Esprit des lois (1777)/D1

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Chapitre XXXIV
Défense de l’esprit des lois
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DÉFENSE
DE
L’ESPRIT DES LOIS.




PREMIERE PARTIE.


On a divisé cette défense en trois parties. Dans la premiere, on a répondu aux reproches généraux qui ont été faits à l’auteur de l’esprit des lois. Dans la seconde, on répond aux reproches particuliers. La troisieme, contient des réflexions sur la maniere dont on l’a critiqué. Le public va connoître l’état des choses ; il pourra juger.



I.


Quoique l’esprit des lois soit un ouvrage de pure politique & de pure jurisprudence, l’auteur a eu souvent occasion d’y parler de la religion chrétienne : il l’a fait de maniere à en faire sentir toute la grandeur ; & s’il n’a pas eu pour objet de travailler à la faire croire, il a cherché à la faire aimer.

Cependant, dans deux feuilles périodiques[1] qui ont paru coup sur coup, on lui a fait les plus affreuses imputations. Il ne s’agit pas moins que de savoir s’il est spinosiste & déiste ; & quoique ces deux accusations soient pas elles-mêmes contradictoires, on le mene sans cesse de l’une à l’autre. Toutes les deux étant incompatibles, ne peuvent pas le rendre plus coupable qu’une seule, mais toutes les deux peuvent le rendre plus odieux.

Il est donc spinosiste, lui qui, dès le premier article de son livre, a distingué le monde matériel d’avec les intelligences spirituelles.

Il est donc spinosiste, lui qui, dans le second article, a attaqué l’athéisme. Ceux qui ont dit qu’une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde, ont dit une grande absurdité : car, quelle plus grande absurdité, qu’une fatalité aveugle qui a produit des êtres intelligens ?

Il est donc spinosiste, lui qui a continué par ces paroles : Dieu a du rapport à l’univers comme créateur & comme conservateur[2] : les lois selon lesquelles il a créé, sont celles selon lesquelles il conserve. Il agit selon ces regles, parce qu’il les connoît ; il les connoît, parce qu’il les a faites ; il les a faites, parce qu’elles ont du rapport avec sa sagesse & sa puissance.

Il est donc spinosiste, lui qui a ajouté : Comme nous voyons que le monde[3] formé par le mouvement de la matiere, & privé d’intelligence, subsiste toujours, &c.

Il est donc spinosiste, lui qui a démontré[4] contre Hobbes & Spinosa, que les rapports de justice & d’équité étoient antérieurs à toutes les lois positives.

Il est donc spinosiste, lui qui a dit, au commencement du chapitre second : Cette loi qui, en imprimant dans nous-même l’idée d’un créateur, nous porte vers lui, est la premiere des lois naturelles par son importance.

Il est donc spinosiste, lui qui a combattu de toutes ses forces le paradoxe de Bayle, qu’il vaut mieux être athée qu’idolâtre ? Paradoxe dont les athées tireroient les plus dangereuses conséquences.

Que dit-on, après des passages si formels ? Et l’équité naturelle demande que le degré de preuve soit proportionné à la grandeur de l’accusation.


Première objection.


L’auteur tombe dès le premier pas. Les lois, dans la signification la plus étendue, dit-il, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Les lois des rapports ! cela se conçoit-il ? … Cependant l’auteur n’a pas changé la définition ordinaire des lois sans dessein. Quel est donc sont but ? le voici. Selon le nouveau systême, il y a entre tous les êtres qui forment ce que Pope appelle le grand tout, un enchaînement si nécessaire, que le moindre dérangement porteroit la confusion jusqu’au trône du premier être. C’est ce qui fait dire à Pope, que les choses n’ont pu être autrement qu’elles ne sont, & que tout est bien comme il est dit. Cela posé, on entend la signification de ce langage nouveau, que les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. À quoi l’on ajoute que, dans ce sens, tous les êtres ont leurs lois ; la divinité a ses lois ; le monde matériel a ses lois ; les intelligences supérieures à l’homme ont leurs lois ; les bêtes ont leurs lois ; l’homme a ses lois.


Réponse.


