Esprit des lois (1777)/L24/C3

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CHAPITRE III.

Que le gouvernement modéré convient mieux à la religion Chrétienne, & le gouvernement despotique à la Mahométane.


La religion Chrétienne est éloignée du pur despotisme : c’est que la douceur étant si recommandée dans l’Évangile, elle s’oppose à la colere despotique avec laquelle le prince se feroit justice, & exerceroit ses cruautés.

Cette religion défendant la pluralité des femmes, les princes y sont moins renfermés, moins séparés de leurs sujets, & par conséquent plus hommes ; ils sont plus disposés à se faire des lois, & plus capables de sentir qu’ils ne peuvent pas tout.

Pendant que les princes Mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion chez les Chrétiens rend les princes moins timides, & par conséquent moins cruels. Le prince compte sur ses sujets, & les sujets sur le prince. Chose admirable ! la religion Chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.

C’est la religion Chrétienne, qui, malgré la grandeur de l’empire & le vice du climat, a empêché le despotisme de s’établir en Éthiopie, & a porté au milieu de l’Afrique les mœurs de l’Europe & ses lois.

Le prince héritier d’Éthiopie jouit d’une principauté, & donne aux autres sujets l’exemple de l’amour & de l’obéissance. Tout près de là, on voit le Mahométisme faire enfermer les enfans du[1] roi de Sennar : à sa mort, le conseil les envoie égorger, en faveur de celui qui monte sur le trône.

Que d’un côté l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois & des chefs Grecs & Romains, & de l’autre la destruction des peuples & des villes par ces mêmes chefs ; Thimur & Gengiskan, qui ont dévasté l’Asie ; & nous verrons que nous devons au Christianisme, & dans le gouvernement un certain droit politique, & dans la guerre un certain droit des gens, que la nature humaine ne sauroit assez reconnoître.

C’est ce droit des gens qui fait que, parmi nous, la victoire laisse aux peuples vaincus ces grandes choses, la vie, la liberté, les lois, les biens, & toujours la religion, lorsqu’on ne s’aveugle pas soi-même.

On peut dire que les peuples de l’Europe ne sont pas aujourd’hui plus désunis que ne l’étoient, dans l’empire Romain devenu despotique & militaire, les peuples & les armées, ou que ne l’étoient les armées entr’elles : d’un côté, les armées se faisoient la guerre ; & de l’autre, on leur donnoit le pillage des villes, & le partage ou la confiscation des terres.


  1. Relation d’Éthiopie par le sieur Ponce, médecin, au quatrieme recueil des lettres édifiantes.