Escalades dans les Alpes/CHAPITRE XIX

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Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 363-366).
Le col de Talèfre.

CHAPITRE XIX.

LE COL DE TALÈFRE.

Celui qui découvrit le col du Géant était un habile montagnard. Ce passage — le premier par lequel on franchit la chaîne principale du Mont-Blanc — est encore aujourd’hui le chemin le plus facile et le plus direct pour se rendre de Chamonix à Cormayeur. J’en excepterai cependant le col que nous traversâmes pour la première fois le 3 juillet, et qui est situé à mi-chemin entre l’Aiguille de Triolet et l’Aiguille de Talèfre ; je l’ai appelé, faute d’un autre nom, le col de Talèfre.

Quand, du Jardin ou du Couvercle, on regarde l’extrémité supérieure du glacier de Talèfre, la vue est bornée par une arête qui paraît peu élevée. Cette arête est dominée par le massif colossal des Grandes Jorasses et par le pic presque aussi majestueux de l’Aiguille Verte. Elle n’est cependant pas trop à dédaigner. Son élévation n’est nulle part inférieure à 3530 mètres ; mais, à la voir, on ne lui attribuerait pas une hauteur aussi considérable. Le glacier de Talèfre s’élevant avec une inclinaison égale et constante, l’œil est complétement trompé.

Lorsque je parcourus ces parages, en 1864, avec M. Reilly, mon attention se trouva instinctivement attirée sur un couloir[1] sinueux qui conduisait du glacier à la partie la moins élevée de l’arête ; et, après ma traversée du col de Triolet, je vis que le côté opposé n’offrait aucune difficulté particulière ; j’en conclus que c’était là le seul point de la chaîne qui pût offrir un passage plus facile que le col du Géant.

Nous quittâmes le Montanvert à 4 heures du matin, le 3 juillet, afin de constater si j’avais raison. Nous eûmes la bonne fortune de partir en même temps que le Rév. A. G. Girdlestone et l’un de ses amis, accompagnés de deux guides de Chamonix ; ces messieurs allaient traverser le col du Géant. Nous fîmes route ensemble aussi longtemps que possible, puis je pris, au sud du Jardin, avec mes guides, le chemin que j’avais proposé ; à 9 heures 35 minutes, nous atteignîmes le sommet du passage. Toute description serait inutile, notre route se trouvant clairement tracée sur la carte et sur la gravure placée en tête de ce chapitre.

Le col de Talèfre est à près de 3570 mètres d’altitude et à 182 mètres au-dessus du col du Géant. Une grande quantité de neige était tombée les jours précédents pendant le mauvais temps ; en nous reposant au sommet du passage, nous reconnûmes qu’il nous faudrait descendre avec une certaine précaution les rochers situés entre notre col et le glacier de Triolet ; les rayons du soleil y tombaient d’aplomb, et la neige, glissant d’arête en arête, absolument comme des nappes d’eau, roulait en cascades peu considérables, mais assez fortes cependant pour nous renverser si nous nous fussions trouvés sur son passage. Nous mîmes donc un certain temps à descendre ces rochers ; dès que nous entendions un certain sifflement indescriptible annonçant l’approche de ces espèces d’avalanches, nous nous cachions sous les rochers jusqu’à ce que la neige eût cessé de tomber.

Nous arrivâmes ainsi sans mésaventure sur le plateau du glacier de Triolet ; de là, nous nous dirigeâmes vers son versant gauche, afin d’éviter la plus élevée de ses deux formidables cascades de glace ; après avoir descendu à la hauteur nécessaire sur une couche de neige ancienne, située entre le glacier et les rochers qui le bordent, nous traversâmes le plateau du glacier en ligne directe pour gagner son versant droit, entre les deux chutes de glaces[2]. Nous atteignîmes le bord droit sans difficulté et nous trouvâmes de nombreuses couches de neige dure (débris d’avalanches), sur lesquelles nous descendîmes en courant ou en glissant aussi vite que nous le voulions.

