Esprit des lois (1777)/L23/C28

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CHAPITRE XXVIII.

Comment on peut remédier à la dépopulation.


Lorsqu’un état se trouve dépeuplé par des accidens particuliers, des guerres, des pestes, des famines, il y a des ressources. Les hommes qui restent peuvent conserver l’esprit de travail & d’industrie ; ils peuvent chercher à réparer leurs malheurs, & devenir plus industrieux par leur calamité même. Le mal presqu’incurable est lorsque la dépopulation vient de longue main, par un vice intérieur & un mauvais gouvernement. Les hommes y ont péri par une maladie insensible & habituelle : nés dans la langueur & dans la misere, dans la violence ou les préjugés du gouvernement, ils se sont vus détruire, souvent sans sentir les causes de leur destruction. Les pays désolés par le despotisme, ou par les avantages excessifs du clergé sur les laïques, en sont deux grands exemples.

Pour rétablir un état ainsi dépeuplé, on attendroit en vain des secours des enfans qui pourroient naître. Il n’est plus temps ; les hommes dans leurs déserts sont sans courage & sans industrie. Avec des terres pour nourrir un peuple, on a à peine de quoi nourrir une famille. Le bas peuple dans ces pays n’a pas même de part à leur misere, c’est-à-dire, aux friches dont ils sont remplis. Le clergé, le prince, les villes, les grands, quelques citoyens principaux, sont devenus insensiblement propriétaires de toute la contrée : elle est inculte ; mais les familles détruites leur en ont laissé les pâtures, & l’homme de travail n’a rien.

Dans cette situation, il faudroit faire dans toute l’étendue de l’empire ce que les Romains faisoient dans une partie du leur : pratiquer, dans la disette des habitans, ce qu’ils observoient dans l’abondance ; distribuer des terres à toutes les familles qui n’ont rien ; leur procurer les moyens de les défricher & de les cultiver. Cette distribution devroit se faire à mesure qu’il y auroit un homme pour la recevoir ; de sorte qu’il n’y eût point de moment perdu pour le travail.