Eschyle sur la scène française

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ESCHYLE
SUR
LA SCÈNE FRANÇAISE


Les Érinnyes, qui viennent d’être jouées au théâtre de l’Odéon, y avaient paru une première fois il y a seize ans. La pièce n’est donc pas à présenter au public. L’auteur ne l’est pas davantage. Le talent poétique de M. Leconte de Lisle est depuis longtemps connu et apprécié comme il est digne de l’être. Tout le monde sait qu’il fait de très beaux vers et quel est leur genre de beauté. Il y en a beaucoup dans les Érinnyes, peut-être moins, à proportion, que dans d’autres de ses poèmes ; mais je n’ai pas le dessein d’engager un débat sur ce point ni de m’exposer à scandaliser personne par les réserves de mon admiration. Si je pense à revenir sur un ancien ouvrage, c’est qu’il a été repris avec un certain éclat et accueilli par des applaudissemens que le mérite des interprètes et l’élégance gracieuse ou pathétique de M. Massenet achevaient de justifier. Il me semble que ce succès est de nature à suggérer quelques réflexions. Quelle est sa valeur et quelles en sont les causes ? Jusqu’à quel point et à quelles conditions peut-on aujourd’hui espérer de réussir dans des tentatives analogues à celle qu’a faite le poète des Érinnyes pour adapter à notre scène moderne une des œuvres les plus grandes et les plus fortement caractérisées du drame antique ? Ces questions, la dernière surtout, sont plus faciles à poser qu’à résoudre : on ne trouvera ici que quelques observations qui auront tout au plus le mérite de faire entrevoir le modèle près de la copie.

M. Leconte de Lisle cherche le caractère, et il est attiré par le grandiose. C’est pour cela qu’il s’est adressé à Eschyle, plutôt qu’à Sophocle ou à Euripide. Ceux-ci cependant nous sont plus facilement accessibles ; nous les comprenons mieux par l’excellente raison que notre tragédie est issue de la leur. Œdipe-Roi, sur la scène des Français, nous donne, avec une impression de grandeur antique, les émotions que nous sommes habitués à ressentir en face d’une action habilement conduite et de caractères ou de sentimens peints au naturel. Mais, d’un autre côté, la simplicité d’Eschyle, la force des coups qu’il frappe, la hardiesse de son imagination et l’étrangeté terrible du monde où il transporte les spectateurs, s’accordent aujourd’hui avec certains de nos goûts. Aujourd’hui l’archaïsme n’effraie pas. On aime, en vieillissant, à retrouver l’impression de la jeunesse, et, si l’âge d’une société se mesure à sa curiosité pour le style des époques antérieures, et à l’ardeur de sa recherche des formes et des signes extérieurs où des civilisations moins avancées ont marqué leur empreinte, nous ne pouvons guère à cet égard nous faire illusion sur nous-mêmes. Les spectacles qui nous mettent sous les yeux les costumes, les détails de mœurs, les souvenirs matériels du passé avec leur relief, leur couleur et leur rythme propre ne peuvent manquer de plaire dans un temps où toutes les choses tendent à s’effacer et à se confondre dans l’uniformité et la monotonie. À plus forte raison nous sentons-nous vivement intéressés en voyant comment des sociétés jeunes et pleines de sève ont conçu la vie morale. Une sensation énergique et piquante nous transporte en dehors de la banalité moderne. Nos âmes fatiguées se sentent comme renouvelées et rafraîchies par la vue de cette simplicité, de cette franchise d’allures, de cette énergie intense. Nous sommes en présence de natures moins complexes et surtout autrement complexes que les nôtres. Sous l’empire d’un petit nombre d’idées et de croyances qui ont pris d’elles une complète possession, elles marchent droit vers leur but, hardies et violentes ; elles ont des émotions profondes et des élans passionnés, des terreurs et des remords, des douleurs insatiables de lamentations ou une dignité fière dans la chute et l’écrasement. Telles sont, du moins, quelques-unes des images qu’Eschyle faisait apparaître dans le monde si varié, malgré l’horreur religieuse qui le domine, que la richesse de son génie avait créé avec les anciennes légendes de la Grèce. Il y a là de quoi satisfaire le goût des sensations fortes, et l’on conçoit que la pensée de rendre un pareil genre de beautés ait séduit un poète épris des grands aspects et des effets de couleur.

On ne peut se dissimuler que c’était là une tâche fort difficile. Une première difficulté consistait dans l’insuffisance de nos ressources pour traduire la langue du poète athénien, laquelle est loin d’être simple. On se rappelle les plaisanteries d’Aristophane dans les Grenouilles sur ces vers « empanachés, » sur ces mots « fortement charpentés, construits comme des tours, que lance avec un souffle de géant ce lion rugissant, à la crinière hérissée. » Les principaux personnages d’Eschyle, ces êtres divins ou voisins de la divinité, parlent un langage merveilleux, sans aucune analogie avec la prose. Les morceaux lyriques sont des composés de hardiesses de toute sorte, mots forgés par le poète, flots d’images, de sonorités éclatantes, de rythmes expressifs qui grandissent et entraînent magnifiquement la pensée. Un traducteur moderne, quelles que soient les richesses de son style, quelles que soient celles de sa palette, paraîtra toujours timide et terne ou raide et guindé. Ce serait donc se montrer trop exigeant pour M. Leconte de Lisle que de lui reprocher de ne pas rendre complètement les puissans effets du texte grec. Sachons-lui plutôt gré d’avoir réussi à nous en donner quelquefois le sentiment. Il n’est pas helléniste, et l’on peut douter, même en lisant ses traductions en prose, qu’il traduise toujours directement sur l’original ; mais il a peut-être mieux que la science du grec, qui ne serait à elle seule que d’un médiocre secours : il est profondément et religieusement ému par la beauté de ces grandes œuvres qui portent les noms d’Homère, d’Eschyle et de Sophocle. On sait même qu’il n’est pas loin de penser que, depuis, la longue histoire de la poésie, à travers les siècles et dans le monde entier, se résume dans le mot de décadence. Sa poésie à lui, dans les Érinnyes, a le mérite de donner souvent, par la pompe sonore et la brillante solidité des vers, une impression eschylienne ; et c’est déjà quelque chose.

