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Eschyle et le drame politique des Grecs

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Eschyle et le drame politique des Grecs
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 1049-1084).

ESCHYLE


ET LE


DRAME POLITIQUE DES GRECS.





Un retour sérieux, une application plus générale aux études antiques serait un des bons symptômes de ce temps : on pourrait en conclure que les besoins moraux s’exaltent, et que le tourbillon industriel n’emportera point les idées. Remonter à l’antiquité, c’est nécessairement rentrer dans les régions idéales et méditatives où la destinée humaine, dépouillée des petites circonstances que le temps efface, se dessine graduellement dans son ensemble à la pensée de l’homme, et lui révèle, sous la lettre des traditions, des significations toujours mieux éclaircies. Sans doute quelques esprits prendront le change, et, renouvelant l’erreur de la renaissance, emprunteront à l’antiquité des formes mortes, des moules brisés : faute de comprendre, ils imiteront ; mais, en somme, les allures et les tendances générales des études antiques seront tout autres aujourd’hui qu’il y a trois siècles. On observera le mouvement du monde ancien, parce qu’il tient au nôtre dans la chaîne des temps suspendue au trône de Dieu ; on y verra l’identité d’une parole divine fractionnée entre les races, mais dont les races, en se réunissant, recomposent les mois épars, comme on restitue une inscription brisée. La poésie surtout, image à la fois des hommes du temps et de l’homme de tous les temps, s’y montrera, au moins chez les Grecs libres, non comme un errement capricieux du génie, mais comme une action nationale, religieuse, lumineuse ; rayon passager, jet rapide, mais dont la lumière, projetée jusqu’à nous, ne s’éteindra plus. De même que l’homme n’est pas connu si l’on n’a pas étudié les premiers phénomènes de sa vie et connu si l’on n’a pas étudié les premiers phénomènes de sa vie et l’enfance de sa pensée, de même la société ne peut être comprise que si l’on remonte à ses sources, et c’est pourquoi il sera toujours nécessaire, pour la netteté des idées, de savoir échapper à la vie de plus en plus artificielle que les siècles nous font, pour respirer les souvenirs des premiers âges et nous rapprocher le plus possible du point de départ.

Après Homère[1], c’est Eschyle qu’il faut interroger sur l’esprit de la Grèce. Moins simple et moins vaste, plus moderne et plus intense, il s’appuie, avec une attitude plus prononcée et un regard plus austère, sur la même pensée fondamentale. L’étude que nous en essayons n’étant point purement littéraire, nous renoncerons, quoique à regret, à nous arrêter sur la considération du style, sur la puissance expressive d’Eschyle, et cependant, chez lui surtout, le langage est l’explosion de la pensée ; on dirait que son émotion comprimée brise la langue d’Homère pour en réunir les débris en mots nouveaux compliqués connue des symboles, et dont l’image multiple se présente comme un groupe de marbre. Sculpture, peinture, musique, mouvement, le relief, la ligne, le rhythme, je dirais presque la danse sacrée de sa parole, rendent admirablement, par toutes les ressources de l’expression humaine, la nature et la vie particulière de ses ouvrages. D’une simplicité élémentaire dans la composition du drame, il le remplit quelquefois presque tout entier de lamentations lyriques, longues, obscures, monotones, — et telle est néanmoins la vibration magique qui tremble sur toutes ces cordes, qu’on se sent ému en même temps qu’étourdi, parce que sous le mot rude ou éclatant, sous la vétusté du mythe, sous l’image qui rayonne en passant, il y a toujours ou une prière, ou une indignation, ou une pitié. Dans les scènes purement humaines, la passion marche en avant sans détours, la sève dramatique suit avec toute sa force une fibre droite ; il en résulte des effets moins variés, point de ces ondulations de développement qui, dans Sophocle, en allongeant le chemin, multiplient les aspects passionnés de l’âme ; l’énergie, la promptitude, la saillie des caractères, la mesure dans la puissance, n’en élèvent pas moins quelques-unes de ces scènes au-dessus de tout ce qu’on peut imaginer dans leur genre. Mais lorsque, tâtonnant dans les ténèbres de l’humanité, il vient à toucher quelque objet du monde surhumain, c’est alors surtout qu’Eschyle trouve des cris, des terreurs, des grondemens dont nous sentons la répercussion, malgré la distance qui nous sépare de ses Euménidds, de sa Cassandre et de son Prométhée. Cette foi frémissante au surnaturel, avec la liberté d’esprit qui porte la main jusque sur l’image des dieux, empreint tous ses drames comme d’un signe d’audace humaine se débattant dans l’infini. Pour enfanter de telles choses, il a fallu vivre dans un milieu approprié, contenant tous ces élémens, dans une société qui en était pétrie, — et la conception de ce milieu intellectuel est le véritable fruit qu’on doit recueillir de la lecture de ces poètes spontanés, fruit qu’ils ont formé en quelque sorte de tous les parfums de l’atmosphère dont ils vivaient.


I

En étudiant Eschyle, c’est toujours par le Prométhée qu’il faut commencer. Si cette pièce n’est pas la première en date dans l’ordre des compositions du poète, elle est la plus rapprochée, par sa forme étrange, des représentations liturgiques dont la majesté y est restée empreinte ; elle est aussi la première dans l’ordre chronologique des événemens nationaux dont l’œuvre entière d’Eschyle développait la série. Aucune d’ailleurs n’a été plus mal comprise. Longtemps négligée à cause de sa grandeur même, elle a donné lieu ensuite, quand l’admiration réveillée en a voulu chercher l’intelligence, aux interprétations les plus arbitraires.

Les littérateurs français du XVIIIe siècle, préoccupés de régularité et de vraisemblance humaine, refusaient même d’admettre le Prométhée comme tragédie ; ils n’y voyaient qu’une monstruosité à grand style. Ces personnages symboliques, ce dieu-prophète crucifié et foudroyé parmi les précipices des montagnes, et blasphémant un dieu plus puissant ; l’Océan et ses filles qui viennent, suspendus au milieu des airs, l’admonester ou le consoler ; la nymphe le transformée en génisse, qui passe, poursuivie par l’ombre d’Argus, seulement pour s’entendre prédire les destinées de sa race, tout cela devait en effet dérouter Voltaire et La Harpe, très étrangers au système mythologique de la Grèce, dont Fréret avait pourtant commencé à sonder les rapports historiques.

Plus tard, des critiques allemands, préoccupés d’une théorie qui suppose que les mythologies ont été inventées avec préméditation pour envelopper des idées abstraites, ont cherché dans le Prométhée, comme dans toutes les autres croyances de l’antiquité, des allégories philosophiques. Selon Welcker, dont les savantes recherches sur les trilogies d’Eschyle, contestées sur bien des points, ont cependant répandu de précieuses lumières sur le génie du drame primitif, Prométhée serait la figure de la science ou de la sagesse, humaine, qui, au moyen du feu dompteur des métaux, a créé les arts, et qui, luttant sans cesse contre la nature, se trouve engagé dans la guerre éternelle des élémens, jusqu’à ce qu’il parvienne à unir les contraires, à établir l’équilibre et l’harmonie dans le mouvement désordonné des choses. À cette interprétation industrielle ou chimique, il est difficile de rattacher les tableaux immenses d’Eschyle : c’est mettre une idée bien pauvre sous une si riche image.

D’autres, s’autorisant de deux passages, de deux phrases incidentes de Tertullien, lesquelles n’ont pas précisément le sens qu’on leur donne, trouvent dans le Prométhée enchaîné sur la montagne, annonçant son rédempteur à venir, une image du Christ attaché à la croix et prédisant sa résurrection ou son ascension. Le mythe grec serait alors une espèce de prophétie analogue à celles qu’on attribuait aux sibylles ; l’inspiration païenne aurait pressenti et même prévu le christianisme. Il est difficile ; de n’être point frappé de certains rapports entre la passion et la délivrance de Prométhée et la passion et l’exaltation du Christ ; mais cette analogie tient à des raisons plus générales, tirées d’une loi de souffrance et de labeur imposée aux individus et aux peuples comme condition des avantages sociaux, et cette pensée n’est point particulière au christianisme ; elle remplit toutes les religions et résume toutes les histoires à partir des origines mêmes de l’humanité.

L’œuvre d’Eschyle a enfin trouvé d’autres interprètes, qui, s’attachant surtout aux menaces de Prométhée contre Jupiter, lesquelles pourtant, dans le texte du poète, ne sont que conditionnelles, n’ont vu dans le Titan qu’un dieu promettant de renverser un autre dieu. Pour ceux-ci, le Prométhée est une allégorie de la succession des religions dans l’histoire de l’esprit humain, une image de la crise qui fait passer l’humanité dans une phase nouvelle. Le dieu ancien a fait son temps ; un dieu nouveau, souffrant d’abord sous la tyrannie des persécutions, se prépare, au sein même de son supplice, à se transfigurer et à régner à son tour. De là, procédant par allusion à la situation actuelle de la philosophie et du christianisme, on a fait du poème d’Eschyle un poème contemporain de nos querelles ; les adversaires du dogme chrétien se sont posés, comme lord Byron, en Titans destinés à clore le passé et à ouvrir un nouvel avenir à la foi humaine, de même que le Christ [verus Prometheus, dit Tertullien) avait clos le paganisme et ouvert l’âge moderne terminé par la révolution française. Attribuée à Eschyle, cette pensée est la plus fausse de toutes et un véritable contre-sens. Le Prométhée d’Eschyle n’entend nullement renverser un dieu ancien et usé ; au contraire c’est un dieu nouveau, un usurpateur qu’il maudit, et dont il prédit la chute. Dès les premiers vers qu’il prononce, il a soin de le dire. Il le dit au ciel immense, aux vents ailés, aux sources des fleuves, à la mer infinie, à toute la nature, qu’il convoque au spectacle de ses souffrances : « Voyez quelles tortures vont me déchirer et m’épuiser pendant des milliers d’années ; voyez quel supplice le nouveau roi des dieux a inventé pour moi ! » - « Tu resteras là, — lui avait déjà dit Vulcain prêt à le clouer, — sur cette pierre, debout, sans sommeil, sans fléchir le genou ; tu y pousseras de longs et inutiles gémissemens, car le cœur de Jupiter n’est pas aisé à fléchir, et tout nouveau maître est rude. » - « De nouveaux pilotes gouvernent l’Olympe, lui disent les Océanides, de nouvelles lois sont imposées arbitrairement par Jupiter, et tout ce qui était vénéré est anéanti. » - « Connais-toi toi-même, lui dit l’Océan, qui cherche naïvement à le convertir au nouvel ordre de choses ; fais-toi de nouvelles pensées, puisqu’un nouveau maître s’est posé parmi les dieux. »

Ceci est aussi positif que piquant : il y a loin de cette réalité aux vastes synthèses qu’on imagine pour le compte du poète, qui n’est plus là pour s’en défendre ; mais il s’en est en quelque sorte défendu d’avance en répétant si souvent la même pensée, et d’ailleurs cette pensée de résistance à une usurpation, à un culte récemment imposé, et par conséquent, selon les idées des anciens, à une conquête politique, est tellement le fond du sujet et la trame de toute la contexture, que plusieurs ont tiré de là une autre explication quelque peu mesquine, supposant qu’Eschyle avait exhalé toute cette colère contre la tyrannie de Pisistrate et de sa famille.

Sortons de ces hypothèses pour rentrer dans le texte même d’Eschyle. C’est dans ce texte analysé avec soin que doit reposer sa véritable pensée. En sa qualité de génie créateur, considéré dans sa patrie comme ayant tenté une espèce de révolution morale, puisqu’on l’accusait d’avoir révélé les mystères, c’est-à-dire d’avoir interprété trop librement le dogme intime de cette société, il a dû être obsédé d’une pensée principale, mère et inspiratrice de ses œuvres, et dont il faut retrouver partout le rayonnement, car c’est là le propre des esprits qui laissent après eux une longue trace, c’est la condition de leur force et de leur influence. Si donc nous trouvons une pareille pensée dans la conception et dans tout le développement d’un de ses poèmes, si, dans tous les autres poèmes qui nous en restent, nous retrouvons cette même pensée comme fondamentale, et si de plus elle répond à l’esprit, aux nécessités et aux événemens de son époque, il faudra sans doute la reconnaître comme l’expression vraie de l’homme et du temps, et y subordonner toutes les interprétations. Or, cette pensée, nous la trouverons essentiellement historique, nationale, et puisée si avant dans l’esprit et dans la destinée de cette nation, qu’elle en résume d’avance toute la suite, ainsi qu’Homère. Et en l’interprétant, nous reprendrons, sinon le système, au moins la méthode de Fréret, comme justifiée par le texte d’Eschyle : méthode nette et précise comme la raison française, mais dont la tradition savante a été trop longtemps interrompue par l’engouement pour les rêveries allemandes, fit à laquelle il faudra revenir, si l’on revient sérieusement aux études antiques.

