Esprit des lois (1777)/L1/C1

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LIVRE PREMIER

DES LOIS EN GÉNÉRAL.




CHAPITRE PREMIER.

Des Lois, dans le rapport qu’elles ont avec les divers êtres.



LES Lois, dans la ſignification la plus étendue, ſont les rapports néceſſaires qui dérivent de la nature des choſes ; & dans ce ſens tous les êtres ont leurs lois, la divinité[1] a ſes lois, le monde matériel a ſes lois, les intelligences ſupérieures à l’homme ont leurs lois, les bêtes ont leurs lois, l’homme a ſes lois.

Ceux qui ont dit qu’une fatalité aveugle a produit tous les effets que nous voyons dans le monde, ont dit une grande abſurdité ; car quelle plus grande abſurdité, qu’une fatalité aveugle qui auroit produit des êtres intelligens ?

Il y a donc une raiſon primitive ; & les lois ſont les rapports qui ſe trouvent entr’elle & les différens êtres, & les rapports de ces divers êtres entr’eux.

Dieu a du rapport avec l’univers, comme créateur & comme conſervateur : les lois ſelon leſquelles il a créé, ſont celles ſelon leſquelles il conſerve. Il agit ſelon ces regles, parce qu’il les connoît ; il les connoît, parce qu’il les a faites ; il les a faites, parce qu’elles ont du rapport avec ſa ſageſſe & ſa puiſſance.

Comme nous voyons que le monde, formé par le mouvement de la matiere, & privé d’intelligence ſubſiſte toujours, il faut que ſes mouvemens ayent des lois invariables : & ſi l’on pouvoit imaginer un autre monde que celui-ci, il auroit des regles conſtantes ; ou il ſeroit détruit.

Ainsi la création, qui paroît être un acte arbitraire, suppose des regles aussi invariables que la fatalité des athées. Il seroit absurde de dire que le créateur, sans ces regles, pourroit gouverner le monde, puisque le monde ne subsisteroit pas sans elles.

Ces regles sont un rapport constamment établi. Entre un corps mu & un autre corps mu, c’est suivant les rapports de la masse & de la vîtesse que tous les mouvemens sont reçus, augmentés, diminués, perdus ; chaque diversité est uniformité, chaque changement est constance.

Les êtres particuliers intelligens peuvent avoir des lois qu’ils ont faites : mais ils en ont aussi qu’ils n’ont pas faites. Avant qu’il y eût des êtres intelligens, ils étoient possibles, ils avoient donc des rapports possibles, & par conséquent des lois possibles. Avant qu’il y eût des lois faites, il y avoit des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives ; c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étoient pas égaux.

Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme par exemple, que supposé qu’il y eût des sociétés d’hommes, il seroit juste de se conformer à leurs lois ; que s’il y avoit des êtres intelligens qui eussent reçu quelque bienfait d’un autre être, ils devroient en avoir de la reconnoissance ; que si un être intelligent avoit créé un être intelligent, le crée devroit rester dans la dépendance qu’il a eue dès son origine ; qu’un être intelligent qui a fait du mal à un être intelligent, mérite de recevoir le même mal ; & ainsi du reste.

Mais il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde physique. Car quoique celui-là ait aussi des lois qui par leur nature sont invariables, il ne les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est, que les êtres particuliers intelligens sont bornés par leur nature, & par conséquent sujets à l’erreur ; & d’un autre côté, il est de leur nature qu’ils agissent par eux-mêmes. Ils ne suivent donc pas constamment leurs lois primitives, & celles même qu’ils se donnent, ils ne les suivent pas toujours.

On ne sait si les bêtes sont gouvernées par les lois générales du mouvement, ou par une motion particuliere. Quoi qu’il en soit, elles n’ont point avec Dieu de rapport plus intime que le reste du monde matériel ; & le sentiment ne leur sert que dans le rapport qu’elles ont entr’elles, ou avec elles-mêmes.

Par l’attrait du plaisir, elles conservent leur être particulier ; & par le même attrait, elles conservent leur espece. Elles ont des lois naturelles, parce qu’elles sont unies par le sentimens ; elles n’ont point de lois positives, parce qu’elles ne sont point unies par la connoissance. Elles ne suivent pourtant pas invariablement leurs lois naturelles ; les plantes, en qui nous ne remarquons ni connoissance, ni sentiment, les suivent mieux. Les bêtes n’ont point les suprêmes avantages que nous avons ; elles en ont que nous n’avons pas. Elles n’ont point nos espérances, mais elles n’ont pas nos craintes ; elles subissent comme nous la mort, mais c’est sans la connoître ; la plupart même se conservent mieux que nous, & ne font pas un aussi mauvais usage de leurs passions.

L’homme, comme être physique, est ainsi que les autres corps, gouverné par des lois invariables : comme être intelligent, il viole sans cesse les lois que Dieu a établies, & change celles qu’il établit lui-même. Il faut qu’il se conduise ; & cependant il est un être borné ; il est sujet à l’ignorance & à l’erreur, comme toutes les intelligences finies ; les foibles connoissances qu’il a, il les perd encore : comme créature sensible, il devient sujet à mille passions. Un tel être pouvoit à tous les instans oublier son créateur ; Dieu l’a rappelé à lui par les lois de la religion : un tel être pouvoit à tous les instans s’oublier lui-même ; les philosophes l’ont averti par les lois de la morale : Fait pour vivre dans la société, il y pouvoit oublier les autres ; les législateurs l’ont rendu à ses devoirs par les lois politiques & civiles.


  1. La loi, dit Plutarque, eſt la reine de tous mortels & immortels. Au traité, Qu’il eſt requis qu’un Prince ſoit ſavant.