Quant à ce qui est de la langue elle-même, rappelons, sans y insister, que son principal et à peu près son unique moyen se réduit à franciser plus ou moins des mots grecs en y adaptant nos terminaisons, ou à regréciser des mots devenus français en les rapprochant de la forme présumée primitive. C’est un procédé qu’il avait déjà cru devoir employer dans sa traduction en prose d’Homère : à plus forte raison ces petites hardiesses lui ont-elles paru à leur place dans une imitation en vers de l’Orestie. De même que dans l’Iliade Nestor est l’agorète des Pyliens, de même dans les Érinnyes les divinités sont les daimones. En réalité, ce n’est ni grec ni français ; ce n’est d’aucune langue. Clytemnestre redevient Clytaimnestra, Oreste Orestès, Agamemnon Agamemnôn. C’est ce qu’on appelait autrefois de la couleur locale. À cette même préoccupation se rapporte une certaine recherche d’épithètes, comme les nefs éperonnées (celle-ci est un anachronisme) ou les irréprochables porte-sceptres (ici les valeurs sont faussées) ; ou bien encore des expressions très particulières violemment transportées chez nous : « Pour nous, ayons un bœuf sur la langue. » « Et les nefs ont fendu Poseidôn écumant. » Cette dernière hardiesse n’est pas même grecque. Toutes ces étrangetés ne sonnent pas très juste. Elles visent à étonner, et elles étonnent : voilà ce qu’il y a de plus clair. Est-ce bien M. Leconte de Lisle qui, dans la préface des Poèmes barbares, parlait avec un dédain suprême de « l’archaïsme de la veille » et de « l’art de seconde main, hybride et incohérent ? » J’hésiterais à parler en ces termes de son archaïsme hellénique. Mais passons à des points plus importans.

Il faut d’abord bien déterminer l’objet que l’auteur des Érinnyes s’est proposé. Il n’a pas voulu faire une traduction complète de l’Orestie, mais seulement une sorte d’adaptation qui puisse nous donner un certain sentiment de l’œuvre grecque ; et il a eu parfaitement raison. Il était absolument impossible de mettre sur notre scène toute la trilogie d’Eschyle, ce vaste ensemble de trois drames, fortement enchaînés entre eux par les faits, par l’action des causes divines et humaines et par le rapport des émotions. Alexandre Dumas père a bien donné en 1856, à la Porte Saint-Martin, une Orestie. Mais, malgré son nom, cette Orestie est peu eschylienne. Eschyle fournit la base du travail et il est même souvent traduit ; mais il admet comme collaborateurs Sophocle et surtout Alexandre Dumas, qui supprime, ajoute, transforme suivant ses idées dramatiques ou peut-être le caprice de sa facile improvisation. Le résultat est un composé d’antique et de moderne qui s’éloigne fort du premier modèle, et qu’on ne songera sans doute pas à remettre sur la scène plus que l’Agamemnon de Lemercier, parce qu’il n’est ni assez antique ni assez moderne. M. Leconte de Lisle, qui veut être et est plus antique qu’Alexandre Dumas, n’a pas hésité à réduire à deux les trois parties de l’Orestie grecque, choisissant ce qui lui paraissait à la fois le plus frappant et le plus accessible à notre imitation dramatique ; il a fait porter le principal sacrifice sur ce qui formait chez Eschyle la troisième tragédie, les Euménides. C’est ce qu’avait fait Alexandre Dumas lui-même. Il y a dans son Orestie un troisième acte qui s’appelle les Euménides ; mais la tragédie originale y est diminuée par des suppressions considérables. Ces suppressions étaient forcées. Où sont aujourd’hui les spectateurs qui accepteraient, surtout au dénoûment, ces longues scènes de débat entre les Érinnyes et leurs adversaires ? Seulement, il fallait qu’il en restât quelque chose, si l’on ne voulait pas atteindre et même détruire la pensée la plus essentielle de l’œuvre antique. Ici le poète français se sépare complètement du poète grec ; il substitue sa manière d’entendre le drame à celle d’Eschyle.

Celui-ci avait conçu la terrible légende des Pélopides comme le type de l’établissement douloureux des lois qui régissent la destinée humaine. Tous ces crimes plus ou moins involontaires qui s’engendraient l’un l’autre, cette série d’horribles et sanglantes expiations, aboutissaient à un ordre plus clément. Les Érinnyes, ministres de vengeance, devenaient les Euménides, déesses bienveillantes de la fertilité du sol, de la concorde et de la prospérité dans la famille et dans l’état. Elles consentaient elles-mêmes à cette transformation, cédant à la douce et ferme influence d’Athéné, la divinité olympienne de la sérénité. Cette pensée, qui était celle d’un Athénien, et surtout celle d’Eschyle, M. Leconte de Lisle n’en veut pas ; chez lui, il n’est pas question des Euménides ; les deux parties de sa pièce ont pour titre commun les Érinnyes : c’est dire qu’il ne vise qu’aux effets d’horreur. Là, en effet, paraît être le principal de son système et de sa façon d’entendre Eschyle. Pour lui comme pour Victor Hugo, Eschyle se résume dans le mot de monstruosité. À y regarder de près, la monstruosité d’Eschyle est très différente de celle qui lui est prêtée par l’auteur des Érinnyes.