Les tenebres mêmes ne sont pas plus obscures que ceci. Le critique a oui dire, que Spinosa admettoit un principe aveugle & nécessaire qui gouvernoit l’univers ; il ne lui en faut pas davantage : dès qu’il trouvera le mot nécessaire, ce sera du spinosisme. L’auteur a dit que les lois étoient un rapport nécessaire ; voilà donc du spinosisme, parce que voilà du nécessaire. Et ce qu’il y a de surprenant, c’est que l’auteur, chez le critique, se trouve spinosiste à cause de cet article, quoique cet article combatte expressément les systêmes dangereux. L’auteur a eu en vue d’attaquer le systême de Hobbes ; systême terrible qui, faisant dépendre toutes les vertus & tous les vices de l’établissement des lois que les hommes se sont faites ; & voulant prouver que les hommes naissent tous en état de guerre, & que la premiere loi naturelle est la guerre de tous contre tous, renverse, comme Spinosa, & tout religion & toute morale. Sur cela, l’auteur a établi, premiérement, qu’il y avoit des lois de justice & d’équité avant l’établissement des lois positives : il a prouvé que tous les êtres avoient des lois ; que, même avant leur création, ils avoient des lois possibles ; que Dieu lui-même avoit des lois, c’est-à-dire, les lois qu’il s’étoit faites. Il a démontré[5], qu’il étoit faux que les hommes naquissent en état de guerre ; il a fait voir que l’état de guerre n’avoit commencé qu’après l’établissement des sociétés ; il a donné là-dessus des principes clairs. Mais il en résulte toujours que l’auteur a attaqué les erreurs de Hobbes, & les conséquences de celles de Spinosa ; & qu’il lui est arrivé qu’on l’a si peu entendu, que l’on n’a pris pour des opinions de Spinosa les objections qu’il fait contre le spinosisme. Avant d’entrer en dispute, il faudroit commencer par se mettre au fait de l’état de la question ; & savoir du moins si celui qu’on attaque est ami ou ennemi.


Seconde objection.


Le critique continue : Sur quoi l’auteur cite Plutarque, qui dit que la loi est la reine de tous les mortels & immortels. Mais est ce d’un païen, &c.


Réponse.


Il est vrai que l’auteur a cité Plutarque, qui dit que la loi est la reine de tous les mortels & immortels.


Troisieme objection.


L’auteur a dit, que la création, qui paroît être un acte arbitraire, suppose des regles aussi invariables, que la fatalité des athées. De ces termes, le critique conclut que l’auteur admet la fatalité des athées.


Réponse.


Un moment auparavant, il a détruit cette fatalité par ces paroles : Ceux qui ont dit qu’une fatalité aveugle gouverne l’univers, ont dit une grande absurdité : car quelles plus grande absurdité, qu’une fatalité aveugle qui a produit des êtres intelligens ? De plus, dans le passage qu’on censure, on ne peut faire parler l’auteur que de ce dont il parle. Il ne parle point des causes, & il ne compare point les causes ; mais il parle des effets, & il compare les effets. Tout l’article, celui qui le précede & celui qui le suit, font voir qu’il n’est question ici que des regles du mouvement, que l’auteur dit avoir été établies par Dieu : elles sont invariables, ces regles, & toute la physique le dit avec lui ; elles sont invariables, parce que Dieu a voulu qu’elles fussent telles, & qu’il a voulu conserver le monde. Il n’en dit ni plus ni moins.

Je dirai toujours que le critique n’entend jamais le sens des choses, & ne s’attache qu’aux paroles. Quand l’auteur a dit que la création, qui paroissoit être un acte arbitraire, supposoit des regles aussi invariables que la fatalité des athées ; on n’a pas pu l’entendre, comme s’il disoit que la création fût un acte nécessaire comme la fatalité des athées, puisqu’il a déjà combattu cette fatalité. De plus : les deux membres d’une comparaison doivent se rapporter ; ainsi il faut absolument que la phrase veuille dire : la création, qui paroît d’abord devoir produire des regles de mouvement variables, en a d’aussi invariables que la fatalité des athées. Le critique, encore une fois, n’a vu & ne voit que les mots.



II.


Il n’y a donc point de spinosisme dans l’esprit des lois. Passons à une autre accusation ; & voyons s’il est vrai que l’auteur ne reconnoisse par la religion révélée. L’auteur, à la fin du chapitre premier, parlant de l’homme, qui est une intelligence finie, sujette à l’ignorance & à l’erreur, a dit : Un tel être pouvoit, à tous les instans, oublier son créateur : Dieu l’a rappellé à lui par les lois de la religion.

