Esprit des lois (1777)/L11/C18

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CHAPITRE XVIII.

De la puissance de juger, dans le gouvernement de Rome.


La puissance de juger fut donnée au peuple, au sénat, aux magistrats, à de certains juges. Il faut voir comment elle fut distribuée. Je commence par les affaires civiles.

Les consuls[1] jugerent après les rois, comme les préteurs jugerent après les consuls. Servius Tullius s’étoit dépouillé du jugement des affaires civiles ; les consuls ne les jugerent pas non plus, si ce n’est dans des cas très-rares[2], que l’on appella, pour cette raison, extraordinaires[3]. Ils se contenterent de nommer les juges, & de former les tribunaux qui devoient juger. Il paroît, par le discours d’Appius Claudius dans Denys d’Halicarnasse[4], que dès l’an de Rome 259, ceci étoit regardé comme une coutume établie chez les Romains ; & ce n’est pas la faire remonter bien haut, que de la rapporter à Servius Tullius.

Chaque année, le préteur formoit une liste[5] ou tableau de ceux qu’il choisissoit pour faire la fonction de juges pendant l’année de sa magistrature. On en prenoit le nombre suffisant pour chaque affaire. Cela se pratique à peu près de même en Angleterre. Et ce qui étoit très-favorable à la[6] liberté, c’est que le préteur prenoit les juges du consentement[7] des parties. Le grand nombre de récusations que l’on peut faire aujourd’hui en Angleterre, revient à peu près à cet usage.

Ces juges ne décidoient que des questions de fait[8] : par exemple, si une somme avoit été payée, ou non ; si une action avoit été commise, ou non. Mais pour les questions de droit[9], comme elles demandoient une certaine capacité, elles étoient portées au tribunal des centumvirs[10].

Les rois se réserverent le jugement des affaires criminelles, & les consuls leur succéderent en cela. Ce fut en conséquence de cette autorité, que le consul Brutus fit mourir ses enfans & tous ceux qui avoient conjuré pour les Tarquins. Ce pouvoir étoit exorbitant. Les consuls ayant déjà la puissance militaire, ils en portoient l’exercice même dans les affaires de la ville ; & leurs procédés dépouillés des formes de la justice, étoient des actions violentes, plutôt que des jugemens.

Cela fit faire la loi Valérienne, qui permit d’appeler au peuple de toutes les ordonnances des consuls qui mettoient en péril la vie d’un citoyen. Les Consuls ne purent plus prononcer une peine capitale contre un citoyen Romain, que par la volonté du peuple[11].

On voit dans la premiere conjuration pour le retour des Tarquins, que le consul Brutus juge les coupables ; dans la seconde, on assemble le sénat & les comices pour juger[12].

Les lois qu’on appella sacrées, donnerent aux plébéiens des tribuns, qui formerent un corps qui eut d’abord des prétentions immenses. On ne sait quelle fut plus grande, ou dans les plébéiens la lâche hardiesse de demander, ou dans le sénat la condescendance & la facilité d’accorder. La loi Valérienne avoit permis les appels au peuple ; c’est-à-dire, au peuple composé de sénateurs, de patriciens & de plébéiens. Les plébéiens établirent que ce seroit devant eux que les appellations seroient portées. Bientôt on mit en question, si les plébéiens pourroient juger un patricien ; cela fut le sujet d’une dispute, que l’affaire de Coriolan fit naître, & qui finit avec cette affaire. Coriolan, accusé par les tribuns devant le peuple, soutenoit, contre l’esprit de la loi Valérienne, qu’étant patricien, il ne pouvoit être jugé que par les consuls : les plébéiens, contre l’esprit de la même loi, prétendirent qu’il ne devoit être jugé que par eux seuls, & ils le jugerent.

La loi des douze tables modifia ceci. Elle ordonna qu’on ne pourroit décider de la vie d’un citoyen, que dans les grands états du peuple[13]. Ainsi le corps des plébéiens, ou ce qui est la même chose, les comices par tribus ne jugerent plus que les crimes dont la peine n’étoit qu’une amende pécuniaire. Il falloit une loi pour infliger une peine capitale : pour condamner à une peine pécuniaire, il ne falloit qu’un plébiscite.

Cette disposition de la loi des douzes tables fut très-sage. Elle forma une conciliation admirable entre le corps des plébéiens & le sénat. Car, comme la compétence des uns & des autres dépendit de la grandeur de la peine & de la nature du crime, il fallut qu’ils se concertassent ensemble.

La loi Valérienne ôta tout ce qui restoit à Rome du gouvernement qui avoit du rapport à celui des rois Grecs des temps héroïques. Les consuls se trouverent sans pouvoir pour la punition des crimes. Quoique tous les crimes soient publics il faut pourtant distinguer ceux qui intéressent plus les citoyens entr’eux, de ceux qui intéressent plus l'état dans le rapport qu'ils a avec un citoyen. Les premiers sont appellés privés, les seconds sont les crimes publics. Le peuple jugea lui-même les crimes publics ; & à l’égard des privés, il nomma pour chaque crime, par une commission particuliere, un questeur, pour en faire la poursuite. C’étoit souvent un des magistrats, quelquefois un homme privé, que le peuple choisissoit. On l’appeloit questeur du parricide. Il en est fait mention dans la loi des douze tables[14].

