Escal-Vigor/Partie III/Chapitre II

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Société dv Mercvre de France (p. 230-238).

II

Dans quelques jours Kehlmark, Blandine et Guidon quitteraient l’Escal-Vigor sans esprit de retour.

Blandine, avertie par des pressentiments, avançait même les préparatifs du départ. Elle avait hâte de regagner la grande ville et la villa où s’était éteinte la douairière de Kehlmark.

Landrillon voyait sa proie lui échapper. Il se flattait d’obtenir Claudie, mais il tenait peut-être davantage à se venger des gens du château. Aussi résolut-il de brusquer les événements de part et d’autre.

C’était la veille de la véhémente kermesse de Smaragdis, la date sacramentelle des fiançailles. Landrillon se rendit aux Pèlerins et pressa Claudie de faire un choix entre le comte et lui. La rustaude lui demanda quelques heures de répit. Elle se proposait de faire le lendemain matin une suprême démarche auprès du comte.

— Ah çà, qu’est-ce qu’elles ont donc toutes à s’entorcher de ce particulier ! se récria Landrillon. Non, non, Claudie, il n’y a pas d’avance à t’entêter à son sujet. Tourne-toi plutôt de mon côté, maintenant qu’il est ruiné, je vaux mieux que lui sous tous les rapports. Consens…

— Pas avant que je lui aie parlé une dernière fois.

— Peine perdue… Autant te flatter de réchauffer un refroidi, de faire un homme d’un…

Landrillon se retint et ne lâcha pas encore le mot abominable qu’il avait sur les lèvres.

— Il suffit de savoir s’y prendre ! observa Claudie.

— De plus appétissantes que toi y perdraient leurs avances ! Voyons, tu tiens tant que ça à devenir comtesse ! — En effet.

— Mais quand je te dis qu’il n’a plus un clou. C’est Blandine qui l’entretient. Dans quelques jours, ils auront quitté le pays et le château sera vendu. Si tu voulais, Claudie, nous nous marierions, nous rachèterions l’Escal-Vigor…

— Non, Kehlmark sera mon époux. Il faut une comtesse dans un château. D’ailleurs, il n’aime plus cette Blandine…

— Mais il ne t’aime pas davantage…

— Il m’aimera…

— Jamais…

— Pourquoi, jamais ?

— Tu verras !

— Écoute, lui dit-elle, tu sais l’usage établi en cette île. Demain est le grand jour de la kermesse, la Saint-Olfgar… Or, malgré les évêques catholiques ou protestants, depuis que les femmes de Smaragdis déchirèrent l’apôtre qui se refusait à leur folie, à chaque anniversaire du martyre les jeunes filles ont coutume de se déclarer au garçon timide ou récalcitrant qu’elles convoitent pour époux. Je vais user de ce droit. Demain matin, je me rendrai à l’Escal-Vigor et je me fais fort de revenir du château avec la promesse du châtelain…

— Lanlaire !

— Tu ne crois point ? Eh bien j’en suis si sûre, moi, que s’il me refuse je me donnerai à toi, Landrillon. Je serai ta femme, et même, dès demain soir, après la danse, je te paierai comptant…

Par cette brutale promesse, l’orgueilleuse fille ne croyait s’engager à rien.

En ce cas, je cours faire publier nos bans ! exulta Landrillon, sachant, mieux que la pataude, à quoi s’en tenir sur les velléités matrimoniales de son ancien maître. Saint Olfgar te soit secourable ! ajouta-t-il en ricanant, comme elle se retirait, persuadée de sa conquête.


Le Dykgrave reçut Claudie avec beaucoup de dignité et de déférence. Son air de mélancolie sereine en imposa d’abord à la visiteuse. Elle finit tout de même par lui dire sans précautions oratoires l’objet de sa démarche.

Kehlmark ne la rebuta point. Il l’interrompit d’un geste distant et la remercia avec un sourire qui parut à la grossière paysanne un défi, une moquerie, incapable qu’elle était d’y scruter un immense, un tragique renoncement.

— Vous riez, protesta-t-elle rageuse, mais songez donc, monsieur le comte, que tout comte que vous êtes, je vous vaux bien… Les Govaertz, établis depuis aussi longtemps dans Smaragdis que les Kehlmark, sont presque aussi nobles que leurs seigneurs.