Il a dit au chapitre premier du livre XXIV : Je n’examinerai les diverses religions du monde, que par rapport au bien que l’on en tire dans l’état civil, soit que je parle de celle qui a sa racine dans le ciel, ou bien de celles qui ont la leur sur terre.

Il ne faudra que très-peu d’équité pour voir que je n’ai jamais prétendu faire céder les intérêts de la religion aux intérêts politiques, mais les unir : or, pour les unir, il faut les connoître. La religion chrétienne, qui ordonne aux hommes de s’aimer, veut sans doute que chaque peuple ait les meilleures lois politiques & les meilleures lois civiles, parce qu’elles sont, après elle, le plus grand bien que les hommes puissent donner & recevoir.

Et au chapitre second du même livre : Un prince qui aime la religion, & qui la craint, est un lion qui cede à la main qui le flatte, ou à la voix qui l’appaise. Celui qui craint la religion, & qui la hait, est comme les bêtes sauvages qui mordent la chaîne qui les empêche de se jeter sur ceux qui passent. Celui qui n’a point du tout de religion est cet animal terrible qui ne sent sa liberté, que lorsqu’il déchire & qu’il dévore.

Au chapitre troisieme du même livre : Pendant que les princes Mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion, chez les princes chrétiens, rend les princes moins timides, & par conséquent moins cruels. Le prince compte sur ses sujets, & les sujets sur le prince. Chose admirable ! la religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.

Au chapitre quatrieme du même livre : Sur le caractere de la religion chrétienne & celui de la mahométane, l’on doit, sans autre examen, embrasser l’une & rejeter l’autre. On prie de continuer.

Dans le Chapitre sixieme : M. Bayle, après avoir insulté toutes les religions, flétrit la religion chrétienne : il ose avancer que de véritables chrétiens ne formeroient pas un état qui pût subsister. Pourquoi non ? Ce seroient des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs, & qui auroient un très grand zele pour les remplir ; ils sentiroient très bien les droits de la défense naturelle ; plus ils croiroient devoir à la religion, plus ils penseroient devoir à la patrie. Les principes du christianisme, bien gravés dans le cœur, seroient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques, & cette crainte servile des états despotiques.

Il est étonnant que ce grand homme n’ait pas su distinguer les ordres pour l’établissement du christianisme d’avec le christianisme même ; & qu’on puisse lui imputer d’avoir méconnu l’esprit de sa propre religion. Lorsque le législateur, au lieu de donner des lois, a donné des conseils ; c’est qu’il a vu que ses conseils, s’ils étoient ordonnés comme des lois, seroient contraires à l’esprit de ses lois.

Au chapitre dixieme : Si je pouvois un moment cesser de penser que je suis chrétien, je ne pourrois m’empêcher de mettre la destruction de la secte de Zénon au nombre des malheurs du genre humain, &c. Faites abstraction des vérités révélées ; cherchez dans toutes la nature, vous n’y trouverez pas de plus grand objet que les Amonins, &c.

Et au chapitre treizieme : La religion païenne, qui ne défendoit que quelques crimes grossiers, qui arrêtoit la main & abandonnoit le cœur, pouvoit avoir des crimes inexpiables. Mais une religion qui enveloppe toutes les passions ; qui n’est pas plus jalouse des actions que des désirs & des pensées ; qui ne nous tient point attachés par quelque chaîne, mais par un nombre innombrable de fils ; qui laisse derriere elle la justice humaine, & commence une autre justice ; qui est faite pour mener sans cesse du repentir à l’amour, & de l’amour au repentir ; qui met entre le juge & le criminel un grand médiateur, entre le juste & le médiateur un grand juge : une telle religion ne doit point avoir de crimes inexpiables. Mais, quoiqu’elle donne des craintes & des espérances à tous, elle fait assez sentir que, s’il n’y a point de crime qui par sa nature soit inexpiable, toute une vie peut l’être ; qu’il seroit très-dangereux de tourmenter la miséricorde par de nouveaux crimes & de nouvelles expiations ; qu’inquiets sur les anciennes dettes, jamais quittes envers le Seigneur, nous devons craindre d’en contracter de nouvelles, de combler la mesure, & d’aller jusqu’au terme où la bonté paternelle finit.