Le questeur nommoit ce qu’on appelloit le juge de la question, qui tiroit au sort les juges, formoit le tribunal, & présidoit sous lui au jugement[15].

Il est bon de faire remarquer ici la part que prenoit le sénat dans la nomination du questeur, afin que l’on voie comment les puissance étoient à cet égard balancées. Quelquefois le sénat faisoit élire un dictateur, pour faire la fonction de questeur[16] ; quelquefois il ordonnoit que le peuple seroit convoqué par un tribun, pour qu’il nommât un questeur[17] ; enfin le peuple nommoit quelquefois un magistrat, pour faire son rapport au sénat sur un certain crime, & lui demander qu’il donnât un questeur, comme on voit dans le jugement de Lucius Scipion[18], dans Tite-Live[19].

L’an de Rome 604, quelques-unes de ces commissions furent rendues permanentes[20]. On divisa peu à peu toutes les matieres criminelles en diverses parties, qu’on appella des questions perpétuelles. On créa divers préteurs, & on attribua à chacun d’eux quelqu’une de ces questions. On leur donna, pour un an, la puissance de juger les crimes qui en dépendoient ; & ensuite ils alloient gouverner leur province.

A Carthage, le sénat des cent étoit composé de juges qui étoient pour la vie[21]. Mais à Rome, les préteurs étoient annuels ; & les juges n’étoient pas même pour un an, puisqu’on les prenoit pour chaque affaire. On a vu, dans le chapitre VI de ce livre, combien, dans de certains gouvernemens, cette disposition étoit favorable à la liberté.

Les juges furent pris dans l’ordre des sénateurs, jusqu’au temps des Gracques. Tiberius Gracchus fit ordonner qu’on les prendroit dans celui des chevaliers ; changement si considérable, que le tribun se vanta d’avoir, par une seule rogation, coupé les nerfs de l’ordre des sénateurs.

Il faut remarquer que les trois pouvoirs peuvent être bien distribués par rapport à la liberté de la constitution, quoiqu’ils ne le soient pas si bien dans le rapport avec la liberté du citoyen. A Rome, le peuple ayant la plus grande partie de la puissance législative, une partie de la puissance exécutrice, & une partie de la puissance de juger, c’étoit un grand pouvoir qu’il falloit balancer par un autre. Le sénat avoit bien une partie de la puissance exécutrice ; il avoit quelque branche de la puissance législative[22] ; mais cela ne suffisoit pas pour contrebalancer le peuple. Il falloit qu’il eût part à la puissance de juger ; & il y avoit part, lorsque les juges étoient choisis parmi les sénateurs. Quand les Gracques priverent les sénateurs de la puissance de juger[23], le sénat ne put plus résister au peuple. Ils choquerent donc la liberté de la constitution, pour favoriser la liberté du citoyen ; mais celle-ci se perdit avec celle-là.

Il en résulta des maux infinis. On changea la constitution dans un temps où, dans le feu des discordes civiles, il y avoit à peine une constitution. Les chevaliers ne furent plus cet ordre moyen qui unissoit le peuple au sénat ; & la chaîne de la constitution fut rompue.

Il y avoit même des raisons particulieres qui devoient empêcher de transporter les jugemens aux chevaliers. La constitution de Rome étoit fondée sur ce principe, que ceux-là devoient être soldats, qui avoient assez de bien pour répondre de leur conduite à la république. Les chevaliers, comme les plus riches, formoient la cavalerie des légions. Lorsque leur dignité fut augmentée, ils ne voulurent plus servir dans cette milice ; il fallut lever une autre cavalerie ; Marius prit toute sorte de gens dans les légions, & la république fut perdue[24].

De plus, les chevaliers étoient les traitans de la république ; ils étoient avides ; ils semoient les malheurs dans les malheurs, & faisoient naître les besoins publics des besoins publics. Bien loin de donner à de telles gens la puissance de juger, il auroit fallu qu’ils eussent été sans cesse sous les yeux des juges. Il faut dire cela à la louange des anciennes lois Françoises ; elles ont stipulé avec les gens d’affaires, avec la méfiance que l’on garde à des ennemis. Lorsqu’à Rome les jugemens furent transportés aux traitans, il n’y eut plus de vertu, plus de police, plus de lois, plus de magistrature, plus de magistrats.

On trouve une peinture bien naïve de ceci, dans quelque fragment de Diodore de Sicile & de Dion. « Mutius Scévola, dit Diodore[25], voulut rappeller les anciennes mœurs, & vivre de son bien propre avec frugalité & intégrité. Car ses prédécesseurs ayant fait une société avec les traitans, qui avoient pour lors les jugemens à Rome, ils avoient rempli la province de toutes sortes de crimes. Mais Scévola fit justice des publicains, & fit mener en prison ceux qui y traînoient les autres.