Les Érinnyes elles-mêmes produisaient un effet beaucoup plus grand dans la pièce antique. Les raisons de ce fait tiennent en partie à la constitution matérielle et aux ressources particulières du théâtre grec. Le poète français n’avait à sa disposition ni le vaste développement d’un édifice à ciel ouvert, ni les combinaisons de la chorégraphie athénienne, ni la variété de ce système poétique et musical que nous désignons par le terme impropre de poésie lyrique. De cela il n’est nullement responsable ; mais on peut se demander pourquoi c’est précisément le côté matériel du spectacle, le plus rebelle à l’imitation moderne, qu’il s’est attaché exclusivement à reproduire, tandis qu’il négligeait les parties plus hautes de l’imagination, la pensée et l’art, qui sont encore plus remarquables chez Eschyle. Il s’était conservé dans l’antiquité une tradition bien connue sur la terreur produite au théâtre par la vue des Érinnyes cherchant leur victime échappée. M. Leconte de Lisle nous montre comme il peut leur apparition et leurs transports ; mais il ne les fait pas parler ; il n’a pas été tenté de traduire leur merveilleux chant d’incantation. Peut-être les limites étroites où il lui avait fallu se renfermer le lui auraient-elles difficilement permis ; mais rien ne l’empêchait, à ce qu’il semble, de garder quelque chose des habiles préparations par lesquelles le vieux poète avait assuré d’avance l’impression du spectacle. J’entends par là cet art avec lequel, soit par les pressentimens du chœur, soit par les prophéties de Cassandre, ou les paroles involontaires de Clytemnestre coupable, il fait planer sur tout le drame la sombre idée de ces divinités, de l’égarement criminel et de la vengeance, et surtout l’admirable scène où Oreste, couvert du sang maternel, se débattant contre le trouble de sa raison, s’imagine qu’il les voit, et, par la force de son hallucination, les fait presque voir aux spectateurs. Leur imagination sera remplie d’elles, quand tout à l’heure elles apparaîtront véritablement. M. Leconte de Lisle les introduit sur la scène dès le début. Au lever du rideau, ce qu’on aperçoit d’abord, ce sont leurs muets fantômes en possession de ce palais des Atrides, voué aux meurtres et aux expiations sanguinaires. Peut-être n’a-t-il pas eu tort, puisqu’il ne devait pas rendre leur action plus sensible pendant le cours même du drame. Mais quelle différence de toute cette fantasmagorie d’opéra au merveilleux d’Eschyle qui s’empare de l’imagination et de l’âme jusqu’à donner l’impression d’une effrayante réalité !

Voilà pour la monstruosité divine. Quant à la monstruosité humaine, disons simplement que le mot ne convient vraiment qu’il l’œuvre moderne. Les personnages humains de l’Orestie ne sont pas monstrueux. La légende des Pélopides était monstrueuse par l’énormité de certains crimes et par cette force de perpétuité et de renouvellement qu’ils semblaient porter en eux. Eschyle n’en a pas atténué l’horreur ; mais il a voulu que les êtres qui en étaient les auteurs et les victimes appartinssent à l’humanité. Il leur a donné des traits de caractère ; et surtout il a emprunté directement à la nature les mouvemens et comme les phases de la passion et de l’émotion. Aussi, malgré l’étrangeté des crimes et la hardiesse des peintures, dans cette atmosphère de mystérieuse épouvante qui pèse sur les hommes et les opprime on sent partout la vérité et la vie. Une des scènes les plus puissantes que le génie tragique ait inventées, c’est assurément celle où Clytemnestre, après le meurtre accompli, apparaît encore frémissante de la lutte et triomphe de sa victoire. En face de la réprobation et des menaces du chœur, son audace est effrayante. Peu à peu cependant son exaltation tombe pour faire place à une sorte de fatigue, et elle en vient presque à demander grâce à cette force supérieure dont elle a le sentiment vague qu’elle n’a été que l’instrument. C’est d’une sublime grandeur. La scène correspondante des Érinnyes, où Clytemnestre est toute d’une pièce et où l’horrible règne sans partage, n’arrive, malgré quelques belles traductions et malgré la violence du ressentiment et de la haine qui éclatent à chaque vers, qu’à émouvoir beaucoup moins. Ajoutez que la robe tachée de sang dont la meurtrière est revêtue fait bien moins songer aux hardiesses de la mise en scène antique, qui étaient d’une nature toute différente, qu’à quelque vulgaire boucherie humaine.

La partie qui fait pendant à celle-ci, le meurtre de la mère par le fils, si on l’examinait chez les deux poètes, justifierait encore mieux les observations précédentes. Le poète antique atténue l’impression d’horreur ; le poète moderne emploie toute son industrie à l’exagérer. Le parricide, qui, chez le premier, s’accomplit hors de la vue du public, et après une parole touchante d’hésitation prononcée par le fils, est étalé, chez le second, sur la scène, et son exécution est prolongée comme à plaisir. La Clytemnestre d’Eschyle reconnaît son fils, sans qu’il ait besoin de se nommer, en le voyant s’avancer sur elle avec l’épée qui vient de tuer Égisthe, et elle s’écrie : « Arrête, mon fils ; respecte, ô mon enfant, ce soin sur lequel souvent tu t’endormis en suçant de tes lèvres le fait nourricier. » C’est l’Oreste de M. Leconte de Lisle qui évoque ce touchant souvenir :

Tu m’as porté dans tes entrailles.
...............
...... C’est moi. J’ai bu ton lait,
J’ai dormi sur ton sein, et je t’ai dit : « Ma mère ! »
Ô souvenirs, ô jours de ma joie éphémère !
Et toi, tu souriais, m’appelant par mon nom !

Il veut que sa mère, celle qui pour lui a supporté les douleurs et senti les premières tendresses maternelles, sache bien quel est celui qui la tue. C’est un assaisonnement de sa vengeance ; c’est une excitation appropriée à ce meurtre contre nature.