Mais se faisant subitement câline et suppliante : « Écoutez, monsieur le comte, reprit-elle, prête à se donner à lui s’il l’y eût encouragée par le moindre signe, je vous aime, oui, je vous aime… Je me suis même imaginée longtemps que vous m’aimiez, dit-elle en élevant le ton, exaspérée par cette attitude sereine dans laquelle elle ne devinait pas une douleur tarie, la cicatrice d’une plaie longtemps incurable. Autrefois, vous me témoigniez quelque gentillesse… Je n’eus point l’air de vous déplaire, il y a trois ans, au début de votre installation ici. Pourquoi ce jeu ? Moi, je vous ai cru et j’ai rêvé devenir votre femme ! Forte de cette conviction, j’ai éconduit les plus riches prétendants de la contrée, même des notables de la ville…

Comme il ne soufflait mot, après un silence elle se décida à frapper le coup décisif :

— Écoutez, reprit-elle, on dit, comme cela, que vous n’êtes plus très bien dans vos affaires ; sauf respect, si vous vouliez il y aurait peut-être moyen…

Cette fois il pâlit ; mais d’un ton mesuré, paterne :

— Ma bonne fille, les Kehlmark ne se vendent point… Vous trouverez plus d’un épouseur sortable chez ceux de votre caste. Toutefois, croyez bien que ce n’est point par orgueil que je refuse votre offre… Moi, je ne puis vous aimer, entendez-vous ? Je ne le puis… Suivez mon conseil… Acceptez un brave garçon pour mari… Il n’en manque point dans cette île si prospère. Je ne suis point le compagnon qui vous conviendrait.

Plus il parlait avec componction, sage et persuasif, plus la passion de Claudie se mettait à bouillir. Elle était tentée de ne voir en lui qu’un mystificateur hautain, qu’un fat orgueilleux qui s’était moqué d’elle.

— Vous disiez à l’instant qu’un Kehlmark n’était pas à vendre ! dit-elle, haletant de dépit. Peut-être n’y ai-je pas mis le prix ! Mamzelle Blandine, à ce que l’on raconte, vous a tout de même fait accepter quelque douceur !

— Ah Claudie ! dit-il, d’un ton navré qui ne la désarma pourtant point. En voilà assez ! Rompons cet entretien, mon enfant. Vous devenez méchante… Mais je ne vous en veux pas !… Adieu !

Son regard froid et fixe, étrangement chaste, où se concentrait on ne sait quelle foi, quelle résolution, la congédia mieux que tout geste.

Elle sortit en battant les portes, outrée.

— Eh bien, fit Landrillon, qui la guettait à l’entrée du parc, que vous avais-je dit ? Il ne t’aime point, il ne t’aimera jamais.

— Mais qu’est-ce donc que cet homme-là ? Ne suis-je point belle, la plus belle de toutes ?… D’où provient tant de froideur !

— Pardine, c’est facile à t’expliquer… Il ne faut point chercher bien loin… C’est, comment dirai-je, un type dans le genre de saint Olfgar… Non, je fais injure au grand saint.

— Que veux-tu dire ?

— Pour parler plus clairement, ce beau monsieur a eu le mauvais goût de te préférer ton frère…

Elle lui éclata de rire au nez, malgré sa rage. Était-il assez farceur, ce Landrillon ?

— Il n’y a pas à rire, c’est comme je te le dis…

— Tu mens ! tu déraisonnes ! Comment avancer pareilles bourdes…

— Mieux que ça. Guidon le paie de retour.

— Impossible !

— Mettez donc le gamin à l’épreuve… C’est bien simple. Il a passé vingt et un ans, je présume, quoiqu’il y paraisse à peine… Tu viens de recourir à l’une des coutumes du pays. Il en est une autre qui s’applique à ton frère. Ce soir, tout gars de son âge n’est-il pas tenu d’aller à la danse et de faire choix d’une compagne provisoire ou définitive ?… Gageons que le damoiseau se montrera aussi frigide en présence de n’importe quel cotillon que, tout à l’heure, son protecteur l’était devant vous.

— Va donc ! proféra Claudie d’une voix à la fois sourde et sifflante. Ah, les hypocrites, les infâmes ! Mais malheur à eux !

— Pardi ! Ah, tu vois clair, enfin ! Ce n’est pas malheureux ! En faisant l’empressé auprès de toi, le noble sire se flattait de donner le change sur ses véritables ardeurs…

Et il lui raconta tout ce qu’il avait surpris ; inventant, amplifiant, là où il n’aurait pu invoquer le témoignage de ses sens.

Elle suffoquait de dépit, mais manifestait surtout un vertueux dégoût :

— Écoute, disait-elle à Thibaut ; je me donnerai à toi, ce soir même. C’est juré. Mais d’abord, tu me vengeras de tous, à commencer par mon frère, ce sournois, ce pourri que je renie !

Avec cette intelligence de la haine, elle était résolue à frapper Guidon pour mieux atteindre Kehlmark.

— Pas d’esclandre, surtout ! dit Landrillon.

— Sois tranquille. Le moment nous favorise. La kermesse excuse bien des extravagances ! murmura-t-elle avec un sourire affreux.

Pour l’honneur du nom de Govaertz, elle ne divulguerait point ce qu’elle savait de la situation de son frère auprès du Dykgrave. Elle se contenterait de mettre Guidon en posture humiliante et désagréable. Elle le mettrait aux prises avec quelques gaillardes, au préalable suffisamment préparées à une agression par les liqueurs et les bières. Mais, comme la suite le prouvera, elle avait trop présumé de son sang-froid et compté sans l’ardeur et le vertige de sa vengeance.