Qu’est-ce donc d’abord que Prométhée, selon Eschyle et la tradition reçue ? Fils de Japet, père de Deucalion, c’est-à-dire de toute la famille hellénique, Prométhée est évidemment la figure, non d’une idée, mais d’une race. Ses actes ne sont pas allégoriques, mais politiques. C’est au nom et à la tête de cette race qu’il lutte contre Jupiter, qu’il négocie, qu’il ruse, qu’il cherche des alliés, qu’il est vaincu, qu’il se révolte de nouveau. Il est donc l’autorité dans cette race. Il se dit dieu ; serait-il l’autorité sacerdotale ? Ce qui semble le confirmer, c’est d’abord son nom, évidemment qualificatif : Prométhée, le prévoyant, le prophète, c’est ensuite qu’il se distingue lui-même des autres corps de la nation : il a consulté, sur la conduite à tenir en présence des présentions de Jupiter, Thémis, la Justice, ou le conseil des magistrats, et Ghê, la Terre, le pays, comme nous dirions aujourd’hui, c’est-à-dire l’assemblée du peuple, mais les Titans, le corps des nobles, des guerriers, n’ont voulu rien entendre, et ont repoussé toute transaction. Et dans ce passage fameux où il raconte les services qu’il a rendus au peuple et à la civilisation, on ne saurait méconnaître l’action d’un sacerdoce, car dans toute l’histoire, ancienne et moderne, la civilisation des tribus sauvages est œuvre sacerdotale ; ce fait est tellement universel, qu’on peut le poser comme loi dans la destinée humaine. — De quels maux, dit-il, de quelle ignorance n’a-t-il pas retiré les hommes ! Il n’accusera point leur ingratitude, mais il veut raconter combien il les aimait ; car avant lui, voyant, ils voyaient en vain ; entendant, ils n’entendaient point ; semblables aux ombres d’un rêve, leur esprit confondait tout dans une lueur vague ; ils ne savaient ni se construire des maisons au soleil, ni travailler le bois ; ils habitaient comme les fourmis dans de ténébreuses cavernes sous terre ; ils ne savaient point prévoir le retour des saisons, et travaillaient sans intelligence, jusqu’à ce qu’il leur eût appris à définir l’année par le retour des astres. C’est lui qui leur a enseigné les nombres, chef-d’œuvre des inventions, les combinaisons des lettres, c’est-à-dire l’écriture, la mémoire, mère des sciences, ouvrière de toutes choses ; il leur a enseigné les remèdes bienfaisans, et la religion, les présages, les augures, les signes qui manifestent la volonté des dieux dans les sacrifices, les utilités cachées sous la terre, l’airain, le fer, l’argent, l’or. Enfin, pour tout résumer, dit-il, en une courte parole, tous les arts sont, pour les mortels, sortis de Prométhée. On ne peut, ce semble, décrire plus clairement l’introduction par des prêtres missionnaires, — peut-être phéniciens, puisqu’ils apportent l’écriture, — d’une civilisation plus avancée chez ces pauvres Pélasges ou lones de la Grèce, ces mêmes Ionni vêtus de peaux et tatoués dont Champollion a lu le nom sur d’antiques monumens de l’Égypte. Ces prêtres avaient sans doute formé un corps de prophètes ou de prométhées indigènes dans leurs colonies, qui devinrent des cités. Quoi qu’il en soit, tout, dans Eschyle, représente Prométhée comme une autorité prépondérante chez les Titans, et rien ne saurait s’expliquer dans le drame sans l’intérêt de race qui domine entièrement l’action.

Maintenant qu’est-ce, dans Eschyle, que ce Jupiter, l’antagoniste de Prométhée, l’envahisseur que les guerriers indigènes repoussent, et qui finit par les emprisonner dans une légion de l’ouest appelée le Tartare et par enchaîner leur prophète sur la montagne ? Tout ce qu’en dit Eschyle le représente comme un dieu étranger, un usurpateur violent venu d’Égypte ; c’est un culte étranger introduit par force, par conséquent une société étrangère, une invasion. Les premières aventures de ce dieu ne sont que la reproduction de celles d’Osiris, un peu modifiées par l’exigence des lieux, quand on a transporté cette histoire sur le sol de la Grèce. Poursuivi par Typhon, comme Osiris, jusqu’en Syrie, délivré par Rhéa et Hermès, comme le dieu égyptien par Isis et Horus, — de la Crète, dont les traditions égyptiennes sont empreintes dans le nom de Minos ou Menés, il vint attaquer le Péloponèse par Lerne, autre localité pleine des souvenirs d’Égypte, et où, du temps de Pausanias, dix-huit siècles plus tard, il se célébrait encore des mystères si redoutables, que l’écrivain voyageur déclare n’oser point s’en expliquer. C’est aussi dans un canton du Péloponèse, à Sicyone, la plus vieille des cités cyclopéennes, par où l’art égyptien s’est introduit dans la Grèce, qu’Hésiode place la scène de la transaction essayée entre Prométhée et Jupiter. Pendant que celui-ci est a Lerne, une partie de la population, figurée par la nymphe Io, veut se joindre à lui ; mais Inachus s’y oppose, appuyé par les dieux et les oracles indigènes, par Delphes et par Dodone. Ainsi le rapporte Eschyle, et c’est, comme on voit, la répétition du fait des Titans, qui ont aussi repoussé l’intrus. C’est en Égypte qu’Io, selon la prédiction que lui en fait Prométhée, ira le rejoindre pour l’épouser, et former dans le delta du Nil une colonie qui reviendra un jour avec Danaüs dans sa première patrie, dans la terre promise des Pélasges.

Le témoignage d’Eschyle est donc parfaitement clair ; il ne confirme point l’opinion des indianistes modernes, qui voudraient faire dériver toute la civilisation grecque des bords de l’Indus ou du Gange, ni celle des anciens hébraïsans, qui l’expliquent aussi tout entière par la Judée ou la Phénicie. Sans rejeter ces élémens historiques, on peut continuer à croire à l’influence principale de l’Égypte, si rapprochée et si puissante. Ainsi la pensée que le poète déroute dans le Prométhée, c’est la résistance des Iones ou Pélasges à une invasion égyptienne, résistance qui, en se prolongeant, devait se transformer, connue on le verra, en une lutte intellectuelle d’où naquit la philosophie au contact de la religion.

Cette donnée historique admise, rien de plus transparent que l’ensemble historique du mythe. Il s’y découvre même par momens un tel caractère de réalité politique, une si naïve vulgarité d’événemens, si j’ose le dire, qu’on croirait entrevoir germer un grain de comédie au milieu de ces imposantes scènes. Qu’on examine en effet avec attention l’exposé que fait Prométhée lui-même des causes antérieures qui ont amené son supplice.

À une certaine époque, lorsque le Jupiter des Curètes envahit le Péloponèse, la discorde et la colère se mirent entre les dieux ou génies de la contrée, c’est-à-dire probablement entre les diverses autorités ou classes de la nation. Il y eut une révolte, les uns voulant abandonner l’ancien dieu Kronos et se rallier à Jupiter, les autres soutenant que ce dernier ne régnerait jamais sur eux ; mais une opinion mitoyenne avait été exprimée par Thémis (ou les magistrats) et par la Terre (ou le peuple), car Eschyle a soin d’avertir ici que ces mots sont symboliques, et résument « sous une seule image des significations diverses[2]. » L’opinion de Thémis et de la Terre, c’est qu’il fallait triompher de l’ennemi, non par la force ni par la violence, mais par la ruse. Prométhée, embrassant, comme il dit, le parti le plus utile, essaya d’amener les Titans à cette opinion, sans pouvoir y réussir. Dans leurs pensées orgueilleuses, ils dédaignèrent ces adroites manœuvres et s’imaginèrent qu’ils vaincraient sans difficulté. « Alors, dit-il, il me parut que le plus sage, dans les circonstances, était de me ranger volontairement avec Thémis du côté de Jupiter, et par mon avis, le vieux Kronos fut enseveli avec ses partisans dans le noir et vaste abîme du Tartare. Et d’un tel service, le tyran des dieux m’a récompensé par ces cruels tourmens que vous me voyez souffrir, car, ajoute-t-il naïvement, il y a ce vice dans la tyrannie, qu’elle se défie de ses serviteurs. » Certes, jusqu’ici le beau rôle n’est pas du côté de Prométhée, et il est assez plaisant de se plaindre de ce qu’on se délie de lui, lorsque, après avoir conseillé la ruse contre Jupiter, il vient encore de trahir les Titans ses frères, qui n’ont pas voulu ruser. On sent là le courant le plus ordinaire des choses politiques, et si Eschyle n’avait pas eu dans l’esprit des traditions historiques admises et comprises sous ces formes fabuleuses, si surtout il avait conçu a priori son principal personnage comme un type moral, il n’aurait jamais mis dans la bouche de Prométhée, pendant son supplice, une explication si peu tragique.

Cependant la suite répare bientôt la faiblesse de ces préliminaires. Jupiter, arrivé au gouvernement, procède aussitôt, comme de raison, à la distribution des fonctions et au partage du pouvoir ; « seulement, ajoute Prométhée, il ne tint aucun compte des pauvres mortels ; au contraire il résolut d’en détruire toute la race, et d’en créer une nouvelle. » Cela veut dire sans doute que, selon l’usage des antiques migrations conquérantes, il voulut introduire une population étrangère et coloniser les terres des vaincus. À partir de ce moment, Prométhée se transfigure en quelque sorte, et arrive à cette grandeur où Eschyle le montre dans les premières et les dernières scènes. « Moi seul, dit-il, j’osai ; moi seul j’arrachai les mortels à la puissance qui les écrasait et les jetait aux enfers, Ils voyaient toujours la mort devant eux ; pour les détourner de cette vue, je mis, je logeai dans leur cœur les espérances aveugles. » Jupiter leur avait ôté le feu pour les punir ; cela veut-il dire la suppression du droit de cité et de la liberté du travail industriel au profit des nouveau-venus ? Prométhée, dans Eschyle, leur rend le feu, « qui enseigne et alimente les métiers. » C’est pour cela qu’il est enchaîné sur cette montagne, c’est-à-dire qu’il est repoussé au loin vers le nord avec ses tribus, qui en redescendront un jour, ranimées par Deucalion, son fils, sous les noms d’Hellènes, de Doriens, d’Achéens, pour reconquérir la terre de leurs ancêtres. Prométhée devient donc ici, par la force et la signification des événemens, la figure de l’esprit libre et résistant d’une nation opprimée ; son silence opiniâtre, pendant que la Force et la Violence le font enchaîner et clouer, exprime admirablement le silence séculaire d’un peuple qui ne meurt pas sous l’oppression ; et lorsque ces exécuteurs sont partis, après nous avoir, pendant toute une scène, martelé l’âme de la rauque et rude parole de la tyrannie, — leur victime, retrouvant sa voix dans sa poitrine transpercée d’un coin de diamant, n’a qu’à appeler et prendre à témoin toute la nature, pour que toute la nature réponde et vienne gémir avec lui. Des coups d’ailes secouent l’air, des bruissemens s’approchent, le cœur des nymphes océanides, pleurant et frémissant, s’assemble, suspendu dans l’espace autour du rocher du supplice. Toutefois ces Océanides, qui semblent représenter historiquement les îles et les peuplades insulaires voisines de la Grèce, ne parlent pas seulement pour elles-mêmes, elles répandent aussi devant Prométhée les condoléances de toutes les nations qui leur sont alliées par le sang, et ceci est très digne de remarque, car quelles sont ces nations qui pleurent sur Prométhée, et qui, est-il dit, « souffrent de sa souffrance ? » Ce sont « celles qui habitent le sol de la sainte Asie, et les vierges Amazones, et les Scythes méotides, et la fleur des guerriers arabes, et ceux qui frémissent dans les retranchemens naturels du Caucase, » c’est-à-dire précisément les deux races ennemies de l’Égypte qui avaient fait l’invasion dévastatrice des Pasteurs, s’il est vrai qu’aux Pasteurs sémitiques, indiqués par Manéthon, il faille ajouter les Schéto trouvés par Champollion sur les monumens.

Ainsi tous les détails confirment cette signification de sujet national et anti-égyptien que nous donnons au Prométhée, et que nous retrouvons dans toutes les pièces d’Eschyle. Et ici nous hasarderons une autre remarque qui nous est suggérée par des observations présentées ici même, au sujet de la légende d’Attila[3]. Il y a de ces analogies historiques qui en disent plus que tous les textes, et les siècles obscurs ne s’expliqueront jamais que par les siècles mieux connus, comme les phénomènes géologiques antérieurs à tout souvenir s’expliquent par les causes actuelles qui agissent dans la nature. M. Amédée Thierry remarque dans les mythes populaires des versions différentes ou opposées sur les mêmes sujets, des caractères contraires attribués aux mêmes personnages, selon l’inspiration des partis ou des nationalités. Ainsi les légendes sur Attila, qui procèdent de l’Italie, de la Gaule et de l’église, en font un fléau de Dieu, et les images les plus gigantesques y suffisent à peine pour exprimer ses ravages. Au contraire, sur le Rhin et le Danube, dans les Nïebelungen en particulier, Attila devient un assez bon homme, inerte comme le Charlemagne des paladins, et cette extrême divergence des souvenirs laissés par un nom retentissant ne laisse pas de jeter un jour utile sur la formation des légendes populaires. C’est là du reste une observation tout aussi applicable à l’histoire, qui n’est trop souvent que la légende d’un parti, et ne dérouterait qu’un immense mensonge, si l’abondance des documens ne permettait aujourd’hui d’en contrôler une assez grande portion. Cependant, lorsque ces diversités ne portent que sur des détails ou l’appréciation morale des faits, elles deviennent elles-mêmes un fait instructif sur l’état des esprits qu’elles supposent.