Dans le chapitre dix-neuvieme, à la fin, l’auteur après avoir fait sentir les abus de diverses religions païennes ; sur l’état des ames dans l’autre vie, dit : Ce n’est pas assez pour une religion d’établir un dogme ; il faut encore qu’elle le dirige : c’est ce qu’a fait admirablement bien la religion chrétienne, à l’égard des dogmes dont nous parlons. Elle nous fait espérer un état que nous croyons, non pas un état que nous sentions ou que nous connoissions : tout, jusqu’à la résurrection des corps, nous mene à des idées spirituelles.

Et au chapitre vingt-sixieme, à la fin : Il suit de là qu’il est presque toujours convenable qu’une religion ait des dogmes particuliers, & un culte général. Dans les lois qui concernent les pratiques du culte, il faut peu de détails ; par exemple, des mortifications, & non pas une certaine mortification. Le christianisme est plein de bon sens : l’abstinence est de droit divin ; mais une abstinence particuliere est de droit de police, & on peut la changer.

Au chapitre dernier, livre vingt-cinquieme : Mais il n’en résulte pas qu’une religion apportée dans un pays très-éloigné, & totalement différent de climat, de lois, de mœurs & de manieres, ait tout le succès que sa sainteté devroit lui promettre.

Et au chapitre troisieme du livre vingt-quatrieme : C’est la religion chrétienne qui, malgré la grandeur de l’empire & le vice du climat, a empêché le despotisme de s’établir en Ethiopie, & a porté au milieu de l’Afrique les mœurs de l’Europe & ses lois, &c. Tout près de là on voit le mahométisme faire enfermer les enfans du roi de Sennar : à sa mort, le conseil les envoie égorger, en faveur de celui qui monte sur le trône.

Que, d’un côté, l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois & des chefs Grecs & Romains ; & de l’autre, la destruction des peuples & des villes par ces mêmes chefs, Thimur & Gengiskan, qui ont dévasté l’Asie ; & nous verrons que nous devons au christianisme, & dans le gouvernement un certain droit politique, & dans la guerre un certain droit des gens, que la nature humaine ne sauroit assez reconnoître. On supplie de lire tout le chapitre.

Dans le chapitre huitieme du livre ving-quatrieme : Dans un pays où l’on a le malheur d’avoir une religion que Dieu n’a pas donnée, il est toujours nécessaire qu’elle s’accorde avec la morale, parce que la religion, même fausse, est le meilleur garant que les hommes puissent avoir de la probité des hommes.

Ce sont des passages formels. On y voit un écrivain, qui non-seulement croit la religion chrétienne, mais qui l’aime. Que dit-on, pour prouver le contraire ? Et on avertit, encore une fois, qu’il faut que les preuves soient proportionnées à l’accusation : cette accusation n’est pas frivole, les preuves ne doivent pas l’être ; & comme ces preuves sont données dans une forme assez extraordinaire, étant toujours moitié preuves, moitié injures, & se trouvant comme enveloppées dans la suite d’un discours fort vague, je vais les chercher.


Premiere objection.


L’auteur[6] a loué les stoïciens, qui admettoient une fatalité aveugle, un enchaînement nécessaire, &c. C’est le fondement de la religion naturelle.

Réponse.


Je suppose, un moment, que cette mauvaise maniere de raisonner soit bonne. L’auteur a-t-il loué la physique & la métaphysique des stoïciens ? Il a loué leur morale ; il dit que les peuples en avoient tiré de grands biens : il a dit cela, & il n’a rien dit de plus. Je me trompe ; il a dit plus : car, dès la premiere page du livre, il a attaqué cette fatalité des stoïciens : Il ne l’a donc point louée, quand il a loué les stoïciens.


Seconde objection.


L’auteur a loué Bayle[7], en l’appellant un grand homme.


Réponse.