Ce procédé de transposition est appliqué à d’autres détails. Partout, le but de l’auteur est de faire un Oreste étrange et monstrueux. Il y avait dans le grec un seul trait d’ironie terrible : « Tu aimes cet homme (Égisthe) : tu seras couchée dans le même tombeau ; mort, il gardera en toi une épouse fidèle. » L’ironie et l’amertume prennent des proportions gigantesques. Oreste devient un Hamlet grec forcené et furieux. M. Leconte de Lisle pourrait dire que, supprimant le dénoûment d’Eschyle et n’ayant point en vue une sentence d’acquittement après l’expiation, il était libre d’éloigner du parricide toute sympathie et devait même, dans un intérêt dramatique, insister, en terminant, sur les effets de terreur. Il y a du vrai dans ce raisonnement ; mais constatons d’abord que par là le modèle grec est profondément modifié. Ensuite est-il certain que l’intérêt dramatique gagne à ce changement ? La puissance dramatique d’Eschyle a sa source principale dans la force avec laquelle il exprime l’action mystérieuse du destin, qui pèse sur l’humanité coupable et souffrante. Sans doute l’importance de l’homme, victime de cette oppression, en est diminuée ; en grande partie passif, son rôle ne comporte les complications ni dans l’activité extérieure ni dans la vie morale ; mais cependant l’homme reste humain, et il existe réellement : sans cela il n’y aurait pas d’émotion. Certains traits font apercevoir, dans une lumière vive et rapide, le fond de l’âme des principaux personnages ; du milieu d’actes ou de situations qui épouvantent, s’échappent par momens des cris de nature où se dégage un sentiment de vérité humaine, qui attendrissent et touchent profondément ; et c’est ainsi que se trouvent réunies les deux émotions essentielles de la tragédie grecque, celles que le dithyrambe lui avait transmises, et dont elle vécut, la terreur et la pitié. Leur union, consacrée par Eschyle, fut aussi plus complètement réalisée par lui que par aucun de ses successeurs.

La suppression de ces échappées sur la vie réelle ne pourra donc manquer d’entraîner une diminution du pathétique. Si les personnages ne sont plus que des composés arbitraires de passions violentes et de mouvemens furieux, s’ils paraissent complètement en dehors de l’humanité, ils nous toucheront bien moins ; et même ils nous fatigueront, car nous ne supporterons facilement ni l’affectation perpétuelle de leur attitude ni cette tension sans trêve à laquelle ils nous condamneront en même temps qu’eux-mêmes. Personne, ni M. Leconte de Lisle lui-même ni aucun autre, n’égalera jamais la sombre richesse d’Eschyle dans l’expression de la terreur et de la tristesse. Indépendamment de sa puissante imagination, cela tient à des causes dont plusieurs échappent à l’imitation moderne, comme les ressources particulières de la poésie lyrique en Grèce, ou l’influence de certaines mœurs, par exemple de ces douleurs orientales, insatiables de larmes et de lamentations. Mais il y a au moins une cause de l’effet produit par le poète grec, qui est parfaitement à notre portée : je veux parler de ces détentes et de ces repos qu’il a soin de ménager et grâce auxquels les spectateurs respirent et renouvellent leur faculté d’émotion. Il y en a partout dans ce que nous possédons de son œuvre, même dans le drame titanique de Prométhée. Ce sont ou des scènes épisodiques ou précisément ces traits qui font sentir la vie sous l’horreur de ces situations étranges et les rattachent à l’humanité.

Je viens de parler des personnages principaux. Les personnages secondaires, en même temps qu’ils mettent de la variété dans le drame, donnent plus franchement l’impression de la réalité, bien que souvent la poésie de leur langage les élève fort au-dessus de la vulgarité de leurs idées et de leurs sentimens et qu’ils ne fassent jamais perdre de vue la situation principale. On a souvent remarqué la naïveté des plaintes de la nourrice d’Oreste, quand elle pleure à la fois sa mort supposée et les soins perdus qu’elle a pris de son enfance. Il n’est pas difficile de reconnaître par quelles combinaisons cette scène contribue en même temps à l’effet dramatique et à la marche de l’action. Bientôt paraît un autre serviteur, dont le rôle n’est pas moins heureux. On vient d’entendre le cri d’Égisthe, frappé dans le palais ; la porte s’ouvre et le portier se précipite éperdu, faisant retentir ses plaintes et ses appels inutiles, effrayé du silence qui les accueille : « Je crie à des sourds !… » Et à la question de Clytemnestre attirée par ses clameurs, il répond : « Je dis que le vivant tombe sous les coups des morts. » Ce vers est merveilleux. Le reste, l’émoi du serviteur, ses cris désespérés, c’était le drame avec sa violence et avec la sensation du piège où tombent les victimes : ces derniers mots, dans leur forme brève et énigmatique, enferment toute la tragédie des Choéphores, qui est, dans la pensée du poète, comme un duel entre Agamemnon et ses meurtriers. Pourquoi M. Leconte de Lisle n’a-t-il pas reproduit ces effets ? — Il choisit seulement dans le grec la matière de quatre vers et la traite fort librement[1]. — Est-ce parce qu’il veut que son drame eschylien soit immobile, ou bien pour concentrer l’intérêt sur les deux grandes figures de Clytemnestre et d’Oreste, ou simplement parce que cette sorte de résumé dramatique de l’Orestie qu’il prétendait faire l’obligeait à bien des retranchemens ?