Or la légende de Prométhée nous arrive aussi sous deux formes évidemment sollicitées par les deux tendances d’esprit qui animèrent la civilisation grecque. Dans la version d’Eschyle, la légende est nationale, héroïque, favorable au vaincu, haletante de rébellion. Dans celle d’Hésiode, elle est égyptienne, sacerdotale, insultante pour le peuple indigène, en quelque sorte enivrée de tyrannie. La Théogonie, attribuée au poète d’Ascrée, n’est qu’un chant de victoire et de conquête en l’honneur de Jupiter, les Titans y sont partout maltraités ; mais Prométhée surtout y est vilipendé, et ses stratagèmes autant ridiculisés que dans Aristophane. Le côté ridicule qu’Eschyle n’a fait que toucher en passant pour satisfaire à la tradition, et qu’il se hâte de recouvrir de l’appareil d’un immense sacrifice, est seul en relief dans Hésiode, et le supplice n’est mentionné qu’en passant. Voyez en effet cette petite comédie introduite en épisode dans la grande guerre des Titans. Nous avons déjà vu dans Eschyle que Jupiter, vainqueur de Kronos, partagea le gouvernement et les terres entre ses partisans, et ne tint aucun compte des gens du pays. Hésiode raconte que Prométhée avait voulu tromper le maître des dieux à cette occasion. Un bœuf dépecé était à partager entre eux : on sait que dans toute l’antiquité mythique le bœuf figure la terre. Il y avait donc une négociation pour le partage de ce bœuf. Prométhée, voulant tromper Jupiter, « mit d’un côté la bonne viande grasse enveloppée dans la peau, et de l’autre rien que les os, recouverts, avec une astucieuse dextérité, d’une blanche couche de graisse. » N’est-ce pas à dire qu’il aurait voulu circonscrire le vainqueur dans quelque contrée rocheuse et stérile, et garder pour lui et les siens les bonnes terres de la plaine ? « Alors, dit Hésiode, le père des dieux et des hommes lui adressa cette piquante parole : Fils de Japet, illustre prince, ô mon ami, que tu as mal fait les parts ! Et comme l’adroit Prométhée, souriant en lui-même de sa ruse qu’il croyait réussie, invitait le glorieux Jupiter à choisir, celui-ci, indigné à la fin, enleva les couvertures trompeuses, vit les os blancs, et dit à Prométhée : Fils de Japet, le plus sage des sages, ô mon ami, tu n’as pas encore oublié les ruses de ton métier ! » La conséquence de ceci fut que Jupiter irrité songea à exterminer toute cette race et à la remplacer par une autre. Ce symbolisme burlesque n’est-il pas bien comparable à la scène fantastique d’Aristophane, où Prométhée, méditant quelque nouveau tour contre Jupiter, s’en va au rendez-vous des conspirateurs sous un parasol, pour n’être point vu du ciel ?

Revenons à Eschyle. Prométhée attend un rédempteur : voilà le secret de sa force. Du haut de son supplice, il menace son vainqueur et lui fait ses conditions. Il sait que Jupiter périra et comment il périra, et il le laissera périr, à moins qu’il ne transige, à moins qu’il ne se réconcilie avec lui Prométhée. « Il aura besoin de moi, dit-il, ce maître des dieux, tout brisé que je sois sous ces lourdes chaînes. Ni les mielleux accens de la persuasion ne me séduiront, ni les rudes menaces ne m’ébranleront, à moins qu’auparavant il ne me délivre de ces liens horribles et ne répare cet outrage… Il est violent, il fait la justice selon son intérêt ; mais néanmoins il s’adoucira quand il se verra brisé à son tour, et, couchant par terre son intraitable orgueil, il s’empressera de m’offrir alliance et amitié. » Il y a ici plusieurs idées importantes sur lesquelles il faut nous arrêter. Le nœud non-seulement du drame, mais d’une pensée historique qui se retrouve partout dans Eschyle, est dans cette transaction, dans cette alliance prévue entre Prométhée et Jupiter, entre l’Égypte et la Grèce ; disons-le tout de suite, entre la liberté critique et l’organisation religieuse.

Et d’abord cette espérance d’un rédempteur n’est pas une invention poétique ; elle a une valeur historique générale fondée sur les faits et sur les instincts de l’homme. C’est un phénomène commun des mécontentemens populaires, mais qui, dans certains états de la société où l’imagination est puissante, prend des proportions les grandes et devient une prophétie nationale. Le genre humain ne croit pas aux lois fatales qui feraient de la société un mécanisme roulant de lui-même ; il croit au contraire à la puissance des individus doués de dons particuliers de la Providence et qui arrivent en leur temps. Je ne sais quelle ville d’Étrurie se laissa détruire par les Romains sous cette espérance, opiniâtre jusqu’à la dernière heure, d’un libérateur promis par les oracles. Les Gallois, refoulés par les Anglo-Saxons, attendirent pendant des siècles la résurrection du roi Arthur. Les paysans du Rhin espérèrent longtemps aussi le réveil de Frédéric Barberousse, endormi dans la caverne en attendant son heure. Nous avons vu, de nos jours même, les paysans de nos campagnes refuser longtemps de croire à la mort du grand trépassé de Sainte-Hélène et prédire encore son retour. Des esprits plus positifs, des praticiens de la politique, n’échappent pas à cet instinct qui cherche à se soulager par la prophétie. Avec quelle éloquence Machiavel, sortant tout à coup de ses considérations techniques, tire des misères mêmes de son pays un motif d’espérance, par l’attente d’un homme prédestiné au salut public ! « De même, dit-il, qu’il était nécessaire, pour faire éclater la vertu de Moïse, que le peuple d’Israël fût esclave en Égypte, et pour manifester la grandeur et le courage de Cyrus que les Perses fussent opprimés par les Mèdes, et pour illustrer le génie de Thésée que les Athéniens fussent dispersés dans l’Attique, de même aujourd’hui, pour mettre en lumière la vertu d’une âme italienne, il était nécessaire que l’Italie fût amenée à sa situation présente, qu’elle fût plus esclave que les Hébreux, plus subjuguée que les Perses, plus dispersée que les Athéniens, sans chef, sans gouvernement, battue, dépouillée, déchirée, foulée, et qu’elle eût subi toutes sortes de dévastations… Restée comme sans vie, elle est dans l’attente de celui qui guérira ses blessures et cicatrisera ses plaies, depuis longtemps gangrenées. On la voit prier Dieu de lui envoyer quelqu’un qui la rachète (che la redima) de la cruauté et de l’insolence des barbares… Que l’Italie voie enfin après si longtemps apparaître son rédempteur ! et je ne puis dire avec quel amour il serait reçu dans toutes ces provinces qui ont souffert de ces déluges d’étrangers ! »

Ce sentiment si énergique, pris dans les entrailles populaires, Eschyle lui donne un corps et l’introduit sur la scène. Cette figure étrange de la nymphe le transformée en génisse, c’est l’avenir même qui passe sous les yeux de Prométhée. D’elle doit naître Hercule, le sauveur et le médiateur. Ne dirait-on pas que ce fantôme nous rejette bien loin en dehors de l’interprétation historique, et que pour le coup l’imagination va prendre toute la place ? Il s’en faut de beaucoup ; l’image d’Io nous ramène au contraire au sein des événemens de cette grande époque.

Io, avons-nous déjà dit, figure le peuple japétique des Iones ; son nom est le même que celui d’Ion, héros éponyme de la race. Eschyle établit lui-même ce rapport en disant qu’elle donnera son nom au golfe ionique. C’est donc ce peuple même, pour qui Prométhée souffre, qu’il fait arriver aux pieds de Prométhée, lequel à cette vue reçoit l’esprit prophétique et raconte les épreuves que les Iones doivent encore subir avant leur délivrance. En dehors de cette signification, le mythe serait puéril et absurde, et ne concorderait pas avec ses propres suites ; mais avec cette signification, tout ce qui a paru bizarre ou inexplicable aux interprètes s’éclaircit et se classe dans l’ensemble des événemens mythiques et même historiques. Io est transformée en génisse. On a voulu croire qu’elle ne paraissait pas en scène sous cette forme : et pourquoi pas, si les contemporains voyaient dans la génisse le symbole de la terre ou du peuple qui l’habitait, comme nous l’avons déjà remarqué ? D’ailleurs les Grecs admettaient ces images symboliques, si communes dans leurs représentations religieuses et si multipliées par la peinture et la statuaire ; pourquoi ne les auraient-ils pas admises au théâtre, où Eschyle met bien les Euménides avec leurs serpens, où Aristophane choisit pour personnages des oiseaux, des guêpes et des grenouilles ? Quoi qu’il en soit, le fait est peu contestable. Io gémit de la perte de sa beauté ; elle parle des cornes qu’elle porte au front. Ailleurs elle mugit de douleur ; Argus l’a suivie à la trace de ses pas sur le sable ; elle est piquée par un taon ; en voilà bien assez. La crudité même de ce symbolisme détourne la pensée de l’idée d’un personnage réel et la force à reconnaître sous la figure un être collectif. Dès lors aussi il n’y a plus à s’étonner de ce long voyage d’Io, suivant toute la longueur de la péninsule, tournant jusqu’en Scythie, passant le Bosphore, traversant toute l’Asie antérieure, la Syrie, l’Arabie, pour arriver aux bouches du Nil. C’est tout simplement la migration d’une tribu qui s’en va, comme les Hébreux, prendre part à la grande proie de l’Égypte ravagée par les Pasteurs, semblable à ces bandes que de la mer Caspienne ou de la Scandinavie, venaient prendre part à la destruction de l’empire romain dans un pareil cataclysme. Les détails géographiques un peu longs placés dans le récit du voyage d’Io, et qu’on a cru devoir justifier en disant que les spectateurs aimaient à cette époque les relations de voyages, n’ont plus besoin de cette justification singulière ; ils rappellent les incidens de la migration, les rencontres vraies ou fabuleuses des Chalybes, des Amazones, des Gorgones, des Phorcydes, des Arimaspes, récits populaires qui se rattachaient au sujet. L’expédition s’arrêtera enfin dans la région triangulaire du Nil, où elle fondera une grande colonie. Là, par le simple attouchement de sa main souveraine, Jupiter lui rendra la raison et le repos ; là Io enfantera le noir Epaphus, c’est-à-dire que de son alliance avec les autres peuplades résultera le règne d’Apophis, qui paraît en effet avoir voulu concilier en Égypte la population vaincue avec celle des conquérans, puisqu’il est le seul dont le nom se trouve inscrit comme Pharaon sur les monumens postérieurs » Cependant, à la cinquième génération, la tribu, venue de la Grèce, y retournera malgré elle pour échapper à l’oppression, ce qui se rapporte clairement à la réaction qui, sous les dix-huitième et dix-neuvième dynasties pharaoniques, finit par débarrasser l’Égypte de la présence des étrangers et par rétablir les vrais Égyptiens jusqu’aux embouchures de leur Nil. La ressemblance frappante entre cette suite de faits et l’histoire des Israélites, depuis Joseph jusqu’à Moïse, a été remarquée il y a longtemps, on a voulu même les identifier et tirer de la tradition grecque un témoignage en faveur de la vérité du récit mosaïque ; mais à quoi bon ? Ce récit n’a pas besoin d’une telle preuve : l’analogie vient de ce que l’événement fondamental, l’invasion des Pasteurs, fut une immense révolution à laquelle tous les peuples de la Méditerranée prirent part, de ce que tous ces divers envahisseurs furent tous également expulsés, de ce que tous par conséquent ont dû conserver des légendes identiques quant aux principales circonstances, — de ce qu’enfin cette révolution a dû engendrer quelque grande épopée qui se sera répandue, plus ou moins modifiée, chez tous les peuples qu’elle concernait, comme plus tard celles d’Attila et de Charlemagne.