Je suppose encore un moment, qu’en général cette maniere de raisonner soit bonne : elle ne l’est pas du moins dans ce cas-ci. Il est vrai que l’auteur a appellé Bayle un grand homme ; mais il a censuré ses opinions : s’il les a censurées, il ne les admet pas. Et puisqu’il a combattu ses opinions, il ne l’appelle pas un grand homme à cause de ses opinions. Tout le monde sait que Bayle avoit un grand esprit dont il a abusé ; mais cet esprit dont il a abusé, il l’avoit. L’auteur a combattu ses sophismes, & il plaint ses égaremens. Je n’aime point les gens qui renversent les lois de leur patrie ; mais j’aurois de la peine à croire que César & Cromwell fussent de petits esprits : Je n’aime point les conquérans ; mais on ne pourra guere me persuader qu’Alexandre & Gengiskan ayent été des génies communs. Il n’auroit pas fallu beaucoup d’esprit à l’auteur, pour dire que Bayle étoit un homme abominable ; mais il y a apparence qu’il n’aime point à dire des injures, soit qu’il tienne cette disposition de la nature, soit qu’il l’ait reçue de son éducation. J’ai lieu de croire que, s’il prenoit la plume, il n’en diroit pas même à ceux qui ont cherché à lui faire un des plus grands maux qu’un homme puisse faire à un homme, en travaillant à le rendre odieux à tous ceux qui ne le connoissent pas, & suspect à tous ceux qui le connoissent.

De plus, j’ai remarqué que les déclamations des hommes furieux ne font guere d’impression que sur ceux qui sont furieux eux-mêmes. La plupart des lecteurs sont des gens modérés : on ne prend guere un livre que lorsqu’on est de sang froid ; les gens raisonnables aiment les raisons. Quand l’auteur auroit dit mille injures à Bayle, il n’en seroit résulté, ni que Bayle eût bien raisonné, ni que Bayle eût mal raisonné : tout ce qu’on en auroit pu conclure auroit été, que l’auteur savoit dire des injures.


Troisieme objection.


Elle est tirée de ce que l’auteur n’a point parlé, dans son chapitre premier, du péché originel[8].


Réponse.


Je demande à tout homme sensé, si ce chapitre est un traité de théologie ? Si l’auteur avoit parlé du péché originel, on lui auroit pu imputer, tout de même, de n’avoir pas parlé de la rédemption : ainsi d’article en article à l’infini.

Quatrieme objection.


Elle est tirée de ce que M. Domat a commencé son ouvrage autrement que l’auteur, & qu’il a d’abord parlé de la révélation.


Réponse.


Il est vrai que M. Domat a commencé son ouvrage autrement que l’auteur, & qu’il a d’abord parlé de la révélation.


Cinquieme objection.


L’auteur a suivi le systême du poëme de Pope.


Réponse.


Dans tout l’ouvrage il n’y a pas un mot du systême de Pope.


Sixieme objection.


L’auteur dit que la loi qui prescrit à l’homme ses devoirs envers Dieu, est la plus importante ; mais il nie qu’elle soit la premiere : il prétend que la premiere loi de la nature est la paix ; que les hommes ont commencé par avoir peur les uns des autres, &c. Que les enfans savent que la premiere loi, c’est d’aimer Dieu ; & la seconde, c’est d’aimer son prochain.


Réponse.


Voici les paroles de l’auteur : Cette loi[9] qui, en imprimant dans nous-mêmes l’idée d’un créateur, nous porte vers lui, est la premiere des lois naturelles, par son importance, & non pas dans l’ordre de ces lois. L’homme, dans l’état de nature, auroit plutôt la faculté de connoître, qu’il n’auroit de connoissances. Il est clair que ses premieres idées ne seroient point des idées spéculatives : il songeroit à la conservation de son être, avant de chercher l’origine de son être. Un homme pareil ne sentiroit d’abord que sa foiblesse ; sa timidité seroit extrême ; & si l’on avoit là-dessus besoin de l’expérience, l’on a trouvé dans les forêts des hommes sauvages ; tout les fait trembler, tout les fait fuir. L’auteur a donc dit que la loi qui, en imprimant en nous-mêmes l’idée du créateur, nous porte vers lui, étoit la premiere des lois naturelles. Il ne lui a pas été défendu, plus qu’aux philosophes & aux écrivains du droit naturel, de considérer l’homme sous divers égards : il lui a été permis de supposer un homme comme tombé des nues, laissé à lui-même & sans éducation, avant l’établissement des sociétés. Eh bien ! l’auteur a dit que la premiere loi naturelle, la plus importante, & par conséquent la capitale, seroit pour lui, comme pour tous les hommes, de se porter vers son créateur : il a aussi été permis à l’auteur d’examiner quelle seroit la premiere impression qui se feroit sur cet homme, & de voir l’ordre dans lequel ces impressions seroient reçues dans son cerveau : & il a cru qu’il auroit des sentimens, avant de faire des réflexions ; que le premier, dans l’ordre du temps, seroit la peur ; ensuite, le besoin de se nourrir, &c. L’auteur a dit que la loi qui, imprimant en nous l’idée du créateur, nous porte vers lui, est la premiere des lois naturelles : le critique dit que la premiere loi naturelle est d’aimer Dieu. Ils ne sont divisés que par les injures.

