Esprit des lois (1777)/L23/C24

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CHAPITRE XXIV.

Changemens arrivés en Europe, par rapport au nombre des habitans.


Dans l’état où étoit l’Europe, on n’auroit pas cru qu’elle pût se rétablir ; sur-tout lorsque, sous Charlemagne, elle ne forma plus qu’un vaste empire. Mais par la nature du gouvernement d’alors, elle se partagea en une infinité de petites souverainetés. Et comme un seigneur résidoit dans son village ou dans sa ville ; qu’il n’étoit grand, riche, puissant, que dis-je ? qu’il n’étoit en sureté que par le nombre de ses habitans, chacun s’attacha avec une attention singuliere à faire fleurir son petit pays : ce qui réussit tellement, que, malgré les irrégularités du gouvernement, le défaut des connoissances qu’on a acquises depuis sur le commerce, le grand nombre de guerres & de querelles qui s’éleverent sans cesse, il y eut dans la plupart des contrées d’Europe plus de peuple qu’il n’y en a aujourd’hui.

Je n’ai pas le temps de traiter à fond cette matiere : mais je citerai les prodigieuses armées des croisés, composées de gens de toute espece. M. Pusendorf dit[1], que sous Charles IX, il y avoit vingt millions d’hommes en France.

Ce sont les perpétuelles réunions de plusieurs petits états, qui ont produit cette diminution. Autrefois chaque village de France étoit une capitale, il n’y en a aujourd’hui qu’une grande : chaque partie de l’état étoit un centre de puissance ; aujourd’hui tout se rapporte à un centre ; & ce centre est pour ainsi dire l’état même.


  1. Hist. De l’univ. Ch. V. de la France.