Esprit des lois (1777)/L26/C9

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CHAPITRE IX.

Que les choses qui doivent être réglées par les principes du droit civil, peuvent rarement l’être par les principes des lois de la religion.


Les lois religieuses ont plus de sublimité, les lois civiles ont plus d’étendue.

Les lois de perfection tirées de la religion ont plus pour objet la bonté de l’homme qui les observe, que celle de la société dans laquelle elles sont observées : les lois civiles, au contraire, ont plus pour objet la bonté morale des hommes en général, que celle des individus.

Ainsi, quelque respectables que soient les idées qui naissent immédiatement de la religion, elles ne doivent pas toujours servir de principe aux lois civiles ; parce que celles-ci en ont un autre, qui est le bien général de la société.

Les Romains firent des réglemens pour conserver dans la république les mœurs des femmes ; c’étoient des institutions politiques. Lorsque la monarchie s’établit, ils firent là-dessus des lois civiles, & ils les firent sur les principes du gouvernement civil. Lorsque la religion Chrétienne eut pris naissance, les lois nouvelles que l’on fit eurent moins de rapport à la bonté générale des mœurs, qu’à la sainteté du mariage ; on considéra moins l’union des deux sexes dans l’état civil, que dans un état spirituel.

D’abord, par la loi[1] Romaine, un mari qui ramenoit sa femme dans sa maison après la condamnation d’adultere, fut puni comme complice de ses débauches. Justinien[2], dans un autre esprit, ordonna qu’il pourroit pendant deux ans l’aller reprendre dans le monastere.

Lorsqu’une femme qui avoit son mari à la guerre, n’entendoit plus parler de lui, elle pouvoit dans les premiers temps aisément se remarier, parce qu’elle avoit entre ses mains le pouvoir de faire divorce. La loi de Constantin[3] voulut qu’elle attendît quatre ans, après quoi elle pouvoit envoyer le libelle de divorce au chef ; & si son mari revenoit, il ne pouvoit plus l’accuser d’adultere. Mais Justinien[4] établit que, quelque temps qui se fût écoulé depuis le départ du mari, elle ne pouvoit se remarier, à moins que, par la déposition & le serment du chef, elle ne prouvât la mort de son mari : Justinien avoit en vue l’indissolubilité du mariage ; mais on peut dire qu’il l’avoit trop en vue. Il demandoit une preuve positive, lorsqu’une preuve négative suffisoit ; il exigeoit une chose très-difficile, de rendre compte de la destinée d’un homme éloigné & exposé à tant d’accidens ; il présumoit un crime, c’est-à-dire, la désertion du mari, lorsqu’il étoit si naturel de présumer sa mort. Il choquoit le bien public, en laissant une femme sans mariage ; il choquoit l’intérêt particulier, en l’exposant à mille dangers.

La loi de Justinien[5] qui mit parmi les causes de divorce le consentement du mari & de la femme d’entrer dans le monastere, s’éloignoit entiérement des principes des lois civiles. Il est naturel que des causes de divorce tirent leur origine de certains empêchemens qu’on ne devoit pas prévoir avant le mariage : mais ce désir de garder la chasteté pouvoit être prévu, puisqu’il est en nous. Cette loi favorise l’inconstance, dans un état qui de sa nature est perpétuel ; elle choque le principe fondamental du divorce, qui ne souffre la dissolution d’un mariage que dans l’espérance d’un autre ; enfin à suivre même les idées religieuses, elle ne fait que donner des victimes à Dieu sans sacrifice.


  1. Leg. XI, §. ult. ff. ad leg. Jul. de adult.
  2. Nov. 134, coll. 9, ch. x, tit. 170.
  3. Leg. VII, cod. de repudiis & judicio de moribus sublato.
  4. Auth. Hodie quantiscumque, cod. de repud.
  5. Auth. Quòd hodie, cod. de repud.