Septieme objection.


Elle est tirée du chapitre I du premier livre, où l’auteur, après avoir dit que l’homme étoit un être borné, a ajouté : Un tel être pouvoit, à tous les instans, oublier son créateur ; Dieu l’a rappellé à lui par les lois de la religion. Or, dit-on, quelle est cette religion dont parle l’auteur ? il parle sans doute de la religion naturelle ; il ne croit donc que la religion naturelle.


Réponse.


Je suppose, encore un moment, que cette maniere de raisonner soit bonne ; & que, de ce que l’auteur n’auroit parlé là que de la religion naturelle, on en pût conclure qu’il ne croit que la religion naturelle, & qu’il exclut la religion révélée. Je dis que, dans cet endroit, il a parlé de la religion révélée, & non pas de la religion naturelle : car, s’il avoit parlé de la religion naturelle, il seroit un idiot. Ce seroit comme s’il disoit : Un tel être pouvoit aisément oublier son créateur, c’est-à-dire la religion naturelle ; Dieu l’a rappellé à lui par les lois de la religion naturelle : de sorte que Dieu lui auroit donné la religion naturelle, pour perfectionner en lui la religion naturelle. Ainsi, pour se préparer à dire des invectives à l’auteur, on commence par ôter à ses paroles le sens du monde le plus clair, pour leur donner le sens du monde le plus absurde ; & pour avoir meilleur marché de lui, on le prive du sens commun.


Huitieme objection.


L’auteur a dit[10], en parlant de l’homme : Un tel être pouvoit, à tous les instans, oublier son créateur ; Dieu l’a rappellé à lui par les lois de la religion : un tel être pouvoit, à tous les instans, s’oublier lui-même, les philosophes l’ont averti par les lois de la morale : fait pour vivre dans la société, il pouvoit oublier les autres ; les législateurs l’ont rendu à ses devoirs par les lois politiques & civiles. Donc, dit le critique[11], selon l’auteur, le gouvernement du monde est partagé entre Dieu, les philosophes & les législateurs, &c. Où les philosophes ont-ils appris les lois de la morale ? où les législateurs ont-ils vu ce qu’il faut prescrire pour gouverner les sociétés avec équité ?


Réponse.


Et cette réponse est très-aisée. Ils l’ont appris dans la révélation, s’ils ont été assez heureux pour cela : ou bien dans cette loi qui, en imprimant en nous l’idée du créateur, nous porte vers lui. L’auteur de l’esprit des lois a-t-il dit comme Virgile ? César partage l’empire avec Jupiter ? Dieu, qui gouverne l’univers, n’a-t-il pas donné à de certains hommes plus de lumieres, à d’autres plus de puissance ? Vous diriez que l’auteur a dit que, parce que Dieu a voulu que des hommes gouvernassent des hommes, il n’a pas voulu qu’ils lui obéissent, & qu’il s’est démis de l’empire qu’il avoit sur eux, &c. Voilà où sont réduits ceux qui, ayant beaucoup de foiblesse pour raisonner, ont beaucoup de force pour déclamer.


Neuvieme objection.


Le critique continue : Remarquons encore que l’auteur, qui trouve que Dieu ne peut pas gouverner les êtres libres aussi bien que les autres, parce qu’étant libres, il faut qu’ils agissent par eux-mêmes ; (je remarquerai, en passant, que l’auteur ne se sert point de cette expression, que Dieu ne peut pas), ne remédie à ce désordre que par des lois qui peuvent bien montrer à l’homme ce qu’il doit faire, mais qui ne lui donnent pas de le faire : ainsi, dans le systême de l’auteur, Dieu crée des êtres dont il ne peut empêcher le désordre, ni le réparer… Aveugle, qui ne voit pas que Dieu fait ce qu’il veut de ceux mêmes qui ne font pas ce qu’il veut !