C’est donc dans cette longue histoire à venir que le Prométhée d’Eschyle plonge son regard et qu’il aperçoit de loin sa délivrance. « De cette semence, dit-il, germera le fort, l’illustre par son arc, qui me déliera de cette torture : ainsi me l’a prédit ma mère Thémis, l’antique titanide. » Et alors il redouble ses défis et ses menaces : « Oh ! qu’alors Jupiter sera petit, lui si orgueilleux aujourd’hui dans ses pensées ! Il médite un mariage qui le renversera sans qu’il s’en doute du pouvoir et du trône, et nul autre que moi ne peut lui enseigner le moyen de détourner ce revers. Je sais la chose, je sais la manière. Et maintenant qu’il se repose, tranquille et confiant en ses vains tonnerres ; qu’il secoue ses traits de feu : nul ne l’empêchera de tomber d’une chute honteuse et pitoyable, et il apprendra de son désastre combien il est différent de régner ou de servir. »

Jusqu’ici, pour faire ressortir cette indomptable volonté, qui, affaissée par momens sous la douleur, se redresse toujours, le poète a fait dire aux Océanides tout ce qui peut inviter à la résignation et à l’obéissance. Les Océanides ont représenté avec beaucoup de mesure et même de délicatesse l’humanité vulgaire, soumise avant tout à l’instinct commun de la conservation présente, cherchant le repos de la vie et se gardant bien d’acheter à ses dépens le bien public, surtout le bien d’un vague et lointain avenir. Quoique à la fin, généreuses malgré leur prudence terrestre, elles refusent d’abandonner Prométhée et s’exposent avec lui aux foudres de Jupiter, néanmoins pendant tout le cours du drame elles ont cherché à lui inspirer leur faiblesse, il y a même un chant de soumission aux choses établies, un hymne à l’indifférence pour les idées et pour les hommes, et ce chant naïf fait singulièrement ressortir le contraste entre la prudence vulgaire et ces ambitions plus hautes qui ne songent pas uniquement à prolonger leur vie au banquet des joies présentes.


« Oh ! que jamais, disent-elles, oh ! que jamais le maître suprême ne permette que ma pensée soit en opposition avec sa puissance ; que jamais je n’oublie d’offrir aux dieux le banquet sacré des sacrifices, que jamais je ne les offense par mes paroles ! Que cette volonté soit stable en moi et ne se dissipe jamais ! il est doux d’étendre longuement sa vie sur de confiantes espérances et d’alimenter son cœur de joies lumineuses. Mais toi, oh ! je frissonne en te voyant rongé de tant de misères ! Trop hardi devant Jupiter, tu révères trop l’humanité, ô Prométhée ! Vois combien d’ingratitude pour le bienfait, ô ami ! Dis-moi, où est la force, où est l’assistance de ces hommes d’un jour. Ne vois-tu pas cette race aveugle trébucher sans cesse, légère et inconsistante comme un songe ? Jamais les volontés humaines ne dépasseront les volontés de Jupiter. Voilà ce que j’ai compris en voyant ton funeste sort, ô Prométhée. Oh ! combien diffère ce chant, qui s’envole en ce moment de ma bouche, de celui que je chantais sur ton hyménée aux jours de tes ardeurs, lorsque par tes présens tu gagnas ma sœur Hésione, et l’emmenas épouse pour partager ta couche ! »


Quelle grâce, n’est-il pas vrai, de faiblesse, de timidité, de regrets, dans ces gémissemens ! L’humble instinct qui rase la terre ne se montre ici que pour mieux faire mesurer la hauteur du dévouement, et les escarpemens de la volonté humaine.

Mais ni à ces sollicitations, ni à toutes celles qui les ont suivies, la victime ne s’est ébranlée : elle redouble au contraire ses menaces et ses prédictions mystérieuses, et Jupiter s’en inquiète à la fin. Il envoie à Prométhée Hermès, l’interprète, le Toth égyptien, image et patron de la classe sacerdotale Celui-ci vient le sommer d’expliquer ses énigmes séditieuses, et il parle avec l’insolence d’un serviteur qui ne suppose pas qu’on ose résister à son maître. « Or ça, l’habile homme, toi si amer et si haineux, toi qui ne crains pas d’offenser les dieux pour relever les hommes éphémères, et qui as dérobé le feu, mon père t’ordonne de dire ce que c’est que ce mariage dont tu fais tant de bruit et qui doit le faire tomber du pouvoir ? Explique-toi sans énigme sur tous les points ; ne m’oblige pas, Prométhée, à y revenir deux fois : tu sais que Jupiter n’est pas doux pour ceux qui agissent ainsi. » Prométhée, qui n’est plus cette fois en présence du souverain maître, mais d’un égal, change alors de ton ; l’ironie et le dédain remplacent l’orgueil rebelle. « Ce discours, répondit-il, est noble, et digne, et plein de sens, comme il convient à un valet des dieux. Vous êtes de nouveau-venus dans le gouvernement, et vous croyez, comme de raison, habiter vos palais sans encombre. N’en ai-je pas, moi, déjà vu tomber deux maîtres ? Eh bien ! j’en verrai tomber un troisième, celui d’aujourd’hui, honteusement et vite. Ne trouves-tu pas que j’ai bien l’air de craindre et de vénérer les nouveaux dieux ? Il s’en faut de beaucoup, il s’en faut de tout. Maintenant, reprends le chemin par où tu es venu, car tu ne me persuaderas rien de ce que tu viens me débiter. »

C’est ainsi que commence cette dernière et incomparable scène, dont les dialogues les plus serrés et les plus hautains de notre Corneille peuvent seuls donner une idée, mais sans égaler cet éclat de langage qui n’appartient qu’à Eschyle, et qui drape si dignement les proportions gigantesques du sujet. « Ce sont de semblables audaces, lui dit Hermès, qui t’ont déjà fait aborder à ce port, de misère où te voilà. — Je ne voudrais pas, répond Prométhée, sache-le bien, échanger ma misère pour ta domesticité. Je trouve meilleur d’être l’esclave de ce roc que d’être le messager de ton père Jupiter. Voilà ce que méritent tes outrages. » Hermès, ému ou effrayé lui-même, cherche enfin à l’adoucir et lui décrit les nouveaux supplices auxquels il s’expose, le gouffre qui le tiendra enseveli pendant des années, le vautour qui viendra ronger ses chairs. Les Océanides se joignent à lui et recommandent de nouveau la résignation et la prudence ; mais Prométhée : « Je savais d’avance ces nouvelles qu’il vient de me déclamer ; mais il n’y a rien que de naturel, quand on est ennemi, à souffrir de la main de son ennemi. Tombent donc sur moi les dards tordus de la foudre ! que le tonnerre et les vents sauvages déchirent l’air ! qu’un souffle arrache de sa base la terre avec ses racines, et confonde en tournoyant les flots de la mer avec les célestes sentiers des astres ! qu’il précipite dans les noires profondeurs du Tartare mon corps, emporté par les irrésistibles tourbillons du destin ! Au moins ne pourra-t-il pas me faire mourir ! » Alors Hermès le déclare incurable dans sa folie, il invite les Océanides à se retirer pour que le bruit de la foudre ne leur fasse pas perdre l’esprit ; mais elles, soulevées à leur tour par un mouvement héroïque, refusent et veulent partager le sort de Prométhée. La terre est secouée, l’air mugit, les éclairs éclatent, des trombes font tournoyer la poussière, et le dieu tombe dans l’abîme en invoquant sa mère, sans cesser de se prophétiser immortel et de protester contre l’injustice.

La transaction et la délivrance faisaient le sujet du Prométhée délivré, qui ne nous est pas parvenu. Selon Hésiode, toujours hostile, si Prométhée fut délivré, c’est que Jupiter le voulut bien. Quoique irrité encore, il fit le sacrifice de sa colère pour ajouter à la gloire de l’Hercule thébain ; mais on a vu par la scène d’Hermès qu’Eschyle ne l’entendait pas ainsi. Ces deux forces se concilièrent par nécessité réciproque, et ce fut à Athènes que leur œuvre commune devait principalement s’accomplir. Ce fut en effet au bord du Céphise, selon la tradition athénienne, que Deucalion transforma les pierres en hommes, c’est-à-dire que la race de Prométhée se multiplia. Les Iones devinrent bientôt la population de l’Attique. Là aussi ce fut Prométhée qui d’un coup de hache fendit la tête de Jupiter, et en fit sortir Pallas tout armée : nouveau symbole, et l’un des plus ingénieux, qui exprime très bien que le culte et par conséquent la cité d’Athènes sont sortis de cette conciliation, un peu rude dans ses procédés. Dans les jardins de l’Académie, dans ce sanctuaire de la liberté d’esprit et d’interprétation des anciens dogmes, où tant d’idées furent remuées qui nous agitent encore, à l’entrée même de l’enceinte de Minerve, deux statues furent érigées en effet sur la même base, celle de Prométhée le supplicié et celle de Vulcain l’exécuteur, « et sur cette base, un même autel, dit Pausanias, leur était commun à tous deux ; mais Prométhée occupait la première place sous la forme d’un vieillard, tenant de la main droite un sceptre ; Vulcain, plus jeune, lui semblait subordonné. » Quelles images parlantes, et comme il est clair, par toutes ces circonstances, que les anciens attachaient à une foule de choses des significations qui nous échappent ! Prométhée, Vulcain et Minerve, qui les domine et les unit, semblent ici former la triade locale d’Athènes. C’était aussi aux fêtes de ces trois divinités qu’on faisait la course des torches : les coureurs partaient, la torche allumée à la main, de l’autel de Prométhée ; puis, en certains lieux de la ville, on se la passait, et celui-là était vaincu qui la laissait s’éteindre dans ses mains. Ainsi ce feu dérobé par Prométhée à ses vainqueurs, cette lumière de philosophie était considérée par ce peuple intelligent et poète comme un héritage confié à son génie, et qu’il devait propager et transmettre, comme il l’a transmis en effet. Ajoutons que cette torche de Prométhée s’allumait sur l’autel de l’Amour, et un ancien remarque qu’ici l’Amour, placé qu’il était sous les yeux et dans un sanctuaire de la vierge divine, n’a plus sa signification ordinaire. Peut-être l’appellerait-on aujourd’hui la fraternité des peuples.

Quel sens donnerons-nous donc au Prométhée d’Eschyle ? Quelle idée en extrairons-nous comme ayant été celle du poète, après avoir écarté les abstractions systématiques, après avoir cherché dans le texte même ce qu’il dit, en l’éclaircissant par sa propre suite et sa concordance avec lui-même, par les données historiques auxquelles la chronologie le rattache, par le culte et la popularité du principal personnage ? La conclusion nous semble déjà d’elle-même sortie de ce que nous en avons dit. Le fait général et permanent de l’histoire de la société grecque, la lutte, — nationale contre les Orientaux, intellectuelle contre un culte exotique, — qui a été l’œuvre de cette société tant qu’elle a vécu, et qui résultait de sa situation et de ses commencemens, ce fait, pris à son origine et représenté sous les grandes formes mythiques que les peuples donnent aux événemens primordiaux de leur histoire, voilà le sujet et la signification du Prométhée. Si d’autres idées, plus générales et plus en harmonie avec les dogmes religieux, ressortent de ce poème comme de tous les autres, surtout lorsqu’on les considère, dans leur enchaînement trilogique, c’est parce que le théâtre, sorti récemment des mystères, en imitait encore la forme hiératique ; mais les faits nationaux n’en étaient pas moins le sujet immédiat. Né d’une famille aristocratique, Eschyle, avec Pindare, son contemporain, a toujours été considéré comme l’une des autorités les plus sûres pour les traditions reculées. Dans ces anciennes familles, il y avait des traditions plus positives que parmi le peuple, et entre les initiés on apercevait, sous le voile de la légende, des faits réels dont il était convenu de ne point parler au vulgaire, comme cela se voit très bien par les réticences fréquentes et volontaires d’Hérodote et des autres historiens ; mais l’audacieux Eschyle soulevait le voile. Cette divulgation devenait d’ailleurs une nécessité du drame, car toute cette vieille mythologie n’est pleine que de la querelle des prêtres et des guerriers, tout autant que notre moyen âge ; et comment d’aussi grands esprits qu’Eschyle auraient-ils omis précisément l’idée fondamentale de leurs sujets poétiques, celle qui de leur temps les enveloppait encore de toutes parts, celle qui enfin, après avoir quitté la robe des muses, continua le même travail sous le manteau des philosophes jusqu’à l’avènement du christianisme ?


II

Ce qui, au premier aspect, distingue surtout Eschyle de ses successeurs, c’est que, chez ceux-ci, l’art s’enrichit en altérant la tradition. Non-seulement ils s’affranchissent de la trilogie, mais l’ossature historique se recouvre chez eux, pour ainsi dire, de chairs plus savamment modelées ; les mouvemens du drame, amenés de plus loin et avec une intention d’effet plus marquée, expriment si abondamment les phénomènes de la vie individuelle, que l’action plus générale de la nationalité et de la société n’y parait presque plus, les lignes en étant trop grandes pour admettre tant de détails. Cela tient en partie au progrès de l’art, cela tient aussi à l’esprit du temps et au génie particulier du poète. Ni l’abondance des idées dramatiques, ni le plein développement des situations, ni la variété des tons et des caractères, ne font faute à Eschyle ; il a la grâce et le gémissement aussi bien que la force et la terreur, et il nous semble que s’il l’avait voulu, si son époque l’avait demandé, il aurait pu s’étendre plus loin dans ce domaine, et le féconder aussi largement que Sophocle. Mais chaque moment de la durée d’une nation correspond à un point ou à un aspect particulier de la pensée que cette nation déroute ; le moment d’Eschyle touchait encore, par l’invasion des Perses, aux luttes produites par les invasions légendaires ; ce qu’on lui demandait, c’étaient, avant tout, ces grands souvenirs nationaux ; la sobriété des développemens individuels lui était ainsi imposée ; elle convenait d’ailleurs à la nature forte, sévère et patriotique de son génie. Il faut donc, si l’on veut pénétrer dans l’intimité de ce génie, se rappeler toujours que l’art, si noble et si riche qu’il soit, n’est pourtant chez lui qu’en seconde ligne : ce qui domine, ce qui se retrouvait partout dans la longue série des soixante-dix ou soixante-quinze légendes qu’il avait traitées, c’est l’unité historique. Partout une même base, partout une même conclusion. En nous efforçant d’éviter toute interprétation systématique, nous ne saurions parcourir l’ensemble des sujets d’Eschyle sans être frappé de cette unité de pensée qui éclate dans ses drames les plus divers. C’est véritablement une série historique nationale, comme celle de Shakspeare, mais avec une vue plus haute ; partout on y retrouve la signification politique du Prométhée sous des formes plus claires et des faits moins symbolisés, et partout s’y rajeunit, persistante et opiniâtre, cette même idée de la nationalité défendue ou propagée sur le sol de la Grèce, en même temps qu’une religion et une civilisation supérieure y sont librement acceptées connue par une transaction finale.