Des motifs analogues, et, de plus, des difficultés matérielles, qui cependant n’avaient pas arrêté Alexandre Dumas, l’ont sans doute déterminé à réduire et à dénaturer le rôle du veilleur. On se rappelle comme, dans Eschyle, il frappe l’imagination et fait au drame une préparation à la fois naturelle et poétique. Au début même de l’Orestie, on voit sur la terrasse du palais des Atrides l’homme posté par Clytemnestre pour guetter la nouvelle qu’Ilion a succombé et que le roi revient à Mycènes. Des feux allumés sur les montagnes transmettront pendant la nuit de cime en cime, depuis le mont Ida jusqu’aux sommets de l’Argolide, le signal convenu ; et par la rapidité de ce voyage aérien, la nuit même de la chute de Troie, Mycènes en sera informée. On est à ce moment fatal. L’aube va paraître. Le veilleur se plaint de sa longue et pénible attente, de ses nuits sans sommeil, de ses promenades monotones et solitaires sous la rosée, en présence de « l’assemblée des astres. » Tout à coup, il voit la flamme s’élancer de la montagne voisine. Troie est prise ; la gloire d’Agamemnon est à son comble, et les mystères que cette maison cache dans ses murs, qu’elle « révélerait si elle pouvait parler, » vont paraître à tous les yeux.

Dans les Érinnyes, le veilleur a quitté son poste, mais il n’a pas disparu ; autant du moins qu’on peut continuer d’exister sans garder de traits personnels. Il représente deux choses. C’est d’abord l’effet pittoresque de ces feux qui propagent dans les ténèbres la grande nouvelle de la victoire. La merveilleuse description qu’Eschyle avait mise dans la bouche de Clytemnestre est ici résumée en quelques vers que les spectateurs étrangers à l’œuvre grecque ont dû avoir quelque peine à comprendre :

Ô sanglante splendeur d’un jour victorieux
Qui roules de montagne en montagne dans l’ombre,
Salut, flamme, salut, gloire de la nuit sombre !
.................

Ce qui ressort ensuite dans la courte apparition de ce personnage, c’est la joie sauvage du triomphe :

Patrie, ils ont mordu, les mâles de ta race,
La gorge phrygienne avec l’airain vorace !

Voilà le pauvre veilleur transformé en guerrier barbare et savourant le plaisir de frapper son ennemi. Ainsi l’a voulu M. Leconte de Lisle, sans doute afin de marquer plus fortement le caractère de ces temps primitifs et de leur rendre leur couleur. De même Clytemnestre qui, dans Eschyle, pensait plus à la Némésis divine qu’aux horreurs de la guerre, va se représenter l’Hellène victorieux

La lance au poing, la haine aux yeux, l’injure aux dents.

Et elle se complaira dans des images comme celle-ci :

Et les mères hurler d’horreur, quand les berceaux,
Du haut des toits fumans écrasés sur les pierres,
Trempent d’un sang plus frais les sandales guerrières.

Tel est, chez M. Leconte de Lisle, le tour de l’invention poétique et tels sont ses moyens d’expression : il sacrifie volontiers ce qui est naturel et ce qui tient à la vie intérieure, pour y substituer d’étranges images, grandioses et brutales, d’une barbarie de convention. À l’idée naïve donnée par l’antiquité grecque, il ajoute un trait grossier de peinture matérielle, et c’est sur celui-là qu’il insiste et fait effort d’imagination. Dans l’Odyssée, Agamemnon raconte la mort ignominieuse qui l’a surpris à table : « Je suis tombé comme un bœuf tombe sur sa mangeoire. » Oreste dit de son père dans les Érinnyes :

Comme un bœuf inerte et lié par les cornes,
Et qui saigne du mufle en roulant des yeux mornes,
Le porte-sceptre est mort lâchement égorgé !

Il dit de lui-même à sa mère :

Tu m’as vendu, tu m’as, loin du royal berceau,
Dans la fange, ô fureur ! jeté comme un pourceau !
J’ai ployé sous les coups, j’ai sué sous l’outrage.
..................

Il entrait dans les vues du poète français de dégrader l’Oreste grec et d’infliger à son enfance toutes les misères de la condition servile. Cela l’aide à faire de lui ce qu’on aurait appelé autrefois un héros romantique :

J’ai maudit la Lumière, et l’Ombre, et les Dieux sourds,
Et j’ai cent ans, n’ayant vécu que peu de jours !

C’est, si l’on veut, du romantisme hellénique.

Les comparaisons et les analyses pourraient se prolonger à l’infini ; mais je n’ai l’intention ni d’expliquer encore une fois l’Orestie, ni de critiquer en détail M. Leconte de Lisle. J’ai voulu seulement faire voir que l’art diffère beaucoup par les principes et par les procédés chez les deux poètes, et que le poète ancien, malgré certaines additions d’un goût moderne, ne nous est transmis que très diminué. L’imitation ne conserve ni, dans tout le drame, la puissante impression d’une action mystérieuse dont la trilogie d’Eschyle était profondément pénétrée, ni, dans les personnages, le sentiment de la vie réelle, cette condition indispensable de l’émotion. Voilà pourquoi la copie est moins dramatique que l’original. Pour tenir lieu de tout ce qu’il supprime, M. Leconte de Lisle paraît compter principalement sur l’effet de quelques vers qui se détachent comme en relief et dont il charge la couleur. Pour qui se souvient d’Eschyle, ce n’est pas assez.