Réponse.


Le critique a déjà reproché à l’auteur de n’avoir point parlé du péché originel : il le prend encore sur le fait ; il n’a point parlé de la grace. C’est une chose triste d’avoir affaire à un homme qui censure tous les articles d’un livre, & n’a qu’une idée dominante. C’est le conte de ce curé de village, à qui des astronomes montroient la lune dans un téléscope, & qui n’y voyoit que son clocher.

L’auteur de l’esprit des lois a cru qu’il devoit commencer par donner quelqu’idée des lois générales, & du droit de la nature & des gens. Ce sujet étoit immense, & il l’a traité dans deux chapitres : il a été obligé d’omettre quantité de choses qui appartenoient à son sujet ; à plus forte raison a-t-il omis celles qui n’y avoient point de rapport.


Dixieme objection.


L’auteur a dit qu’en Angleterre l’homicide de soi-même étoit l’effet d’une maladie ; & qu’on ne pouvoit pas plus le punir, qu’on ne punit les effets de la démence. Un sectateur de la religion naturelle n’oublie par que l’Angleterre est le berceau de sa secte ; il passe l’éponge sur tous les crimes qu’il apperçoit.


Réponse.


L’auteur ne sait point si l’Angleterre est le berceau de la religion naturelle : mais il sait que l’Angleterre n’est pas son berceau. Parce qu’il a parlé d’un effet physique qui se voit en Angleterre, il ne pense pas sur la religion comme les Anglois ; pas plus qu’un Anglois, qui parleroit d’un effet physique arrivé en France, ne penseroit sur la religion comme les François. L’auteur de l’esprit des lois n’est point du tout sectateur de la religion naturelle : mais il voudroit que son critique fût sectateur de la logique naturelle.


Je crois avoir déjà fait tomber des mains du critique les armes effrayantes dont il s’est servi : je vais à présent donner une idée de son exorde, qui est tel, que je crains que l’on ne pense que ce soit par dérision que j’en parle ici.

Il dit d’abord, & ce sont ses paroles, que le livre de l’esprit des lois est une de ces productions irrégulieres… qui ne se sont si fort multipliées que depuis l’arrivée de la bulle Unigenitus. Mais, faire arriver l’esprit des lois à cause de l’arrivée de la constitution unigenitus, n’est-ce pas vouloir faire rire ? La bulle unigenitus n’est point la cause occasionnelle du livre de l’esprit des lois ; mais la bulle unigenitus & le livre de l’esprit des lois ont été les causes occasionnelles qui ont fait faire au critique un raisonnement si puérile. Le critique continue : L’auteur dit qu’il a bien des fois commencé & abandonné son ouvrage… Cependant, quand il jetoit au feu ses premieres productions, il étoit moins éloigné de la vérité, que lorsqu’il a commencé à être content de son travail. Qu’en fait-il ? Il ajoute : Si l’auteur avoit voulu suivre un chemin frayé, son ouvrage lui auroit coûté moins de travail. Qu’en sait-il encore ? Il prononce encore cet oracle : Il ne faut pas beaucoup de pénétration, pour apercevoir que le livre de l’esprit des lois est fondé sur le systême de la religion naturelle… On a montré, dans les lettres contre le poëme de Pope, intitulé Essai sur l’homme, que le systême de la religion naturelle rentre dans celui de Spinosa : C’en est assez pour inspirer à un chrétien l’horreur du nouveau livre que nous annonçons. Je réponds que non-seulement c’en est assez, mais même que c’en seroit beaucoup trop. Mais je viens de prouver que le systême de l’auteur n’est pas celui de la religion naturelle ; &, en lui passant que le systême de la religion naturelle rentrât dans celui de Spinosa, le systême de l’auteur n’entreroit pas dans celui de Spinosa, puisqu’il n’est pas celui de la religion naturelle.

Il veut donc inspirer de l’horreur, avant d’avoir prouvé qu’on doit avoir de l’horreur.