Prenons d’abord, en suivant la chronologie, les Suppliantes, la seule pièce qui nous reste de la trilogie égyptienne : c’est la continuation historique de celle de Prométhée, puisqu’on y voit la descendance d’Io, cette grande colonie des Iones, établie naguère dans la région triangulaire du Nil, revenir à sa terre promise, au pays de ses ancêtres et de son brillant avenir, comme Prométhée le lui avait prédit Ce n’est certes pas à ce mythe qu’il est permis d’appliquer le symbolisme aventureux qui part de l’abstraction ; Tout s’y rapporte de trop près aux événemens de la dix-huitième et de la dix-neuvième dynastie des Pharaons, pour qu’on puisse en contester le fondement historique. L’expulsion partielle, successive, et les retours passagers des envahisseurs de l’Égypte, la puissante réaction de Rhamsès contre les nations étrangères, parmi lesquelles les Iones sont nommés par les monumens, les récits de Manéthon sur la révolte et la fuite de Danaüs, la conformité des récits bibliques, si remarquable qu’on a considéré Danaüs comme le Moïse de la Grèce, enfin les traditions grecques, et surtout celle d’Eschyle, deux fois écrite dans le Prométhée et dans les Suppliantes, impriment à cet épisode, quant à ses élémens principaux, une certitude à laquelle bien des événemens non contestés ne sauraient prétendre.

La première pièce de cette trilogie était intitulée les Égyptiens ; elle exposait l’oppression de Danaüs et de sa tribu en Égypte. Il s’enfuit avec ses cinquante filles, que les cinquante fils d’Égyptus voulaient épouser par force, ce qui signifie, en langage mythique, que les Égyptiens avaient voulu réduire la race d’Io en esclavage, et c’était le temps en effet où ils traitaient de même la race de Jacob ; il fallait des bras pour élever les énormes monumens de cette époque, dont tant de restes sont encore debout aujourd’hui. Ainsi, dans cette première partie, l’antagonisme entre la race grecque et la race égyptienne est assez clair ; c’est le fond même du sujet, c’est l’exode de la tribu danaïde qui se dérobe, comme Israël, au joug d’un maître barbare.

Au début de la seconde pièce, — les Suppliantes, — les cinquante Danaïdes, débarquées sur la rive de l’Argolide, voient sur la mer les navires égyptiens qui les poursuivent, qui vont les atteindre, et comme Moïse, elles appellent leur dieu protecteur pour qu’il fasse périr dans les flots ces persécuteurs : « O Jupiter, sauveur et gardien des hommes purs, favorise d’un souffle bienveillant notre troupe suppliante, mais rejette dans la mer, avec ses chars aux rames rapides, cet essaim persécuteur d’enfans de l’Égypte, avant qu’ils ne mettent les pieds sur cette terre qui les repousse ; que sous les coups d’une tempête battante, remplie de tonnerres et d’éclairs et de vents porteurs de déluges, ils ne trouvent devant eux que des flots sauvages et y soient engloutis ! » Le roi d’Argos, Pelasgus, averti de l’arrivée d’une troupe inconnue, vient apprendre de Danaüs l’histoire d’Io et de leurs ancêtres communs ; le peuple d’Argos prend, à l’unanimité des suffrages, envers et contre tous la protection de cette tribu parente. En vain le héraut des Égyptiens avait commencé, comme Hermès dans Prométhée, par de fiers discours et des insolences : il ne tarde pas à être renvoyé beaucoup plus humble et chargé de paroles fort piquantes pour les Égyptiens, grands scribes et buveurs de bière, qu’Eschyle, ce semble, aimait à railler. — « Vous ne les enlèverez pas de force, dit le roi ; voilà ce qu’un suffrage unanime du peuple a résolu. Ceci est cloué d’un clou qui a percé de part en part, et il ne sera pas arraché ; ceci n’est pas écrit sur des tablettes, ni scellé dans des replis de papyrus, mais tu l’entends clairement d’une bouche libre. Et maintenant ôte-toi de mes yeux au plus vite. — Eh bien ! sachez, répond l’Égyptien, que c’est une nouvelle guerre que vous choisissez ; la victoire et la puissance seront aux hommes. — Eh bien ! répond le roi, vous trouverez dans les habitans de cette terre des hommes aussi qui ne boivent pas du vin d’orge. » Et aussitôt il fait partir les Danaïdes « pour la ville bien ceinte et fermée d’un vaste travail de tours. » Ainsi la race d’Io est délivrée ; elle rentre dans la famille pélasgique, dont elle était sortie, et la flotte égyptienne s’en retourne à travers les tempêtes invoquées contre elle. Le récit biblique analogue à celui-ci est la délivrance des Hébreux après le passage de la Mer-Rouge.

La troisième pièce, les Danaïdes, complétait la trilogie par la destruction des enfans d’Égyptus, à l’exception de Lyncée, qui, ayant respecté la virginité d’Hypermnestre, fut conservé par elle, l’épousa et fut établi dans le pays. Le vrai sujet de cette pièce finale de la trilogie était, comme on voit, une transaction. La Danaïde, accusée de n’avoir pas tué le dernier des Égyptiens, fut absoute par les juges d’Argos. Qui ne voit ici encore cette fusion intellectuelle qui arrivait toujours quand la liberté était sauve ? cette tribu des Danaïdes, longtemps acclimatée en Égypte, instruite, comme les Hébreux, dans la sagesse des Égyptiens, fut un des principaux agens de cette conciliation. La race sémitique, toujours iconoclaste, de peur d’altérer l’unité divine, avait repoussé absolument les formes hiéroglyphiques de la religion du Nil ; elle n’en prit qu’en partie l’organisation sacerdotale. La race grecque au contraire, plus pénétrable et plus sensible à l’image extérieure, reçut volontiers et propagea les cérémonies mystiques ; mais libre, elle exprima librement le culte par les arts, et fit sortir ainsi, par une autre voie, l’unité de l’Être divin de La multitude même de ses figurations. Toute cette trilogie égyptienne a donc un sens absolument identique au sens que nous avons développé dans celle de Prométhée ; seulement le mythe, moins ancien, y a déjà revêtu des formes plus humaines. Guerre de races, oppression, résistance, communication d’idées, fusion des cultes, tout s’y trouve dans le même ordre et sous la même inspiration, malgré la diversité des sujets.

Après la trilogie égyptienne, voyons la trilogie thébaine. L’arène est autre, mais c’est le même combat, car cette guerre de Thèbes porte encore au plus haut degré le caractère d’une guerre de religion. OEdipe, cet aventurier venu de Corinthe, possédée alors par la race éolique, a tué le sphinx, image hiératique de la théocratie étrangère, qui dévorait ceux qui ne parlaient point sa langue ou n’étaient pas initiés a ses mystères. OEdipe règne, mais les prêtres et les chefs, d’origine phénicienne, soulèvent contre lui des oracles et des terreurs superstitieuses : il est chassé. L’un de ses fils est adopté par le parti victorieux, l’autre s’en va soulever contre la ville sacerdotale les tribus helléniques d’Argolide, d’Etolie, d’Eolie et d’Arcadie. Voilà donc les deux partis bien classés comme dans les trilogies précédentes. La pièce d’Eschyle, d’une simplicité extrême, n’est guère qu’un portrait épique des sept chefs placés aux sept portes de la ville pour l’attaquer, et des sept guerriers thébains qui leur sont opposés. Cette magnifique description est assez connue ; mais on n’en a jamais, que nous sachions, remarqué l’esprit, la pensée, qui est précisément celle que nous nous attachons à faire ressortir dans toute la poésie d’Eschyle. Tous les assaillans hellènes y sont représentés comme des héros impies, menaçans, insolens, qui méprisent les dieux comme Prométhée, et se déclarent hautement, du parti de Typhon contre Jupiter ; leurs adversaires sont tous des guerriers pieux, vaillans et modestes, Phéniciens des vieilles familles de Cadmus. Parmi les Hellènes, un seul est prêtre ou prophète, c’est Amphiaraüs ; mais il est venu malgré lui, après avoir essayé d’étouffer ou d’entraver l’entreprise, et là même, sous les murs de la ville assiégée, il ne cesse de reprocher aux chefs leur injustice, leur impiété, recevant des insultes pour réponse, A la porte Prœtide, c’est Tydée qui frémit, qui crie, qui secoue le panache de son casque et les sonnettes de son bouclier, et accable d’outrages le sage prophète, l’accusant de caresser le destin et de temporiser avec la bataille par lâcheté. À la porte d’Electra, Capanée, autre géant, dit-il, plus grand que le précédent, exhale une jactance plus qu’humaine : que Jupiter veuille ou ne veuille pas, il prétend détruire la ville, et il compare les éclairs et les foudres du dieu aux rayons impuissans du midi. Le troisième des chefs hellènes délie le dieu de la guerre lui-même de l’empêcher d’escalader les remparts. Le quatrième porte sur son bouclier l’image de Typhon, l’antique ennemi du Jupiter égyptien. Le cinquième est un Arcadien qui jure que la lance qu’il tient lui vaut mieux qu’un dieu, et qu’il ravagera la ville en dépit de Jupiter ; sur son bouclier, pour insulter aux assiégés, on a représenté le sphinx qui emporte un Thébain. Une fois cette observation faite, il nous semble qu’on ne peut plus relire les Sept devant Thèbes sans être frappé de cette peinture de deux partis, non accidentels et passagèrement formés, mais hostiles par le fond de leur être pour ainsi dire, portant en eux la haine de race et la révolte religieuse, et formant ainsi un épisode intimement lié aux événemens essentiels de l’histoire humaine. La liaison, la continuité, la profondeur de ces événemens, ne nous frappent pas assez parce que nous n’en voyons pas la suite ; combien ils nous paraîtraient plus important, si nous avions les trilogies entières ! Eschyle avait complété celle-ci par la catastrophe de Thèbes, qui arriva dix ans plus tard, et qu’il avait traitée sous le titre des Epigones. Ces Epigones ou descendans des sept chefs revinrent à l’attaque de Thèbes, et y détruisirent définitivement la domination phénicienne et sacerdotale. Ici encore c’est la fusion religieuse qui termine l’aventure ; le dieu des Hellènes, Apollon, profita de la dépouille théologique, car l’oracle de Thèbes, représenté par Manto, qui signifie divination, fut, après la mort de Tirésias, transporté à Delphes. Thèbes entra ainsi à son tour dans cet ordre nouveau, dont la ville d’Athènes et l’autel de Minerve paraissent déjà, en ces temps reculés, marquer le centre, intellectuel par un rayonnement de liberté.

Jusqu’ici nous avons vu dans le Prométhée, une guerre de religion et de nationalité à la fois, plus dans la trilogie égyptienne la délivrance de la race vaincue et captive ; à Thèbes, quelques siècles plus tard, c’était la théocratie encore constituée dans les cités, mais que l’insurrection des tribus guerrières vient dissoudre comme pouvoir politique. Voici maintenant, dans l’Orestie ou trilogie d’Oreste, que nous avons tout entière, un nouveau progrès dans cette démolition de la puissance théocratique : le droit de juger dans les causes criminelles lui sera enlevé à son tour et transporté au pouvoir civil et laïque, à l’Aréopage. C’est une grande époque dans le mythe et dans l’histoire, et qu’Eschyle a rendue avec non moins de vigueur que la guerre des Titans : sujet obscur et difficile, mais d’autant plus digne d’une étude sérieuse et hardie, car cette pièce des Euménides, si étrange dans son développement, si pleine de lueurs lugubres et de beautés austères, ne serait cependant dans son ensemble qu’une fantasmagorie absurde, terminée par un plaidoyer ridicule, si elle n’enveloppait une signification historique. C’est en nous guidant par les idées générales déjà déduites, c’est en suivant l’histoire dans son cours naturel, que nous pourrons constater cette signification.

