Esprit des lois (1777)/L24/C19

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CHAPITRE XIX.

Que c’est moins la vérité ou la fausseté d’un dogme, qui le rend utile ou pernicieux aux hommes dans l’état civil, que l’usage ou l’abus que l’on en fait.


Les dogmes les plus vrais & les plus saints peuvent avoir de très-mauvaises conséquences, lorsqu’on ne les lie pas avec les principes de la société ; & au contraire, les dogmes les plus faux en peuvent avoir d’admirables, lorsqu’on sait qu’ils se rapportent aux mêmes principes.

La religion de Confucius[1] nie l’immortalité de l’ame ; & la secte de Zénon ne la croyoit pas. Qui le diroit ? ces deux sectes ont tiré de leurs mauvais principes des conséquences, non pas justes, mais admirables pour la société. La religion des Tao & des Foë croit l’immortalité de l’ame : mais de ce dogme si saint, ils ont tiré des conséquences affreuses.

Presque par tout le monde & dans tous les temps, l’opinion de l’immortalité de l’ame mal prise a engagé les femmes, les esclaves, les sujets, les amis, à se tuer, pour aller servir dans l’autre monde l’objet de leur respect ou de leur amour. Cela étoit ainsi dans les Indes occidentales ; cela étoit ainsi chez les Danois[2] ; & cela est encore aujourd’hui au Japon[3], à Macassar[4] & dans plusieurs autres endroits de la terre.

Ces coutumes émanent moins directement du dogme de l’immortalité de l’ame, que de celui de la résurrection des corps ; d’où l’on a tiré cette conséquence, qu’après la mort un même individu auroit les mêmes besoins, les mêmes sentimens, les mêmes passions. Dans ce point de vue, le dogme de l’immortalité de l’ame affecte prodigieusement les hommes ; parce que l’idée d’un simple changement de demeure est plus à la portée de notre esprit, & flatte plus notre cœur, que l’idée d’une modification nouvelle.

Ce n’est pas assez pour une religion d’établir un dogme ; il faut encore qu’elle le dirige. C’est ce qu’a fait admirablement bien la religion Chrétienne à l’égard des dogmes dont nous parlons : elle nous fait espérer un état que nous croyons, non pas un état que nous sentions ou que nous connoissions : tout, jusqu’à la résurrection des corps, nous mene à des idées spirituelles.


  1. Un philosophe Chinois argumente ainsi contre la doctrine de Foë. « Il est dit dans un livre de cette secte, que notre corps est notre domicile, & l’ame l’hôtesse immortelle qui y loge ; mais si le corps de nos parens n’est qu’un logement, il est naturel de le regarder avec le même mépris qu’on a pour un amas de boue & de terre. N’est-ce pas vouloir arracher du cœur la vertu de l’amour des parens ? Cela porte de même à négliger le soin du corps, & à lui refuser la compassion & l’affection si nécessaires pour sa conservation : ainsi les disciples de Foë se tuent à milliers. » Ouvrage d’un philosophe Chinois, dans le recueil du Pere du Halde, tom. III. p. 52.
  2. Voyez Thomas Bartholin, antiquités Danoises.
  3. Relation du Japon, dans le recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes.
  4. Mémoires de Forbin.