Voici les deux formules des raisonnemens répandus dans les deux écrits auxquels je réponds : L’auteur de l’esprit des lois est un sectateur de la religion naturelle ; donc il faut expliquer ce qu’il dit ici par les principes de la religion naturelle : or, si ce qu’il dit ici est fondé sur les principes de la religion naturelle, il est un sectateur de la religion naturelle.

L’autre formule est celle-ci : L’auteur de l’esprit des lois est un sectateur de la religion naturelle : donc ce qu’il dit dans son livre en faveur de la révélation, n’est que pour cacher qu’il est un sectateur de la religion naturelle : or, s’il se cache ainsi, il est un sectateur de la religion naturelle.

Avant de finir cette premiere partie, je serois tenté de faire une objection à celui qui en a tant fait. Il a si fort effrayé les oreilles du mot de sectateur de la religion naturelle, que moi, qui défends l’auteur, je n’ose presque prononcer ce nom : je vais cependant prendre courage. Ses deux écrits ne demanderoient-ils pas plus d’explication que celui que je défends ? Fait-il bien, en parlant de la religion naturelle & de la révélation, de se jeter perpétuellement tout d’un côté, & de faire perdre les traces de l’autre ? Fait-il bien de ne distinguer jamais ceux qui ne reconnoissent que la seule religion naturelle, d’avec ceux qui reconnoissent & la religion naturelle & la révélation ? Fait-il bien de s’effaroucher toutes les fois que l’auteur considere l’homme dans l’état de la religion naturelle, & qu’il explique quelque chose sur les principes de la religion naturelle ? Fait-il bien de confondre la religion naturelle avec l’athéisme ? N’ai-je pas toujours oui dire que le christianisme étoit la perfection de la religion naturelle ? N’ai-je pas oui dire que l’on employoit la religion naturelle, pour prouver la révélation contre les déistes ? & qu’on employoit la même religion naturelle, pour prouver l’existence de Dieu contre les athées ? Il dit que les stoïciens étoient des sectateurs de la religion naturelle : & moi, je lui dis qu’ils étoient des athées[12], puisqu’ils croyoient qu’une fatalité aveugle gouvernoit l’univers ; & que c’est par la religion naturelle que l’on combat les stoïciens. Il dit que le systême de la religion naturelle[13] rentre dans celui de Spinosa : & moi, je lui dis qu’ils sont contradictoires, & que c’est par la religion naturelle qu’on détruit le systême de Spinosa. Je lui dis que confondre la religion naturelle avec l’ahtéisme, c’est confondre la preuve avec la chose qu’on veut prouver, & l’objection contre l’erreur avec l’erreur même ; que c’est ôter les armes puissantes que l’on a contre cette erreur. A Dieu ne plaise que je veuille imputer aucun mauvais dessein au critique, ni faire valoir les conséquences que l’on pourroit tirer de ses principes : quoiqu’il ait très-peu d’ingulgence, on en veut avoir pour lui. Je dis seulement que les idées métaphysiques sont extrêmement confuses dans sa tête ; qu’il n’a point du tout la faculté de séparer ; qu’il ne sauroit porter de bons jugemens, parce que, parmi les diverses choses qu’il faut voir, il n’en voit jamais qu’une. Et cela même, je ne le dis pas pour lui faire des reproches, mais pour détruire les siens.


  1. L’une du 9 octobre 1749, l’autre du 16 du même mois.
  2. Livre I, chap.I.
  3. Ibid.
  4. Ibid.
  5. Livre I, chap. II.
  6. Page 165 de la deuxieme feuille du 16 octobre 1749.
  7. Page 165 de la deuxieme feuille.
  8. Feuille du 9 octobre 1749, page 162.
  9. Liv. I, chap. II.
  10. Livre I, chapitre I.
  11. Page 162 de la feuille du 9 octobre 1749.
  12. Voyez les page 165 des feuilles du 9 octobre 1749. Les stoïciens n’admettoient qu’un Dieu ; mais ce Dieu n’étoit autre chose que l’ame du monde. Ils vouloient que tous les êtres, depuis le premier, fussent nécessairement enchaînés les uns avec les autres ; une nécessité fatale entrainoît tout. Ils nioient l’immortalité de l’ame, & faisoient consister le souverain bonheur à vivre conformément à la nature. C’est le font du systême de la religion naturelle.
  13. Voyez page 161 de la premiere feuille du 0 Octobre 1749, à la fin de la premiere colonne.