Dès qu’on admet l’introduction en Grèce d’une théocratie égyptienne assez forte pour avoir produit ces types de prêtres et de prophètes si hardis devant les rois, qui tiennent tant de place dans la tradition mythologique, — dès qu’on la conçoit assez puissante pour avoir propagé ces mystères si longtemps vénérés, et qui terrifiaient, encore les peuples à la naissance du christianisme, il faut nécessairement admettre aussi que des tribunaux religieux avaient complété ces institutions et sanctionné les préceptes. L’histoire moderne nous apprend comment la logique des faits, la nécessité des temps, l’utilité publique, amenèrent cette introduction, très légitime en son temps d’une puissance judiciaire théocratique venant en aide à l’enseignement chez des peuples désorganisés ou barbares. Or la judicature égyptienne avait ce caractère particulier, qu’elle jugeait les mœurs aussi bien que les actes. On sait que les rois eux-mêmes n’y échappaient point, qu’à leur mort au moins, s’ils avaient opprimé la justice, elle se redressait à la porte de leur tombeau, en face de leurs funérailles, qu’aujourd’hui encore on voit des noms et des figures de rois martelés sur les monumens où ils les avaient fait sculpter, que grands et peuple étaient soumis à ce jugement final, et l’on comprend sans peine l’impression terrible qui devait en rester dans les imaginations ; mais cette terreur, toute religieuse, provenait surtout de ce que ces arrêts avaient leur sanction dans une vie future. Ce que le sacerdoce avait lié sur la terre était lié dans l’Amenthi ou l’enfer. Pour rendre cette idée sensible, on supposait que la procédure était renouvelée dans l’Amenthi, devant les quarante-deux jurés, en présence d’Osiris ; les vices et les vertus étaient pesés, ce que les Grecs appelaient la psychoslasie ou pesée des âmes. Il y avait l’accusation et la défense, comme dans la procédure des béatifications catholiques, qui est une espèce de psychostasie chrétienne. Toutes ces formalités étaient peintes sur le livre des prières, qui se trouve, plus ou moins abrégé, dans presque toutes les momies, surtout dans les plus anciennes, et que l’illustre Champollion a nommé le rituel funéraire ; ainsi la terreur et l’espérance étaient déposées avec la prière dans le cercueil même du mort par la main de ses parens. Quelle coutume ! quelle profondeur de gouvernement ! et jamais institution destinée à dompter l’esprit, humain a-t-elle poussé si loin ses racines dans tout ce que nous sommes, dans la vie et dans la mort ?

Maintenant déroulons ce rituel funéraire, et en comparant les représentations des juges de l’Amenthi et les fonctions de leur tribunal avec quelques-unes des figurations connues des Euménides et les fonctions qui leur sont attribuées, nous trouverons sans peine que ces deux groupes n’en font qu’un, et que les altérations produites par le temps, la distance et l’esprit national, n’en déguisent que faiblement l’identité primitive. Nous remarquerons même qu’Eschyle, comme pour mieux dévoiler les origines qu’il connaît, se rapproche beaucoup plus qu’on ne le faisait en Grèce du tableau original. En Grèce, les Euménides étaient représentées au nombre de trois, quelquefois de deux ou de quatre, souvent sous un seul corps à plusieurs têtes, ou une tête et six bras ; enfin la multiplicité était indiquée, mais vaguement. Eschyle en porta le nombre à cinquante, et c’est le nombre exact des divinités de l’Amenthi, comprenant les quarante-deux juges, les deux déesses qui introduisent l’âme du mort, Horus et Anubis, qui manient la balance ; Thoth, écrivant le résultat : Oms ou Cerbère, qui semble aboyer l’accusation ; Osiris, qui juge, et le cynocéphale qui exécute. En outre les Euménides, dont on osait à peine prononcer le nom, n’étaient point encore représentées sous les formes affreuses qui ont prévalu depuis ; au moins leurs statues n’avaient rien d’effrayant, selon Pausanias. Ce fut Eschyle qui inventa ces masques affreux, ces chevelures de serpens, qui causèrent tant d’effroi à la première présentation ; pourquoi, si ce n’est pour rappeler les formes symboliques des divinités de l’Amenthi, portant sur des corps humains des têtes de crocodiles, de chacals, de chiens, de serpens, d’hippopotames, d’éperviers, formes qui, n’ayant plus pour les Grecs les significations qu’y avait attachées l’écriture hiéroglyphique, ne leur laissaient que l’idée de la laideur infernale ? Des monumens et des médailles confirment encore cette identité. De même qu’Osiris, dans les vignettes du rituel, porte le fouet et le sceptre à crochet, ayant devant lui la peau de panthère, le thyrse, la fleur du lotus, le chien Oms, et la clé ou croix ansée dans la main de Tmeï, — ces divers attributs se retrouvent épars sur les représentations grecques ou étrusques des Euménides. On les y voit accompagnées de chiens qui aboient ou coiffées de lotus ou d’un boisseau qui semble la mitre d’Osiris, ou vêtues d’une peau de panthère, ou armées de fouets, de crochets, ou une clé à la main. Leur culte aussi rappelait parfaitement le jugement de l’Amenthi avec ses terreurs et sa moralité ; les sacrifices aux Euménides se faisaient la nuit, souvent dans des lieux souterrains ; les prêtres se revêtaient de robes noires ; les chants étaient des lamentations plaintives, sans instrumens, comme des supplications d’accusé. Dans tout le reste, un silence profond était imposé. Les gâteaux sacrés ne pouvaient être pétris que par des jeunes gens de bonne famille et sans reproche ; les esclaves et tout ce qui était avili en était écarté : des hommes et des femmes d’une vie exemplaire pouvaient seuls figurer devant les augustes déesses, et cependant on dit, d’un autre côté, que les Eupatrides ne prenaient aucune part à ces cérémonies. Était-ce encore une protestation de la vieille noblesse titanique ?

Une considération plus concluante encore, ce sont les fonctions de ces divinités vengeresses, si admirablement décrites dans l’hymne diabolique qu’Eschyle leur fait chanter sur le malheureux Oreste. Cette juridiction sacerdotale qui suivait le crime sur la terre et jusqu’au sein de la mort, ces nobles idées de justice éternelle revêtues de tant d’épouvantes, y sont exposées dans une incantation infernale avec un refrain qui rappelle celui des sorcières de Macbeth, avec un rhythme torrentueux qui roule comme un amas de pierres dans le lit du Styx, et que nous n’essaierons point d’imiter ; il suffit d’y voir ce qui explique la magistrature que s’attribuent les Euménides :

« Tu ne réponds pas (disent-elles à Oreste) ? Tu dédaignes ces discours, toi qui es à moi, nourri pour moi, voué à moi ? Eh bien ! tu seras ma pâture vivante, sans qu’il faille t’immoler devant un autel, et tu entendras ce chant qui va te lier. — Allons donc, formons la danse, puisqu’il faut prononcer au grand jour l’hymne des enfers, et dire quelle est notre fonction et notre pouvoir sur la destinée des hommes, et combien il nous plaît de faire droite justice.

« Celui qui tend des mains pures, notre colère ne le poursuit pas, et il traverse la vie sans atteinte ; mais si un coupable, comme cet homme, cache des mains ensanglantées, nous sommes là, témoins qui nous levons pour les morts, et nous lui apparaissons sans pitié, vengeresses du sang. Mère qui m’enfantas pour rétribuer morts et vivans, ô Nuit, ma mère ! écoute : Apollon me déshonore ; il m’arrache cette proie, victime expiatoire, dévouée pour avoir tué sa mère ! Mais sur ce maudit, je dirai ce cantique : délire, vertige, mort de l’âme ! hymne des furies, qui lie l’intelligence, fait taire la lyre, dessèche les hommes !

« Car c’est le sort que m’a filé la destinée irrésistible, et dont elle m’enchaîne, d’accompagner les insensés qui ont commis un meurtre jusqu’à ce qu’ils descendent sous terre ; et morts, ils ne sont pas encore entièrement délivrés. Mais sur ce maudit, je dirai ce cantique : délire, vertige, mort de l’âme ! hymne des furies, qui lie l’intelligence, fait taire la lyre, dessèche les humilies !

« Dès notre naissance, ces fonctions furent les nôtres : mais nos mains ne touchent point celles des immortels ; nul d’entre eux ne vient en convive communier avec nous ; les planches draperies ne furent point notre part ni notre héritage ; notre part, c’est de démolir les familles quand le glaive a tué en trahison un ami ou un parent. Alors, lancées sur le coupable, si vaillant qu’il soit, nous éteignons sa jeunesse dans son sang.

« Nous courons en hâte, pour prévenir tout autre dans ce labeur et pour dispenser les dieux d’intervenir dans nos rites et de contrôler nos arrêts. Jupiter a repoussé avec dédain notre troupe sanglante et odieuse ; c’est pourquoi nous nous abattons sur les coupables, pressant de tout le poids de nos pas les fuyards qui chancellent d’une longue course ; pesante vengeance, et terrible à porter !

« Les gloires humaines, si hautes sous le ciel, se fondent sous terre et s’évanouissent misérablement dès que nous leur apparaissons sous nos vêtemens noirs, et que nous dansons sur nos pieds redoutés. Il tombe, et ne le sait pas, tant il est insensé dans sa perdition ! Tant le châtiment qui plane sur l’homme épaissit les ténèbres autour de lui, et répand dans ses palais un obscur brouillard d’où sa voix sort gémissante !

« Or ceci reste et ne changera point : nous sommes les Vénérables, toujours actives et absolues dans nos fonctions, qui n’oublions pas les méchans, qui ne faiblissons jamais, fidèles à une charge sans honneurs, sans hommages, écartée du séjour des dieux, sous une lueur sans soleil, dans des lieux sans chemins et inabordables aux vivans et aux morts.

« Qui donc parmi les hommes n’éprouvera point le respect et la crainte en présence de cette institution divine, équitable et parfaite, qui nous est confiée ? Notre vieille dignité nous reste, et le mépris ne peut nous atteindre quoique notre place soit sous la terre et notre triste soleil dans les ténèbres. »

Dans un autre chœur, cette magistrature morale prend un ton d’enseignement qui rappelle les formes simples et antiques de la sagesse orientale :


« Je dis cette parole, qui est vraie : L’orgueil est réellement fils de l’impiété ; mais la santé de l’âme enfante le bonheur tant aimé, tant souhaité de tous. Et je dis, pour tout comprendre en un mot : Révérez l’autel de la justice, de le foulez pas d’un pied athée pour un lucre ; car la peine suivrait, la fin répondrait au crime. Que chacun honore ses parens et reçoive avec un respect hospitalier la visite de l’étranger ! Ainsi, juste sans y être forcé, il ne sera pas sans bonheur ; il ne succombera jamais entièrement. Mais je dis : L’audacieux transgresseur qui confond toute justice déchira bientôt sous la force, quand l’adversité déchirera sa voile et brisera ses vergues, il appelle, et n’est pas entendu dans le tourbillon qui l’entraîne. Dieu rit de l’homme violent, lorsqu’il le voit, lui qui ne s’y était jamais attendu, vaincu par la tempête insurmontable, et ne surnageant plus ; il a brisé à jamais son bonheur d’autrefois contre recueil de la justice, et il périt ni regretté ni connu. »


Tous ces chants, rapides, serrés, parfois obscurs, mais toujours pleins d’élévation, roulent sur trois idées, toutes trois caractéristiques dans le sens que nous avons indiqué : la première, une juridiction terrestre et surnaturelle à la fois, qui poursuit dans ce monde et lie pour la vie future ; la seconde, une inquisition morale, une haute censure, ancienne, non interrompue, devant laquelle les grandeurs humaines se fondent comme la cire, la troisième, une puissance vieillie, en quelque sorte ; reniée et repoussée par les dieux nationaux ou déjà nationalisés, une puissance qui se plaint en menaçant et qui sent son déclin, quoique redoutable encore. L’esprit du tribunal théocratique dont l’Amenthi était la transfiguration religieuse, dernier reste d’une organisation sacerdotale déchue, nous parait respirer entièrement dans ces hymnes. Le nom seul de ce tribunal terrifiait ; peut-être ce nom était-il le nom égyptien même de l’Amenthi, hellénisé par une légère déflexion, selon l’usage des peuples qui allèrent volontiers les mots réprouvés ou redoutés, et selon l’usage particulier des Grecs, qui ramenaient les dénominations étrangères à des racines de leur langue ; les Amenthides seront ainsi devenues les Euménides, appellation adoucie et suppliante.

