Esprit des lois (1777)/L11/C16

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CHAPITRE XVI.

De la puissance législative dans la république Romaine.


On n’avoit point de droit à se disputer sous les décemvirs : mais quand la liberté revint, on vit les jalousies renaître : tant qu’il resta quelques privileges aux patriciens, les plébéiens les leur ôterent.

Il y auroit eu peu de mal, si les plébéiens s’étoient contentés de priver les patriciens de leurs prérogatives, & s’ils ne les avoient pas offensés dans leur qualité même de citoyens. Lorsque le peuple étoit assemblé par curies ou par centuries, il étoit composé de sénateurs, de patriciens & de plébéiens. Dans les disputes, les plébéiens gagnerent ce point[1], que seuls, sans les patriciens & sans le sénat, ils pourroient faire des lois qu’on appela plébiscites ; & les comices où on les fit, s’appelerent comices par tribus. Ainsi il y eut des cas où les patriciens[2] n’eurent point de part à la puissance législative, &[3] où ils furent soumis à la puissance législative d’un autre corps de l’état. Ce fut un délire de la liberté. Le peuple, pour établir la démocratie, choqua les principes mêmes de la démocratie. Il sembloit qu’une puissance aussi exorbitante, auroit dû anéantir l’autorité du sénat : mais Rome avoit deux institutions admirables. Elle en avoit deux sur-tout ; par l’une, la puissance législative du peuple étoit réglée par l’autre, elle étoit bornée.

Les censeurs, & avant eux les consuls[4], formoient & créoient, pour ainsi dire, tous les cinq ans le corps du peuple ; ils exerçoient la législation sur le corps même qui avoit la puissance législative. « Tiberius-Gracchus, censeur, dit Cicéron, transféra les affranchis dans les tribus de la ville, non par la force de son éloquence, mais par une parole & par un geste : & s’il ne l’eût pas fait, cette république, qu’aujourd’hui nous soutenons à peine, nous ne l’aurions plus ».

D’un autre côté, le sénat avoit le pouvoir d’ôter, pour ainsi dire, la république des mains du peuple, par la création d’un dictateur, devant lequel le souverain baissoit la tête, & les lois les plus populaires restoient dans le silence[5].


  1. Denys d’Halicarnasse, liv. XI, pag. 725.
  2. Par les lois sacrées, les plébéiens purent faire des plébiscites, seuls, & sans que les patriciens fussent admis dans leur assemblée ; Denys d’Halicarnasse, liv. VI, p. 410 ; & liv. VII, p. 430.
  3. Par la loi faite après l’expulsion des décemvirs, les patriciens furent soumis aux plébiscites, quoiqu’ils n’eussent pu y donner leur voix. Tite-Live, liv. III ; & Denys d’Halicarnasse, liv. XI, p. 725 ; & cette loi fut confirmée par celle de Publius Philo, dictateur, l’an de Rome 416. Tite-Live, liv. VIII.
  4. L’an 312 de Rome, les consuls faisoient encore le cens, comme il paroît par Denys d’Halicarnasse, liv. XI.
  5. Comme celles qui permettoient d’appeler au peuple des ordonnances de tous les magistrats.