Esprit des lois (1777)/L10/C9

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CHAPITRE IX.

D’une monarchie qui conquiert autour d’elle.


Si une monarchie peut agir long-temps avant que l’agrandissement l’ait affoiblie, elle deviendra redoutable, & sa force durera tout autant qu’elle sera pressée par les monarchies voisines.

Elle ne doit donc conquérir que pendant qu’elle reste dans les limites naturelles à son gouvernement. La prudence veut qu’elle s’arrête, sitôt qu’elle passe ces limites.

Il faut dans cette sorte de conquête laisser les choses comme on les a trouvées ; les mêmes tribunaux, les mêmes lois, les mêmes coutumes, les mêmes privileges, rien ne doit être changé, que l’armée & le nom du souverain.

Lorsque la monarchie a étendu ses limites par la conquête de quelques provinces voisines, il faut qu’elle les traite avec une grande douceur.

Dans une monarchie qui a travaillé long-temps à conquérir, les provinces de son ancien domaine seront ordinairement très foulées. Elles ont à souffrir les nouveaux abus & les anciens ; & souvent une vaste capitale, qui engloutit tout, les a dépeuplées. Or si après avoir conquis autour de ce domaine, on traitoit les peuples vaincus comme on fait ses anciens sujets, l’état seroit perdu ; ce que les provinces conquises enverroient de tributs à la capitale, ne leur reviendroit plus ; les frontieres seroient ruinées, & par conséquent plus foibles ; les peuples en seroient mal affectionnés ; la subsistance des armées, qui doivent y rester & agir, seroit plus précaire.

Tel est l’état nécessaire d’une monarchie conquérante ; un luxe affreux dans la capitale, la misere dans les provinces qui s’en éloignent, l’abondance aux extrémités. Il en est comme de notre planete ; le feu est au centre, la verdure à la surface, une terre aride, froide & stérile, entre les deux.