations dont l’indigène ne verrait que la peine, sans compensation, ferait perdre toute influence à des chefs considérés comme responsables, par leur soumission au blanc, des charges nouvelles imposées.

Cette méthode pacifique exigera de la patience, mais elle réussira, alors que l’autre, la méthode de violence n’a connu, dans certaines régions, que des échecs. »

Si nous voulons suivre cette politique indigène, sans laquelle il n’est pas, dans les régions tropicales, de colonisation possible, il faut que la Métropole renonce à son égoïsme financier, à sa conception obtuse de ses rapports avec les colonies.

L’impôt indigène direct, soit sous forme de versement d’une taxe de capitation en espèces, soit sous forme de prestation en nature : travail ou deniers, ne sera plus la première manifestation de notre occupation ; il ne sera exigé qu’au moment où les indigènes le fourniront en en comprenant le but, en recevant, comme contre-partie, le bénéfice d’institutions à leurs usages, telles que les écoles et les secours médicaux.

Au lieu de commencer par l’impôt, c’est par lui que nous finirons.

De cette conception, de ces pratiques, la conséquence est précise : « La Métropole doit payer, pendant le temps nécessaire, les dépenses des colonies ; le principe : les colonies se suffisent à elles-mêmes, est un principe faux, à rejeter complètement, définitivement, au début de toute entreprise de colonisation. » Les colonies arriveront d’autant plus rapidement à se suffire à elles-mêmes et à procurer des bénéfices à la Métropole, que la Métropole les aura plus complètement et généreusement organisées. Nous en sommes encore au système des conquistadors, et nous agissons, ou avons agi, comme des Cortez ou des Pizzare… Avec quelque hypocrisie en plus toutefois, car pour vivre aux dépens des colonies, nous n’avons pas eu besoin de brûler nos vaisseaux.

Tant que l’indigène ne sera pas notre auxiliaire volontaire, amené à nous par la naissance à notre contact de besoins nouveaux, par la sensation du bien-être dû à notre présence, la Métropole fournira les sommes nécessaires aux frais de l’administration, à la constitution de l’outillage économique de ses colonies.

M. Sarraut, dans son passage au Ministère des

  1. Note Wikisource : le nom exact est celui de Fernand Gaud, fonctionnaire colonial condamné pour l’exécution sommaire d’un indigène à la dynamite (voir L’Affaire Gaud-Toqué).
  2. 1921