Quoi qu’il en soit, le vrai sujet de la pièce d’Eschyle, c’est la suppression du tribunal des Amenthides ou Euménides comme tribunal actif ; son pouvoir est renfermé pour l’avenir dans le temple et devient une simple puissance morale agissant sur les consciences, et sa juridiction extérieure passe à l’Aréopage. L’Aréopage (colline d’ Arès ou de la Lance) remonte très haut dans l’antiquité, et les souvenirs qui s’y rattachent dans ces temps obscurs se lient toujours à l’idée d’une de ces enceintes consacrées au jugement chez les peuples guerriers. C’est comme le Mallberg ou la colline du parlement, mais du parlement barbare de nos conquérans saliques, où les juges siégeaient avec la lance. Du temps de Cécrops, Arès y avait été absous du meurtre d’un étranger ; Céphale, de la tribu éolienne, y fut condamné pour avoir tué la fille du roi d’Athènes ; l’Oreste d’Eschyle y est amené par Apollon lui-même ; tout indique un tribunal national pour la classe guerrière. Eschyle dit lui-même : « Ceci sera désormais et à toujours le tribunal de l’armée d’Athènes. » L’aristocratie presque féodale va donc achever la destruction du régime théocratique, déjà désorganisé, en lui enlevant la juridiction criminelle et la censure publique, et c’est vers cette époque en effet que disparaissent de la légende ces figures redoutées de prêtres et de prophètes qui accompagnaient les rois dans leurs expéditions, entravaient leurs desseins, les punissaient et les détrônaient quelquefois en faisant parler les dieux. Or voici sous quelles images le poète expose cet événement.

Oreste, poursuivi par les Euménides, cherche un asile à Delphes, dans le temple d’Apollon, le dieu indigène. La Pythie, qui venait adresser ses prières, d’abord aux dieux primitifs du pays, ensuite à ceux qui ont été admis postérieurement, voit tout à coup, autour d’un suppliant prosterné devant l’autel, des figures affreuses, étrangères, qu’elle ne connaît pas, et qui la font fuir. Cependant Apollon arrive lui-même, appelle Oreste du milieu de « ces vieilles exécrées, auxquelles ne s’allie ni dieu, ni homme, ni bête, habitantes des enfers, odieuses aux hommes et aux dieux. » Il l’envoie à Athènes, auprès de Minerve, pour demander d’autres juges. Les Euménides, éveillées par l’ombre de Clytemnestre qui demande vengeance, se lèvent en tumulte, voient que leur justiciable leur a échappé, accusent les dieux nouveaux qui s’emparent de tout pouvoir contre toute justice, favorisent les mortels malgré la loi divine, et détruisent les filles antiques du Destin. Apollon les chasse. Elles poursuivent Oreste jusqu’à Athènes, et le trouvent aux pieds de la statue de Minerve. Cette déesse arrive, vierge non engendrée, expression d’une pensée nouvelle produite par la réconciliation de Jupiter et de Prométhée, réunissant dans ses attributs la guerre et la science, l’héroïsme grec et la sagesse égyptienne. C’est à elle qu’il appartient d’apaiser ce conflit. Il est clair qu’ici la cause d’Oreste n’est que le prétexte ou l’occasion : les plaidoiries sont peu concluantes sur le fond ; mais Minerve, refusant de juger elle-même, déclare qu’à l’avenir les causes criminelles seront jugées par l’Aréopage, auquel elle prescrit les règles qui en ont fait par la suite la force et la durée. Les Euménides s’indignent de se voir ainsi dépossédées ; sans cesse elles reviennent sur cette idée, — que les divinités anciennes sont détrônées par des divinités nouvelles, que l’ancienne législation est détruite, que tout ira désormais au plus mal dans le monde : c’est le langage ordinaire des privilèges qu’on abolit. Minerve, avec une longue patience et des invitations presque suppliantes, mêlées toutefois de quelques menaces, finit par les apaiser ; elle leur a promis un temple, des cérémonies, des hommages : les Euménides, changeant de ton, n’ont plus que des bénédictions à répandre sur Athènes, et une procession publique les conduit vers l’enceinte, d’où elles ne sortiront plus. Ainsi, comme dans Prométhée, nous voyons ici des dieux nouveaux qui renversent des dieux anciens, et toujours en transigeant, de telle sorte que la puissance temporelle, — qu’on me permette ces expressions trop modernes, -étant enlevée, le spirituel reste seul pour se modifier avec le temps. Seulement ici ces dieux anciens et nouveaux sont les dieux considérés comme juges : c’est une révolution dans le droit de juger. Remarquons encore cette autre différence, que les dieux nouveaux, qui avaient subjugué Prométhée, sont devenus, après cinq siècles, les dieux anciens subjugués à leur tour.

L’unité de la pensée historique dans Eschyle nous semble maintenant assez démontrée. Il serait fort inutile de nous arrêter encore sur la tragédie des Perses pour en faire ressortir l’esprit national et l’antagonisme contre l’Orient. Si on examinait ensuite, parmi les pièces d’Eschyle perdues, celles dont le sujet peut être esquissé d’après les fragmens qui en restent, comparés d’ailleurs à la tradition connue, on découvrirait partout du premier coup d’œil ce même esprit. Par exemple, les trilogies qui se rapportent à l’introduction du culte de Dionyse-Bacchus en Thrace et en Béotie ne contiennent toujours que l’élément national qui repousse violemment le dieu étranger, et finit pourtant par l’associer aux dieux déjà établis. De celle de Lycurgue en particulier, on cite quelques fragmens où il est facile de reconnaître le langage hautain et les mépris de Prométhée, et néanmoins Lycurgue et Dionyse partagent à la fin les mêmes autels. Les sujets empruntés à la guerre de Troie dérivaient essentiellement de la même pensée. Dans la Psychoslasie surtout, Eschyle devait, à en juger par tout le reste, donner carrière à sa verve anti-égyptienne. Quel tableau en effet, pour le poète de Prométhée, que l’âme d’Achille mise dans la balance du Destin avec celle de l’Egyptien Memnon ! En vain celui-ci déploie au milieu des rudes guerriers hellènes le faste d’une civilisation plus avancée et plus riche ; en vain il se vante de sa race originaire « des bords du Nil aux sept branches, dont l’onde sacrée féconde les épis nourrissans de Cérés : » il est néanmoins trouvé trop léger dans la balance fatale ; le poids d’Achille et de la Grèce remporte, et sans doute Eschyle faisait bien comprendre, sous cette pesée mystique des deux âmes, la pesée des deux nations et l’apothéose de la plus jeune, de la plus hardie, de la plus progressive.


III

D’où vient donc cette singulière unité de pensée dans des œuvres si diverses ? D’où vient que les pièces d’Eschyle ne semblent toutes rouler que sur un même événement, divers par la forme, les noms, les caractères, les incidens identique par sa cause et son résultat général ? Y a-t-il là du hasard ou du système, et ne faudrait-il pas en chercher la raison, s’il y en a une ? heureusement cette raison est fort simple et fort claire : c’est qu’en effet l’événement qui a servi de matière à Eschyle et à la tragédie grecque dans son ensemble est un, quoiqu’il embrasse plusieurs siècles. Cet événement, c’est la formation de la nation grecque, période historique analogue, dans ses élémens principaux et par conséquent aussi dans un grand nombre de détails, à la période franque de notre histoire. La nation grecque s’est formée dans l’intervalle qui sépare l’invasion des Pasteurs en Égypte de la guerre de Troie. Thucydide remarque qu’avant cette dernière guerre les Grecs n’avaient encore rien entrepris en commun ; ils n’avaient pas même un nom commun. C’était un flux de tribus de même famille, mais de dialectes différées ; des associations guerrières pour la conquête, le pillage, la piraterie ; des migrations, des incursions venant du nord pour s’évanouir au midi ou s’y retrancher dans quelques montagnes. Des cités relativement puissantes, consacrées par un culte et un sacerdoce, s’élevaient ça et là dans la péninsule. Fondées par des étrangers, Égyptiens ou Asiatiques, ces villes s’étaient acquis des territoires, attaché des peuplades, avaient remplacé les superstitions locales par une religion mieux organisée, étaient enfin devenues des états, et travaillaient à étendre la cité sur la tribu. De là une perpétuelle et sanglante querelle entre les villes, où dominait le sacerdoce, et la campagne, possédée par les chefs des peuplades.

La cité se défendait surtout par ses dieux, c’est-à-dire par les terreurs religieuses, les oracles, les légendes, l’interprétation des signes et des calamités publiques. Les chefs, tantôt domptés par la superstition commune, en appelaient aux passions et aux vengeances humaines ; tantôt, rebelles et impies, ils s’attaquaient aux dieux mêmes. Le plus souvent ils se prévalaient des anciennes divinités indigènes pour expulser les divinités étrangères. Telle était la situation générale des temps mythologiques ; mais comme les cités étaient indépendantes, diverses d’origine, et qu’aucune autorité ne reliait les cultes entre eux, cette querelle principale se fractionnait, entre les états. Chaque cité avait ses révolutions à part, et des traditions particulières en sortaient. De là ces tragiques événemens qui, depuis la Thrace jusqu’à l’extrémité du Péloponèse, ont imprimé leur souvenir à chaque localité importante, et qui, dans leur infinie variété, n’étant néanmoins que les épisodes d’un événement fondamental, n’ont tous qu’un même sens, qu’une même terminaison, et aboutissent à une même nationalité. Dans ce tumulte créateur, la poésie ne fut ni un jeu ni un métier, mais un instrument sérieux, une puissance nationale ; elle fut l’histoire des tribus et des états, elle fut l’hymne patriotique, elle fut surtout la voix des sages et des conciliateurs. C’est pourquoi elle est restée longtemps l’expression de la vie de cette période historique. Elle y remontait sans cesse, comme on remonte à ses premiers jours quand on cherche à se comprendre soi-même ; en y prenant la lutte primitive, elle la continuait et la menait à son but. Le drame, parlant à la foule, pouvait moins que toute autre poésie échapper à cette influence des choses ; Eschyle la reçoit tout entière, et de la l’unité et la concentration de sa pensée.

Terminons par une dernière réflexion, pour achever d’éclaircir l’idée principale qui nous a inspiré cette étude. On a dû voir, ce nous semble, par cet exposé, que partout dans Eschyle se manifeste de la manière la plus éclatante l’énergie de la liberté humaine, telle qu’elle se développe dans la Grèce, avec ses plus hautes applications à l’état et à l’intelligence. D’où vient donc cette idée contraire, si généralement admise, que le dogme fondamental de la tragédie grecque, issue de la religion, c’est la fatalité ? Selon cette hypothèse, tellement répandue, que nous l’avons tout d’abord acceptée sans examen, un destin aveugle, irrésistible, inexorable, aurait régné dans le culte et dans le drame, il aurait trouvé sa plus haute expression dans Eschyle même ; l’homme n’y serait qu’un instrument passif ou une victime de cette nécessité de fer, et le fatalisme oriental aurait opprimé dans l’ancienne poésie toute liberté, toute personnalité. Cette opinion, formée peut-être d’abord sur quelques images exagérées de la puissance divine et de la loi universelle, a pris plus d’importance depuis qu’on s’en est servi pour étayer des systèmes. Les uns, voulant que la vie générale ne soit qu’une espèce de végétation spontanée de toutes choses, dans laquelle les êtres se forment et se complètent sous l’influence des milieux, sans qu’aucune volonté extérieure à eux-mêmes les domine, ont trouvé utile à cette doctrine panthéiste et fataliste de la montrer admise et agissante dans les religions de l’antiquité, qui semblait leur rendre témoignage. Les autres, cherchant à créer je ne sais quelle polémique négative en faveur du christianisme, croient devoir exagérer à plaisir les vices des sociétés antiques et en dénigrer les doctrines, sans distinction des temps, sans égard aux circonstances, comme si tant de peuples avaient pu vivre, tant de civilisations se développer, sans porter en elles les vérités essentielles à la vie et à la civilisation.

Il y a ici un malentendu qui corrompt l’interprétation de toute l’antiquité grecque, et qui amènerait un démenti à toute son histoire. Il n’est pas possible, à première vue, que cette société si libre, vive et volontaire, se soit formée sous la doctrine d’un quiétisme et d’une résignation fataliste ; au contraire elle est tout entière, depuis son origine jusqu’à sa chute, une négation acharnée et tumultueuse d’un pareil dogme. Bien entendu que nous ne parlons pas ici de quelques abstractions de philosophes cherchant à formuler l’univers dans leurs écoles : nous parlons de la société dans son ensemble, exprimant ses idées par ses actions, ses mœurs, ses créations et ses destructions. Voyons la question sous ces deux aspects : y a-t-il dans le drame d’Eschyle en particulier ce qu’on appelle fatalité dans les faits ? y a-t-il fatalisme dans l’homme ?

Rien n’autorise ài croire que le Destin ait été compris dans l’antiquité comme une puissance inintelligente, agissant par une nécessité initiale, continue, éternelle. Chez les Grecs, le Destin (Μοϊρα), c’est la part faite à chaque chose, la distribution, l’ordre général ; chez les Latins (Fatum), c’est la chose dite, arrêtée, le Verbe qui gouverne ; ces mots impliquent l’intelligence, la volonté, l’activité, triade divine. « Aveugle et sourd » veut en ce cas dire absolu, « qui ne dévie devant aucun obstacle, ne tient compte d’aucune considération particulière. » Il n’y a rien là qui répugne à la Providence chrétienne. Le mot chrétien de providence est beaucoup meilleur sans doute, car il exprime le principe intelligent et la volonté qui en procède, tandis que les mots anciens n’exprimaient que la force du résultat ; mais cette Providence chrétienne n’en a pas moins sa portion de fatalité : elle a en elle-même des lois nécessaires qui dérivent de la nature divine, l’ordre physique qu’elle a établi est absolu, et, dans les événemens de la société, elle a enchaîné aux causes des effets presque toujours indépendans de la liberté humaine.