Il ne faut pas demander l’impossible. J’ai déjà eu soin de le remarquer, il y avait toute une partie qu’il n’était au pouvoir de personne de transporter dans notre théâtre ; c’est la partie lyrique, laquelle comprend les chœurs et des scènes très importantes. Or on sait quelle place elle occupe dans Eschyle. Par exemple, le chœur de plus de deux cents vers qui succède au monologue du veilleur dans Agamemnon forme à lui seul un grand poème dont les rythmes et les mouvemens variés représentent, sous les plus vives images, cet ensemble de faits, de sentimens, d’émotions, de lois, qui constitue tout le drame. Par cette belle introduction, dont la marche est si libre en apparence, le drame, avec son sens et sa nature propre, prend pleine possession des spectateurs. Ni chez Eschyle, ni même chez Sophocle et chez Euripide, les parties lyriques ne se prêtent aux imitations modernes. Les imitateurs font ce qu’ils peuvent. Alexandre Dumas avait adopté pour les deux premiers actes de son Orestie un système de quatrains qu’il faisait débiter à un premier vieillard ou à une première jeune fille, quand il voulait reproduire quelque chose des chœurs antiques : il s’en fallait de beaucoup que ces reproductions fussent exactes ou suffisantes. Jules Lacroix a tout traduit dans Œdipe-Roi ; il s’est étudié à varier les rythmes, il a conservé les divisions en strophes et en antistrophes, et partagé la récitation entre deux jeunes filles et le coryphée : l’effet n’est pas nul, mais reste médiocre, et l’on a dû supprimer à la représentation une bonne partie de ces intermèdes. M. Leconte de Lisle fait franchement le sacrifice de ce qui ne pouvait que trop imparfaitement se garder. Il y a bien dans les deux parties des Érinnyes un chœur de vieillards et un chœur de choéphores ; mais ils ne disent rien. Deux hommes, affublés des noms de Thaltybios et d’Eurybatès, deux esclaves troyennes, Kallirhoé et Isména, sont chargés de conserver ce qui paraît le plus utile à l’impression dramatique ; ces personnages cumulent, en les réduisant beaucoup, les fonctions du chœur et du coryphée antiques.

La singularité du langage des deux hommes dans le dialogue qui ouvre la pièce, et ces allures de « spectres, » disent-ils eux-mêmes, auxquelles les ont réduits, paraît-il, dix années d’attente, ne réussissent pas à masquer l’indigence du fond, ni à dissiper une impression de froideur. La recherche et la pompe continuelles de l’expression aideraient plutôt à la produire par une sorte de monotonie assez fatigante. On serait tenté de se demander si plus tard, quand les modes du jour et les prétentions d’école seront tombées et que bien des choses se confondront pour la postérité indifférente, un intérêt de curiosité suffira pour élever ces suites implacables d’alexandrins à effet beaucoup au-dessus des tirades ronflantes au milieu desquelles la tragédie classique s’est éteinte. Les deux jeunes filles qui parlent pour le chœur des choéphores sont plus agréables à voir et à entendre que les deux vieillards. Elles ont un peu plus de réalité dans leur rôle conventionnel et s’associent plus étroitement au drame.

Ce qui produit le plus d’effet dans ces imitations ou ces équivalens des parties lyriques de l’œuvre grecque, c’est sans contredit la scène où paraît Cassandre. D’abord elle est fort bien jouée. Le mérite particulier de l’actrice, la beauté singulière de son costume et de tout son aspect, l’énergie de son jeu et de sa diction, donnent l’impression de sombre et fatale étrangeté qui convient au rôle. Ensuite le sujet était particulièrement approprié à la nature du talent de M. Leconte de Lisle. Si je me proposais d’apprécier et d’analyser complètement les Érinnyes, ce serait le lieu de faire ressortir l’harmonie et la force expressive de bien des vers, terribles ou touchans ; mais, puisque je n’ai d’autre prétention que de montrer combien Eschyle a été transformé par son imitateur, il me faut bien dire qu’ici encore les modifications sont profondes. Non-seulement la scène est réduite, ce qui était inévitable, non-seulement la forme lyrique a disparu, mais le mouvement dramatique, auquel cette forme aidait si heureusement, est changé, et l’impression est toute différente. La composition d’Eschyle, à la fois inspirée et savante, donnait l’illusion de l’enthousiasme fatidique ; elle faisait assister à son explosion douloureuse, à ses momens de trêve, à ses assauts et à ses retours impétueux.

Il faudrait une longue étude pour apprécier dans le détail ces différentes phases, la force, la variété, l’abondance inépuisable des expressions, et, parmi ces élans en apparence désordonnés et ces libres détours, ce sens de proportion et cette sûreté d’art qui dominent et conduisent tout. Depuis les premiers éclats de la voyante qu’assiègent à la fois les images des horreurs passées et celle du crime qui va s’accomplir, les voiles s’écartent de plus en plus, une lumière de plus en plus nette éclaire la mort d’Agamemnon et celle de la prophétesse elle-même et les montre à leur place dans cet enchaînement d’expiations criminelles qui forme le sujet de l’Orestie. En même temps le caractère de Cassandre se tient. Cette figure hautaine, dont le silence farouche irrite Clytemnestre, s’anime et s’émeut ; elle frémit d’épouvante et d’indignation ; elle crie à la vue des terribles spectacles qui lui apparaissent, elle pleure sur sa patrie, elle pleure sur elle-même et se plaint avec amertume du dieu qui l’opprime : la dignité, si frappante dans son entrée en scène et dans sa première attitude, ne l’abandonne jamais, et aussitôt que ses transports se sont calmés et qu’elle a complètement repris possession d’elle-même, c’est le trait moral qui domine en elle. Elle marche d’elle-même à la mort affreuse qu’elle connaît. Une vapeur de sang, une odeur de tombe, l’arrêtent sur le seuil de la maison des Atrides : elle dompte aussitôt cette révolte de ses sens : elle entre, et ses dernières paroles, qui annoncent et appellent la punition des meurtriers, sont sans emportement ; elles ne respirent que la fermeté et le courage.

M. Leconte de Lisle aime mieux lui faire prononcer contre le palais des Atrides une longue malédiction dont tous les détails ne sont clairs que pour ceux qui, avant de voir sa pièce, sont déjà au courant des légendes et aussi qui sont familiarisés avec une poésie fort moderne et nullement grecque :

........ Et sois maudit,
Palais, antre fatal aux tiens, sombre repaire
De meurtres, où le fils tuera comme le père,
Nid d’oiseaux carnassiers gorgés, mais non repus !
Par la foi violée et les sermens rompus,
Par l’affreuse vengeance et le Festin impie,
Par les yeux vigilans de la ruse accroupie,
Par le morne royaume où roulent les vivants,
Par la terreur des nuits, par le râle des vents,
Par le gémissement qui monte de l’abîme,
Par les Dieux haletans sur la piste du crime.
Par ma ville enflammée et mon peuple abattu,
Sois éternellement maudit ! maudit sois-tu !

