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Espagne - Cadiz, port franc

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ESPAGNE

CADIZ ET GIBRALTAR

CADIZ, PORT FRANC.


La franchise du port de Cadiz est un événement d’une haute importance, non-seulement pour cette ville, mais pour l’Espagne et pour l’Europe entière. Il est peut-être utile d’en signaler la cause et les résultats.

La nature a formé Cadiz pour un grand entrepôt commercial. Placée à l’entrée de l’Europe sur le chemin des deux Indes et du Levant, en quelque sorte comme le premier fort et la première hôtellerie de notre continent, cette ville joint à la supériorité de sa position géographique, une foule d’avantages qu’elle tient de sa forme particulière. Elle est bâtie au milieu de la mer, sur une butte de sable, à l’extrémité d’une presqu’île, dont l’isthme étroit, long et demi-circulaire, forme sa rade immense. Cette belle cité, de toutes parts battue par les flots, semble posée sur l’Océan comme un nid d’alcyon, et les Espagnols l’ont exactement dépeinte en la nommant le vaisseau de pierres.

Fondée, du temps de César, à quelque distance de l’ancien Gadès, et déjà célèbre au moyen-âge, Cadiz atteignit le plus haut degré de splendeur, et mérita le beau titre de reine des mers, au moment où les découvertes de Vasco de Gama et de Christophe Colomb livrèrent à l’Europe deux nouveaux mondes. Ce fut alors que s’y établirent une foule de maisons étrangères venues de France, d’Angleterre, de Hollande ; que s’élevèrent ses vastes magasins, ses arsenaux, ses chantiers, et que son port se couvrit des vaisseaux de toutes les nations[1]. Depuis cette époque, la plus grande partie des richesses de l’Inde et de l’Amérique passa par ce vaste entrepôt pour se répandre dans l’Europe. Mais cet état florissant ne fut pas de longue durée ; avec la décadence de l’Espagne, commença celle de Cadiz. La prise de Gibraltar par les Anglais en 1704 prépara sa ruine, qu’achevèrent la destruction de la marine espagnole à Trafalgar, et l’émancipation des colonies d’Amérique. Cadiz était descendue au dernier degré de détresse et d’agonie quand le décret de franchise a paru.

On sentait bien que le seul moyen de rendre la vie à cette importante cité, et d’utiliser au profit de l’Europe entière son admirable position, c’était de l’affranchir. Mais pouvait-on, dans les circonstances actuelles, espérer cet acte de prudence et de force ? Ceux mêmes qui voyaient le remède n’osaient ni l’indiquer ni l’attendre : tout semblait en effet concourir à le rendre impossible. Depuis le commencement de 1820, Cadiz est, aux yeux du gouvernement d’Espagne, en état de suspicion et de défiance. La ville de la révolution devait plutôt craindre des châtimens qu’espérer des faveurs. D’une autre part, dans un pays où les impôts généraux ne sont qu’irrégulièrement perçus, chez un peuple qui n’a presque plus d’industrie et se pourvoit à l’étranger, le revenu des douanes est une des ressources les plus précieuses, les plus indispensables. Malgré la contrebande qui s’exerce ouvertement comme tout autre négoce, et le plus souvent par des transactions avec les employés du fisc, la douane de Cadiz était une des plus productives ; il a fallu consentir à s’en priver[2]. Puis venaient les plaintes et les remontrances des autres villes de commerce maritime qui se sont partagé les restes de l’héritage de Cadiz, telles que Séville, Barcelonne, la Corogne, Bilbao, et qui voyaient accorder à leur rivale une supériorité décisive. Il a fallu aussi fermer l’oreille aux importunités de leurs protecteurs. Cette difficulté devait être grave, car elle avait retenu les cortès, qui, malgré leur affection pour Cadiz, n’osèrent pas lui accorder le bienfait d’une franchise repoussée par les énergiques représentations de la Catalogne. Enfin la Camarilla et le parti monastique tout entier, se sont empressés à l’envi de prédire qu’une ville si suspecte ne pouvait manquer d’être bientôt un foyer de libéralisme et de philosophie ; que le poison des doctrines étrangères allait s’y accumuler pour pénétrer dans le reste de l’Espagne ; que c’était appeler une révolution nouvelle, et livrer l’autel et le trône à des mains impies.

Pour quiconque n’ignore pas entièrement quel est le gouvernement de l’Espagne, il est évident qu’un seul de ces motifs, le dernier surtout, était plus que suffisant pour faire repousser les vœux d’une population malheureuse et les conseils d’une sage politique. Il faut bien, pour comprendre un pareil succès, supposer autre chose que l’influence du jeune marquis de Casa-Irujo, auquel on en a fait honneur. Les projets que l’Espagne nourrit contre l’Amérique, les pensées de conquête qu’elle poursuit toujours et s’apprête en ce moment à réaliser, voilà quelle est la véritable cause de cette étrange et subite décision. Si l’on donne foi au bruit généralement accrédité d’une promesse de subside en hommes et en argent faite par la ville affranchie, d’une espèce de contrat par lequel elle aurait, comme les communes du moyen âge, acheté son affranchissement, on aura trouvé le secret de cette munificence[3].