Il est vrai que certains faits, exposés avec des circonstances navrantes par les mythes antiques, inquiéteraient la raison sur les décrets de la Providence : ainsi OEdipe, qui ne connaît ni son père, ni sa mère, tue l’un dans une querelle, épouse l’autre, et un oracle l’avait prédit ; mais cette question de prescience se pose aussi dans le christianisme, et si le désespoir d’OEdipe exprime énergiquement les répugnances de la nature et les lois essentielles de la famille, son ignorance invincible sauve la moralité. Chez les païens comme chez les chrétiens, la solution est dans une autre vie. OEdipe, après avoir apaisé les Euménides, est enlevé par les dieux, et son tombeau devient une puissance qui protège le pays où son expiation s’est faite. Souvent encore, pour exprimer certaines situations inextricables qui se rencontrent dans la vie, conséquences d’une première erreur ou d’un premier malheur, les tragiques emploient l’image du filet : l’homme est pris dans un réseau d’obstacles et poussé où il ne veut pas aller ; mais qui ne reconnaît dans cette image frappante les phénomènes les plus communs de la vie, même dans les conditions les plus humbles et les plus insignifiantes ? Qu’une faute en amene une foule d’autres, qu’il y ait des générations de malheurs, comme il y a et parce qu’il y a des générations de fautes, qu’une fausse démarche conduise a des labyrinthes d’impasses, qu’une imprudence ferme toutes les voies, qu’une fois sorti du sentier, on passe de roche en roche, d’un marais à un précipice, — n’est-ce point là la vie telle qu’elle existe de fait ? Mais cette fatalité en apparence aveugle et immorale ne l’est pas en réalité, ni chez les modernes, ni chez les anciens, parce que les uns et les autres ont considéré la vie comme un passage et une épreuve ; pour les uns comme pour les autres, la lumière d’un monde supérieur vient éclairer ces ténèbres. Sans doute la loi morale était encore très imparfaite chez les Grecs aussi bien que chez les Hébreux, et les héros des temps mythologiques étaient mauvais casuistes : mais avec les notions de vertu et de crime qu’ils pouvaient avoir, ils entrevoyaient toujours au bout de leurs peines la justice divine ; les criminels repentons pouvaient même par un effort, par une rupture à laquelle les dieux venaient, en aide, sortir du filet terrible et fatal. On avait institué pour cela des expiations : Oreste, Alcméon, Achille et tant d’autres allaient se faire purifier dans un temple, quelquefois chez un roi patriarche revêtu de ce pouvoir sacerdotal, et ils rentraient dans la liberté de leur conscience.

Bien plus, n’y avait-il pas expressément des dieux-messagers, ou anges, chargés de garder, d’avertir, d’inspirer les hommes ? Homère est plein d’exemples de ces messages : Hermès, Iris, Minerve, établissent une communication assidue entre la bonté suprême et la faiblesse ou l’égarement de l’humanité. Dans Eschyle, Apollon retire lui-même Oreste du milieu des Euménides. Les chœurs, on l’a souvent remarqué, sont comme une providence qui pressent, qui conseille, qui ramène sans cesse les personnages à la pensée des dieux et de la justice ; c’est comme une voix inspirée, impersonnelle, voix du ciel s’exprimant par le peuple, écho des temples, enseignement, prière. Où donc est cette fatalité aveugle qui pousse au crime et détruit la moralité des actes ? Quelques mots çà et là trop absolus, trop rudes, sur l’inflexibilité des décrets éternels, peuvent-ils effacer cet ensemble de tableaux qui présentent partout sur les premiers plans le dogme providentiel ? La construction même des théâtres n’était-elle pas un témoignage matériel sous l’œil des spectateurs, puisqu’une estrade particulière y était établie pour l’apparition des dieux, dont l’intervention dans les événemens humains était de règle dans ces premiers temps ? Aveugle donc, c’est-à-dire absolue dans l’ordre des créatures inférieures, la providence des anciens, comme la nôtre, loin d’étouffer notre âme sous des situations sans issue, dirige presque toujours un rayon du dogme universel dans l’apparente confusion des événemens. Si de certaines complications terribles il sort de grands effets tragiques, ces effets ne sont point la doctrine ; ils ne sont que l’un des termes du problème humain ; l’autre n’est jamais loin, au moins dans les poètes qui, interprètes de la pensée commune qui est leur force, traduisent mieux que les philosophes la croyance d’une époque. — C’est à dessein que nous insistons sur cette opinion, d’abord parce qu’elle aboutit à une mauvaise philosophie, ensuite parce qu’elle favorise d’injustes et inutiles préventions contre le génie de l’antiquité, auquel il faut bien pourtant remonter toujours, en dépit de nos progrès et de nos vanités.

Maintenant, si la fatalité n’existe pas avec cet excès qu’on suppose dans les circonstances extérieures à l’homme, le fatalisme existera-t-il dans son âme ? Le quiétisme fataliste est tellement étranger à la nature humaine, qu’il n’est jamais pratiquement qu’à l’état de tendance, et cela chez des peuples soumis à un ordre immobile et despotique, où chacun, ayant sa destinée arrêtée d’avance, n’a plus besoin de vouloir, et roule, comme une machine engrenée aux habitudes faites : encore y a-t-il des démentis soudains à cette résignation, mais quant à la société grecque si aventureuse, rien de plus antipathique, rien de si étranger aux œuvres de son génie. L’individualité puissante qui s’organisa de si bonne heure en républiques troublées et fécondes est le fond de toutes ses poésies, le personnage de tous ses drames. On a dit que Prométhée enchaîné par Jupiter était un tableau fataliste où l’humanité passive résiste sans agir[4]. « L’homme, dit-on, n’agit point véritablement dans Eschyle, ou du moins toute son activité se borne à se soumettre, à se résigner, à succomber sans faiblesse dans la lutte inégale. » Quoi ! être vaincu connue Prométhée, c’est être passif ? L’activité, la liberté n’est-elle que dans les bras ? Prométhée lutte, il menace, il repousse les médiations, rejette les prières, dédaigne son propre supplice ; il répond, comme Emilie dans Cinna, que son ennemi peut tout, qu’il peut ébranler la terre, l’enfer, briser son pauvre corps, mais non le tuer tout entier :

Mais le cœur d’Emilie est hors de son pouvoir.

Serait-ce là être passif ? Le roi des Pélasges qui chasse les Égyptiens, les sept chefs, Oreste, Electre, portent-ils le caractère de la passivité ? N’agissent-ils point ? Sont-ils soumis, résignés à quoi que ce soit ? Nous ne pouvons le croire. Leur âme, dira-t-on, est déterminée violemment par une passion invincible ou par une suggestion de quelque divinité, ils le disent eux-mêmes, accusent les dieux, s’excusent sur les inspirations et les tentations qui les ont poussés, et tiennent un langage fataliste ; mais qui ne voit que ce sont là des justifications forcées que la conscience troublée inventé contre elle-même ? Etéocle attribue aux dieux, au destin, à la fatalité, la fureur qui le porte au meurtre de son frère : n’est-ce pas l’excuse, aujourd’hui comme alors, de toute passion acharnée au crime ? n’est-ce pas la conscience même du libre arbitre, qui se justifie précisément parce qu’elle s’accuse, la volonté qui, égarée mais non détruite, se nie, précisément parce qu’elle se sent et se condamne ? Ces négations sont donc les plus vives des affirmations. Souvent d’ailleurs il y a combat intérieur : il y a donc liberté. Clytemnestre veut tuer son mari ; aucun dieu ne l’y force : elle a ses passions, il est vrai, ou ses motifs, — le ressentiment du sacrifice de sa fille Iphigénie, l’amour d’Egiste ; mais elle y pourrait résister, car elle s’examine, elle raisonne, elle se sent libre ; elle devient criminelle moins par faiblesse de femme que par force de volonté. Dans Sophocle, il sera donné plus de place au jeu des facultés humaines, mais elles n’y seront point plus énergiquement actives. Ainsi tout le drame ancien, comme tout Homère, est un chant de liberté. Une certaine dose de vrai fatalisme ne s’y introduit que quand la passion, dans Euripide, semble remporter sur tout, quand le pathétique n’y est plus que dans la douleur, non dans la lutte contre la douleur : temps de décadence aussi, dans l’art comme dans la société.

C’est donc par une erreur complète qu’on rapporte à la fatalité non-seulement l’impression morale, mais encore la beauté et la grandeur esthétique des œuvres d’Eschyle, et qu’on en fait dériver tout son système dramatique, la simplicité de ses plans, les proportions gigantesques de ses personnages. Dans l’art comme dans la nature, le mouvement ne naît point de l’immobilité, ni la vie de la mort, ni la vérité dans les effets de la fausseté des croyances. Il sera bien plus vrai, selon nous, plus utile et plus philosophique de chercher la source du beau antique dans la part d’éternelle vérité qui fut communiquée aux anciens. Leur foi tenait à la foi du genre humain, dont le dogme implicite s’est éclairci peu à peu, mais toujours le même et universel. Le beau, alors comme aujourd’hui, ne fut que la splendeur de ces vérités. Qu’on parcoure l’une après l’autre toutes les scènes importantes dans toutes les pièces qui nous restent d’Eschyle : on y verra qu’au contraire l’effet tragique est produit par l’action réciproque de l’homme et de la Divinité, ou de l’homme contre l’homme ; hors de là, il n’y a point de drame possible, parce qu’il n’y aurait ni mouvement, ni incertitude, ni danger, ni espoir, dette passivité que l’on croit trouver dans Eschyle aurait éteint ses conceptions, prosterné ses personnages, aplati son style ; Eschyle ne serait pas, s’il était fataliste, car, encore une fois, la passivité est stérile, et cette idée même est intraduisible en poésie.

Nos facultés se lient entre elles et sont solidaires ; elles se développent en outre ou s’atrophient suivant que la société, par ses excitations, les réveille, ou par son apathie les endort. La liberté bouillonne dans l’âme d’Eschyle comme elle bouillonnait dans son pays à l’époque de cette invasion persique, dont le refoulement sauva tout l’avenir de l’Europe. Poser, dans de telles circonstances et dans de tels esprits, la fatalité despotique comme principe d’action, d’intelligence et d’art, c’est impossible. Sous ce principe, l’art d’Eschyle et de Sophocle serait resté enseveli dans les sanctuaires, avec ses mythes inexpliqués, terreurs et arcanes de gouvernement ; l’art de Phidias serait resté, comme en Égypte, une écriture de pierre, mystérieuse et immuable, afin de rester un secret et une puissance pour quelques-uns. L’histoire étouffée se serait perdue, et il nous faudrait aujourd’hui déchiffrer et conjecturer la Grèce comme on déterre l’Égypte et Ninive : car si les Grecs avaient proclamé la passivité dans leurs œuvres, c’eût été parce qu’ils l’avaient dans leur âme, et dès lors ils n’auraient rien créé. Ils auraient adoré en silence comme des Indiens, ou rêvé de cosmogonies comme des brahmes. Loin de là : — la Grèce a créé et nous a laissé un héritage toujours fertile, parce que la liberté a été son dogme et sa vie. Et ce n’est point là un heureux accident, c’est une loi plus générale, et qui s’explique. Il y a un fait des plus importans, et qui vaut bien des raisons : c’est que tous les grands foyers de génie humain qui ont brillé dans l’histoire se sont allumés ou à la liberté publique, ou aux troubles publics. Ceux mêmes qui réprouvent ou les troubles ou la liberté y puisent leur force et leur élévation. Bossuet et Corneille ont leur racine dans les luttes religieuses et politiques qui les avaient précédés ; Chateaubriand et De Maistre sont nés, par réaction, de la révolution française. C’est que si vous renfermez les hommes chacun chez soi, leur esprit se contracte à la longue à la mesure de leurs affaires ou de leurs plaisirs. Si au contraire la société élabore ou discute ses propres intérêts, la grandeur des choses élève les pensées, et comme tout se tient dans l’intelligence, toutes les questions sérieuses se remuent à la fois. Grossir quelques inconvéniens de la liberté pour les lui jeter à la tête, c’est plus facile que généreux. Les générations humaines ne sont-elles pas une seule famille qui ne meurt point, et qui a charge de fertiliser le champ divin à la sueur de son front ? L’une d’elles a-t-elle le droit d’être égoïste pour une fausse tranquillité, et de se dérober aux conditions laborieuses que Dieu a mises aux progrès ? Si nous devons tant aux fatigues du passé, ne devons-nous pas nos fatigues à l’avenir ? Et pour ramener ces réflexions à Eschyle, le feu civilisateur n’est-il point dû à Prométhée souffrant ?


LOUIS BINAUT.

  1. Voyez, sur Homère et la Philosophie grecque, la Revue du 15 mars 1841.
  2. Note grecque.
  3. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 novembre et du 1er décembre 1852.
  4. Dans un ouvrage d’ailleurs d’une grande érudition, les Études sur les Tragiques grecs de M. Patin.