Descendre en glissant est un passe-temps fort agréable quand on peut s’y livrer sans danger, et la vallée de neige située sur le versant droit du glacier de Triolet est l’endroit le plus favorable à cet exercice que j’aie jamais rencontré. Dans mes rêves, je glisse délicieusement ; mais, dans la pratique, je suis poursuivi par l’idée que la neige ne sera pas toujours facile et que mon alpenstock viendra se loger entre mes jambes, qui prennent alors la place que devait occuper ma tête, et soudain je vois le ciel passer devant mes yeux avec une effrayante rapidité ; la neige s’amoncelle, m’enveloppe ; nous glissons de concert jusqu’à ce qu’un choc violent nous arrête. Mes compagnons prétendent que je fais la culbute, et ils ont peut-être raison ; la rencontre d’un banc de glace ou d’une pierre cause plus d’une chute dans les glissades : aussi est-il plus prudent de ne descendre en glissant que lorsqu’on est sûr de tomber mollement sur la neige[3].

Près de l’extrémité du glacier, il nous fut impossible d’éviter la traversée d’une partie de son horrible moraine. Nous en sortîmes heureusement à 1 heure 30 minutes de l’après-midi et nous nous étendîmes sur un îlot de gazon, certains d’avoir achevé la partie pénible de notre expédition. Après une heure de repos, nous reprenions notre marche et nous traversâmes le torrent de la Doire sur un pont situé un peu au-dessous de Gruetta ; enfin, à 5 heures du soir, nous entrions à Cormayeur ; ayant marché en tout un peu moins de dix heures. M. Girdlestone arriva quatre heures après nous, si je ne me trompe ; nous avions donc trouvé un passage plus court que celui du col du Géant, et je ne pense pas que l’on puisse jamais aller en moins de temps de Chamonix à Cormayeur, ou vice versâ, tant que la chaîne du Mont-Blanc restera dans son état actuel[4].



  1. Ce couloir étroit n’est pas trop escarpé. Règle générale, il faut éviter les larges couloirs s’ils sont le moins du monde raides, car ils sont ordinairement remplis de glace. Les couloirs étroits sont presque toujours pleins de neige.
  2. Le glacier est complétement couvert de débris de rochers au-dessous de la seconde chute de glace ; si l’on en suit le côté gauche, on est obligé, ou de traverser ces moraines, ou de perdre beaucoup de temps sur les rochers ennuyeux et même difficiles du Mont-Rouge.
  3. Quand on descend en glissant, il faut se tenir aussi droit que possible, en laissant traîner sur la neige la pointe de l’alpenstock. Si l’on veut s’arrêter ou simplement ralentir son élan, on n’a qu’a enfoncer le bâton ferré dans la neige, comme le montre la gravure ci-jointe.
  4. Le col de Triolet et le col de Talèfre sont presque entièrement parallèles et, sur une assez grande distance, à peine éloignés d’un kilomètre ; mais le col de Talèfre n’offre pour ainsi dire aucune difficulté, tandis que presque tous les pas du col de Triolet sont difficiles. On pourrait peut-être améliorer encore la route que nous avons prise pour passer le col de Talèfre, c’est-à-dire aller directement de l’extrémité supérieure du glacier de Triolet à sa rive droite, et gagner ainsi au moins trente minutes.

    Voici la liste complète des passages par lesquels on peut traverser la chaîne principale du Mont-Blanc avec les dates de leurs découvertes, celles que je connais du moins : 1o le col de Trélatête (1864), entre l’Aiguille du Glacier et l’Aiguille de Trélatête ; 2o le col de Miage, entre l’Aiguille de Miage et l’Aiguille de Bionnassay ; 3o le col du Dôme (1865), par-dessus le dôme du Goûter ; 4o le col du Mont-Blanc (1868), par-dessus le Mont-Blanc ; 5o le col de la Brenva (1865), entre le Mont-Blanc et le mont Maudit ; 6o le col de la Tour Ronde (1867), par-dessus la Tour-Ronde ; 7o le col du Géant, entre la Tour Ronde et les Aiguilles Marbrées ; 8o le col Pierre-Joseph (1866), par-dessus l’Aiguille de l’Éboulement ; 9o le col de Talèfre (1865), entre les Aiguilles de Talèfre et de Triolet ; 10o le col de Triolet (1864), entre les Aiguilles de Talèfre et de Triolet ; 11o le col Dolent (1865), entre l’Aiguille de Triolet et le Mont-Dolent ; 12o le col d’Argentière (1861), entre le Mont-Dolent et la Tour-Noire ; 13o le col de la Tour-Noire (1863), entre la Tour-Noire et l’Aiguille d’Argentière ; 14o le col du Chardonnet (1863), entre les Aiguilles d’Argentière et du Chardonnet ; 15o le col du Tour, entre les Aiguilles du Chardonnet et du Tour.