Nul doute, je le répète qu’un motif plus puissant que la haine, que le besoin, que la crainte, n’ait parlé pour le salut de Cadiz ; car les raisons que j’ai données plus haut ne sont pas les seules qui s’opposaient à cette espèce de manumission ; elles ne sont du moins que temporaires, et l’on pouvait à la rigueur, espérer tôt ou tard un moment de justice et de raison. Mais il a fallu braver la difficulté la plus grave, celle qui semblait devoir condamner Cadix à ne jamais revivre : l’opposition de l’Angleterre. Les embarras de ce pays au dedans et au dehors, la guerre civile qui le menaçait à peine étouffée, la guerre étrangère imminente, ont dû paralyser en ce moment ses fières exigences : car il faut bien que la Grande-Bretagne s’y résigne ; sous un rapport, Gibraltar est perdu pour elle. Cette précieuse conquête ne sera plus dans ses mains qu’un poste militaire, une forteresse ; comme bazar, comme marché public, elle va cesser d’être. Gibraltar ne s’est élevé que depuis la chute de Cadiz, et par la seule franchise de son port. À forces égales, il sera vaincu. Cadiz est une grande et belle ville ; Gibraltar n’est qu’un bourg adossé à un rocher stérile. Cadiz possède un port immense, commode et bien abrité ; Gibraltar, à vrai dire, n’a pas de port ; les vaisseaux jettent l’ancre en pleine mer ; et chaque année d’affreuses catastrophes couvrant la plage de débris, témoignent assez qu’on fait violence à la nature. Presque tous les vents sont bons pour sortir du port de Cadiz ; un seul vent, celui de l’est, permet de franchir le détroit en quittant Gibraltar. Cadiz enfin est sur la route des Indes et de l’Amérique ; tous les vaisseaux de l’Europe y peuvent aborder sans aucun détour ; Gibraltar, au contraire, est au-delà d’un détroit fécond en naufrages. À la fin d’un long voyage, un navire doit traverser ce passage dangereux pour y porter ses marchandises, et le traverser encore pour revenir jusqu’au lieu du départ.

Il est indubitable que Cadiz affranchie reprendra tout l’avantage que Gibraltar n’a dû lui-même qu’à sa franchise. Cadiz doit s’emparer non-seulement du commerce régulier, mais encore de la contrebande, source féconde de bénéfices pour les négocians de Gibraltar.

Le seul espoir d’un changement si inattendu a suffi pour donner à Cadiz une physionomie nouvelle, pour lui rendre le mouvement et la vie. Si le décret triomphe des obstacles qu’il a rencontrés à sa naissance, et qu’il doit rencontrer à son exécution ; si des restrictions ne sont pas arrachées pour en paralyser les effets, on verra, comme au seizième siècle, une foule d’étrangers accourus dans cette nouvelle Anséatique, y rassembler l’industrie et les lumières de toute l’Europe. Néanmoins il importe de pas s’abuser. Cet avenir prospère qui lui semble promis tient surtout à des causes éloignées, douteuses, et qu’aucun décret ne saurait produire. Ce sont les relations commerciales avec l’Amérique qui doivent être encore, comme à sa première époque de splendeur, les vrais élémens de sa richesse. Il faut donc, avant tout, que ces relations s’établissent ; il faut que l’ordre renaisse dans les nouveaux états déchirés par les guerres civiles ; il faut que l’ancienne métropole, cessant de les tenir inquiets, abandonne des projets dont les résultats, suivant nous, ne seraient que passagers, et que, par des alliances qu’un grand nombre de colons désirent eux-mêmes, elle s’efforce plutôt de retrouver en Amérique une partie de l’influence puissante qu’elle y avait conquise sous les premier descendans d’Isabelle.

Voilà les conditions d’une entière et solide prospérité ; mais est-il donné de prévoir le moment qui les verra s’accomplir ?

L.-V.
  1. La prospérité de Cadiz s’accrut lorsque le ministre Galvès eut rendu le commerce libre, en ôtant à Séville le privilége de la Flota, c’est-à-dire de l’arrivage exclusif des galions de l’état.
  2. La douane est transférée à San-Fernando, dans l’île de Léon, et l’intendance à Xérès de la Frontera, qui donnera désormais son nom à la province. (Décret du 27 avril dernier.)
  3. Des renseignemens que nous croyons dignes de toute confiance, nous autorisent à porter le subside promis à onze millions de réaux par an (presque 3 millions de francs), nets de tous frais de perception et d’envoi.