Ce composé déclamatoire d’élémens cherchés et hétérogènes exprime du moins avec netteté la passion haineuse. Tel est le genre de sentimens que l’auteur veut faire dominer. Sa Cassandre, constamment violente, sauf en un passage, a la soif et la joie de la vengeance, et c’est ce qui doit donner un accent personnel aux peintures prophétiques dont elle se plaît à détailler l’horreur. Au milieu de ces fureurs se place le morceau qui, en lui-même, me paraît être le meilleur : une sorte d’élégie plaintive, où un souvenir d’Homère s’est ingénieusement introduit dans le développement de quelques vers d’Eschyle ; et voilà toute la scène. Le dessin en est donc beaucoup plus simple et l’effet est d’une autre nature. L’illusion de l’extase et de l’inspiration, l’élévation du caractère de la prophétesse, l’impression de terreur religieuse, sont supprimées ; enfin toute la scène relève d’un art plus ordinaire, moins souple et moins profond.

Je répète encore une fois que de toutes les formes d’expression dramatique le lyrisme d’Eschyle est la plus inimitable. Chez lui surtout, une tragédie grecque est une suite de compositions savantes, où la poésie, les rythmes, et la musique s’unissent dans des proportions variables pour concourir au progrès de l’action commune. Où un imitateur moderne prendrait-il ces moyens et ces combinaisons ? Il y a, du moins, un fait à retenir, c’est qu’Eschyle n’est nullement barbare comme le croyaient Voltaire et La Harpe. Ce merveilleux créateur du drame sérieux a ses naïvetés ; mais quel art et quelle science il déploie dans l’exécution de ses nombreuses idées dramatiques !

En général, aussi haut que nous pouvons remonter, la Grèce ne nous apparaît pas comme vraiment barbare ; sa barbarie, qui n’est que relative, a tout de suite ses signes de noblesse et ses côtés de fine civilisation. Quelles délicatesses n’admet pas la barbarie d’Homère ! Il ne faut pas abuser de l’archéologie en littérature, même de celle qui n’est pas de décoration et de parade. Cependant, il n’est peut-être pas inutile de remarquer, pour ceux qui recherchent les peintures à caractère, que l’archéologie est venue récemment confirmer les témoignages de la plus ancienne poésie. Les armes, les bijoux, les objets usuels mis au jour par les fouilles de Mycènes éveillent des idées de luxe et d’art qui ne permettent de considérer les antiques princes du pays que comme des barbares déjà fort civilisés. L’archéologie n’est pas moins instructive, quand on descend à l’âge d’Eschyle. Ces Athéniennes, contemporaines de Pisistrate ou de ses fils, qui viennent de sortir du sol de l’Acropole, nous révèlent un archaïsme élégant et riche qui prépare bien aux délicatesses et aux splendeurs du siècle suivant.

Eschyle avait pu voir dans son enfance les modèles de ces statues ; il est bon de ne pas oublier qu’il appartenait lui-même au temps de Cimon, c’est-à-dire au commencement du siècle de Périclès. C’était donc un Athénien de la plus belle époque de la civilisation grecque, de la plus grande de l’art. Pour ne parler que des lettres, Pindare était exactement son contemporain. Voilà le moment où, avec l’antique épopée et la poésie lyrique, parvenue, après deux siècles de brillante élaboration, à ses formes les plus savantes et les plus riches, il crée l’art complexe de la tragédie. Et telle est sa puissance créatrice, que cette vaste trilogie, dont les Érinnyes ne sont qu’une réduction très diminuée, ne représente pas le vingtième de son œuvre. Un pareil génie inspire un respect presque religieux. C’est un sentiment qu’on peut, je crois, attribuer à M. Leconte de Lisle ; seulement, dans Eschyle, tel qu’il semble le concevoir, l’Athénien disparaît.

Voilà donc à quelle conclusion conduit le rapprochement de l’ouvrage antique et de l’ouvrage moderne. Un poète d’un rare talent, grand admirateur d’Eschyle, veut faire goûter aux Français du xixe siècle une production de la tragédie naissante : c’est lui qui est barbare, et c’est le vieux poète qui est civilisé ! C’est notre contemporain qui est indigent et raide, qui reste à la surface et ne pénètre pas au fond de l’âme, qui paraît privé du sens de la vie et étranger aux combinaisons savantes de la poésie et du drame ! L’art s’est donc bien appauvri ! Peut-être dira-t-on que cette barbarie de convention et cette simplicité, qu’il aime et que le public accepte dans une certaine mesure, sont des formes du raffinement moderne, séduit par l’archaïsme comme par toute autre affectation. Serait-ce donc que, pour avoir trop vécu, nous en serions venus à concevoir et à préférer une forme de drame qui ne vit pas, à la fois violente et inanimée ? Une pareille constatation n’irait pas sans quelque tristesse.

N’exagérons rien. Le public qui applaudit les Érinnyes écoute avec une faveur pour le moins égale l’Œdipe de Jules Lacroix. Ici, ce ne sont pas les qualités ni les défauts de la poésie qui lui plaisent, non plus que la barbarie chargée des mœurs ou l’exagération de la simplicité dans les formes du développement dramatique. La poésie n’est autre que celle d’une traduction sincère qui lutte honnêtement contre la difficulté de rendre la beauté du texte original. Du drame lui-même, la partie lyrique seule a subi l’inévitable diminution dont il a été question plus haut ; tout le reste est conservé : l’ampleur des développemens, la conduite habile de l’action qui soutient et passionne de plus en plus l’intérêt jusqu’à la catastrophe, la vérité des caractères, la grandeur de l’impression religieuse et la force du pathétique, enfin la puissante et facile harmonie de ce bel ensemble. Or qu’est-ce que tous ces mérites, sinon les parties supérieures de l’art ? Le public les reconnaît et les apprécie ; il se sent en présence d’une œuvre de premier ordre, où une civilisation particulière a fortement imprimé sa marque, mais qui est conforme à notre conception la plus raisonnable et la plus haute de l’art dramatique, et il est sincèrement ému. Le public est donc en partie hors de cause ; du poète qui lui traduit l’antiquité grecque, il n’exige nullement l’affectation de la simplicité et de l’archaïsme.

