Esprit des lois (1777)/L12/C5

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CHAPITRE V.

De certaines accusations qui ont particuliérement besoin de modération & de prudence.


Maxime importante : il faut être très-circonspect dans la poursuite de la magie & de l’hérésie. L’accusation de ces deux crimes peut extrêmement choquer la liberté, & être la source d’une infinité de tyrannies, si le législateur ne sait la borner. Car, comme elle ne porte pas directement sur les actions d’un citoyen, mais plutôt sur l’idée que l’on s’est faite de son caractere, elle devient dangereuse à proportion de l’ignorance du peuple ; & pour lors un citoyen est toujours en danger, parce que la meilleure conduite du monde, la morale la plus pure, la pratique de tous les devoirs, ne sont pas des garants contre les soupçons de ces crimes.

Sous Manuel Comnene, le protestator[1] fut accusé d’avoir conspiré contre l’empereur, & de s’être servi pour cela de certains secrets qui rendent les hommes invisibles. Il est dit dans la vie de cet empereur[2] que l’on surprit Aaron lisant un livre de Salomon, dont la lecture faisoit paraître des légions de démons. Or en supposant dans la magie une puissance qui arme l’enfer, & en partant de-là, on regarde celui que l’on appelle un magicien, comme l’homme du monde le plus propre à troubler & à renverser la société, & l’on est porté à le punir sans mesure.

L’indignation croît, lorsque l’on met dans la magie le pouvoir de détruire la religion. L’histoire de Constantinople[3] nous apprend, que sur une révélation qu’avoit eue un évêque, qu’un miracle avoit cessé à cause de la magie d’un particulier, lui & son fils furent condamnés à mort. De combien de choses prodigieuses ce crime ne dépendoit-il pas ? Qu’il ne soit pas rare qu’il y ait des révélations ; que l’évêque en ait eu une ; qu’elle fût véritable ; qu’il y eût un miracle ; que ce miracle eût cessé ; qu’il y eût de la magie ; que la magie pût renverser la religion ; que ce particulier fût magicien ; qu’il eût fait enfin cet acte de magie.

L’empereur Théodore Lascaris attribuoit la maladie à la magie. Ceux qui en étoient accusés n’avoient d’autre ressource que de manier un fer chaud sans se brûler. Il auroit été bon chez les Grecs d’être magicien, pour se justifier de la magie. Tel étoit l’excès de leur idiotisme, qu’au crime du monde le plus incertain, il joignoient les preuves les plus incertaines.

Sous le regne de Philippe-le-Long, les Juifs furent chassés de France, accusés d’avoir empoisonné les fontaines par le moyen des lépreux. Cette absurde accusation doit bien faire douter de toutes celles qui sont fondées sur la haine publique.

Je n’ai point dit ici qu’il ne falloit point punir l’hérésie ; je dis qu’il faut être très-circonspect à la punir.


  1. Nicetas, vie de Manuel Comnene, liv. IV.
  2. Ibid.
  3. Histoire de l’empereur Maurice, par Théophylacte, chap. XI.