Dion nous dit[26], que Publius Rutilius, son lieutenant, qui n’étoit pas moins odieux aux chevaliers, fut accusé à son tour d’avoir reçu des présens, & fut condamné à une amende. Il fit sur le champ cession de biens. Son innocence parut, en ce qu’on lui trouva beaucoup moins de bien qu’on ne l’accusoit d’en avoir volé, & il montroit les titres de sa propriété ; il ne voulut plus rester dans la ville avec de telles gens.

Les Italiens, dit encore Diodore[27], achetoient en Sicile des troupes d’esclaves pour labourer leurs champs, & avoir soin de leurs troupeaux ; ils leur refusoient la nourriture. Ces malheureux étoient obligés d’aller voler sur les grands chemins, armés de lances & de massues, couverts de peaux de bêtes, de grands chiens autour d’eux. Toute la province fut dévastée, & les gens du pays ne pouvoient dire avoir en propre, que ce qui étoit dans l’enceinte des villes. Il n’y avoit ni proconsul, ni préteur, qui pût ou voulût s’opposer à ce désordre, & qui osât punir ces esclaves, parce qu’ils appartenoient aux chevaliers qui avoient à Rome les jugemens[28]. Ce fut pourtant une des causes de la guerre des esclaves. Je ne dirai qu’un mot : Une profession qui n’a ni ne peut avoir d’objet que le gain ; une profession qui demandoit toujours, & à qui on ne demandoit rien ; une professions sourde & inexorable, qui appauvrissoit les richesses & la misere même, ne devoit point avoir à Rome les jugemens.


  1. On ne peut douter que les consuls, avant la création des préteurs, n’eussent eu les jugemens civils. Voyez Tite-Live, premiere décade, liv. II. p. 19. Denys d’Halicarnasse, liv. X. p. 627 ; & même livre, p. 645.
  2. Souvent les tribuns jugerent seuls ; rien ne les rendit plus odieux. Denys d’Halicarnasse, livre XI. pag. 700
  3. Judicia extraordinaria. Voyez les institutes, liv. IV.
  4. Liv. VI. pag. 360.
  5. Album judicium.
  6. « Nos ancêtres n’ont pas voulu, dit Cicéron, pro Cluentio, qu’un homme dont les parties ne seroient pas convenues, pût être juge, non seulement de la réputation d’un citoyen, mais même de la moindre affaire pécuniaire. »
  7. Voyez dans les fragmens de la loi Servilienne, de la Cornélienne, & autres, de quelle maniere ces lois donnoient des juges dans les crimes qu’elles se proposoient de punir. Souvent ils étoient pris par choix, quelquefois par le sort, ou enfin par le sort mêlé avec le choix.
  8. Séneque, de benef. liv. III. ch. VII. in fine.
  9. Voyez Quintilien, liv. IV. p. 54. in-fol. édit. de Paris, 1541.
  10. Leg. 2. §. 24. ss de orig. jur. Des magistrats appellés décemvirs présidoient au jugement, le tout sous la direction d’un préteur.
  11. Quoniam de capite civis Romani, in jussu populi Romani, non erat permissum consulibus jus dicere. Voyez Pomponius, leg. 2. § 16. ss de orig. Jur.
  12. Denys d’Halicarnasse, liv. V. p. 322.
  13. Les comices par centuries. Aussi Manliux Capitolinus fut-il jugé dans ces comices. Tite-Live, décade premiere, liv. VI. P. 68.
  14. Dit Pomponius, dans la loi 2. au digeste de orig. jur.
  15. Voyez un fragment d'Ulpien, qui en rapporter un autre de la loi Cornelienne : on le trouve dans la collation des lois Mosaiques & Romaines, titul. I. de sicariss & homicidus.
  16. Cela avoit sur-tout lieu dans les crimes commis en Italie, où le sénat avoit une principale inspection. Voyez Tite-Live, premiere décade, liv. IX. sur les conjurations de Capoue.
  17. Cela fut ainsi dans la poursuite de la mort de Posthumius, l’an 340 de Rome. Voyez Tite-Live
  18. Ce jugement fut rendu l’an de Rome 567.
  19. Liv. VIII.
  20. Cicéron, in Bruto.
  21. Cela se prouve par Tite-Live, liv. XLIII, qui dit qu’Annibal rendit leur magistrature annuelle.
  22. Les senatus-consultes avoient force pendant un an, quoiqu’ils ne fussent pas confirmés par le peuple. Denys d’Halicarnasse, liv. IX. pag. 595. & liv. XI. pag. 735.
  23. En l’an 630.
  24. Capite censos plerosque. Salluste, guerre de Iugurtha.
  25. Fragment de cet auteur, liv. XXXVI, dans le recueil de Constantin Porphyrogenete, des vertus & des vices.
  26. Fragment de son histoire, tirée de l’extrait des vertus & des vices.
  27. Fragment du liv. XXXIV, dans l’extrait des vertus & des vices.
  28. Penes quos Romæ cùm judicia erant, atque ex equestri ordine solerent sortitò judices elegi in cassâ prætorum & proconsulum, quibus post administratum provinciam dies dicta erat.