Il y a deux observations à faire. L’une, c’est que Sophocle, et aussi Euripide, sont plus faciles à transporter sur notre scène qu’Eschyle. Comme, chez eux, l’action est plus humaine, l’intrigue plus compliquée, les passions et les caractères plus étudiés, comme le lyrisme y tient moins de place et comme le style, chez le dernier surtout, a moins de hardiesse, ils nous dépaysent moins et nous demandent moins d’efforts pour les comprendre. La seconde observation, c’est que toutes les pièces de Sophocle ne se prêtent pas aussi bien qu’Œdipe-Roi à une reproduction dramatique complète et à peu près exacte, et que les tragédies d’Euripide s’y refusent presque autant que celles d’Eschyle. Il y a chez Euripide, à côté de tant d’heureuses inspirations, des déclamations, des formes ou des idées antidramatiques de rhéteur ou de philosophe, des recherches d’effets lyriques que nous accepterions malaisément. La plus grande partie du théâtre grec doit donc nous être communiquée sur la scène par des imitations ou, pour employer le mot moderne, des adaptations plutôt que par des traductions.

Seulement il ne faut pas se dissimuler qu’une bonne adaptation demande un grand poète, à la fois très intelligent de l’antiquité et très pénétré de l’esprit moderne, capable, en outre, d’être lui-même par la force de la conception dramatique, la liberté de l’exécution et le style. Elle doit donc donner le sentiment du drame ancien et faire l’effet, non pas d’un travail de rapport, mais d’un ouvrage original. Est-il possible de réunir ces diverses conditions ? Je ne serais pas éloigné de le croire, et ma principale raison, c’est que nous possédons depuis longtemps certaines adaptations, qui s’appellent Iphigénie et Phèdre. Que le lecteur se rassure ; je ne vais pas recommencer ici l’étude de Racine, si souvent faite, mais toujours à faire ; je me permettrai seulement d’avancer que ces tragédies où notre xviiie siècle a introduit son goût et ses mœurs, ses délicatesses morales et sa science de l’âme, qui sont tout imprégnées du génie de Racine, sont, à tout prendre, plus fidèlement inspirées du grec que les imitations affectées de ces initiateurs violens qui veulent s’emparer de nous par l’exagération du caractère.

Aujourd’hui, le goût demanderait des imitations plus voisines des modèles antiques. Reconnaissons d’abord que Racine n’a guère d’analogie avec Eschyle et qu’une pièce qui s’inspirerait véritablement du créateur de la tragédie grecque devrait se garder de substituer les complications morales et les ressorts du drame moderne à l’action mystérieuse de l’acteur invisible qui fait mouvoir les acteurs humains, trouble leurs âmes, aiguillonne leurs passions et précipite leurs actes par une contrainte dont ils ont quelquefois conscience, et les enveloppe d’une atmosphère de terreur et de pitié. Disons aussi qu’elle devrait s’efforcer, comme l’a fait M. Leconte de Lisle, de rendre dans la mesure possible les audaces et l’éclat du langage d’Eschyle. Aujourd’hui, nous sommes mieux préparés qu’on ne l’était, il y a cinquante ans, à goûter les images sincères de l’antiquité, et l’on peut oser davantage avec nous. Pourquoi donc ne se trouverait-il pas un poète qui, sans vouloir être plus Grec que la Grèce et plus eschylien qu’Eschyle, nous donnerait l’impression du véritable Eschyle, d’Eschyle tout entier ?

Il est plus commode, assurément, de ne prendre que les côtés les plus extérieurs, sans pénétrer dans l’art ni dans la pensée du poète. C’est ce que faisait, il y a quelques années, avec un incontestable éclat, Paul de Saint-Victor dans les Deux Masques. Très sincèrement ébloui lui-même par la révélation subite, semble-t-il, des beautés du drame antique, il voulait qu’elles éblouissent les autres et il les traduisait, telles qu’il les voyait, avec la prodigieuse richesse de son style. Il y ajoutait même, à sa manière, en versant à flots la lumière et la couleur indistinctement sur tout, sans grand souci de l’exactitude ni de la vérité, confondues pêle-mêle avec les infidélités et les erreurs sous le revêtement égal de ses brillantes enluminures. Je crains que sur quelques points le système de M. Leconte de Lisle ne se distingue pas assez de celui de Paul de Saint-Victor. Mais je ne veux pas revenir sur des altérations ou des lacunes, volontaires ou non, qui ont été plus que suffisamment signalées. Il vaut mieux, en terminant, rendre un légitime hommage à un poète qui mérite ce nom. Heureux, bien plus heureux que les critiques, ceux qui ont l’entrée de ce monde à part que créent l’art et l’imagination ! Affranchis du labeur pénible et des lenteurs qu’impose la recherche exacte de la vérité, ils se laissent vivre dans ce monde enchanté, jouissant de leurs propres sensations et charmés par leurs propres harmonies. M. Leconte de Lisle est de ceux-là ; ses beaux poèmes en sont les brillans témoignages. Dans ses visions du passé, il a aperçu la grande figure d’Eschyle : il s’est attaché à elle et a voulu en reproduire l’image telle qu’elle lui était apparue. Il a bien fait, puisqu’il a réussi à communiquer aux autres un certain sentiment de sa grandeur, et il a droit à nos remercîmens.


Jules Girard.
  1. Ainsi le serviteur, chez lui, dit : « … Gardez la reine et tirez les verrous. » Chez Eschyle, il dit le contraire.