Esprit des lois (1777)/L28/C18

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CHAPITRE XVIII.

Comment la preuve par le combat s’étendit.


On pourroit conclure de la lettre d’Agobart à Louis le débonnaire, que la preuve par le combat n’étoit point en usage chez les Francs, puisqu’après avoir remontré à ce prince les abus de la loi de Gondebaud, il[1] demande qu’on juge en Bourgogne les affaires par la loi des Francs. Mais comme on fait d’ailleurs que dans ce temps-là le combat judiciaire étoit en usage en France, on a été dans l’embarras. Cela s’explique par ce que j’ai dit ; la loi des Francs Saliens n’admettoit point cette preuve, & celle des Francs Ripuaires[2] la recevoit.

Mais, malgré les clameurs des ecclésiastiques, l’usage du combat judiciaire s’étendit tous les jours en France ; & je vais prouver tout-à-l’heure que ce furent eux-mêmes qui y donnerent lieu en grande partie.

C’est la loi des Lombards qui nous fournit cette preuve. « Il s’étoit introduit depuis long temps une détestable coutume (est-il dit dans le préambule de la constitution[3] d’Othon II) ; c’est que si la charte de quelque héritage étoit attaqué de faux, celui qui la présentoit faisoit serment sur les évangiles qu’elle étoit vraie ; & sans aucun jugement préalable, il se rendoit propriétaire de l’héritage : ainsi les parjures étoient sûrs d’acquérir ». Lorsque l’empereur Othon I. se fit couronner à Rome[4], le pape Jean XII. tenant un concile, tous les seigneurs[5] d’Italie s’écrierent qu’il falloit que l’empereur fît une loi pour corriger cet indigne abus. Le pape & l’empereur jugerent qu’il falloit renvoyer l’affaire au concile qui devoit se tenir peu de temps[6] après à Ravenne. Là les seigneurs firent les mêmes demandes, & redoublerent leurs cris ; mais sous prétexte de l’absence de quelques personnes, on renvoya encore une fois cette affaire. Lorsqu’Othon II. & Conrad[7] roi de Bourgogne arriverent en Italie, ils eurent à Véronne[8] un colloque[9] avec les seigneurs d’Italie, & sur leurs instances réitérées, l’empereur, du consentement de tous, fit une loi qui portoit que, quand il y auroit quelque contestation sur des héritages, & qu’une des parties voudroit se servir d’une chartre, & que l’autre soutiendroit qu’elle étoit fausse, l’affaire se décideroit par le combat ; que la même regle s’observeroit lorsqu’il s’agiroit de matieres de fief ; que les églises seroient sujettes à la même loi, & qu’elles combattroient par leurs champions. On voit que la noblesse demanda la preuve par le combat, à cause de l’inconvénient de la preuve introduite dans les églises ; que, malgré les cris de cette noblesse, malgré l’abus qui crioit lui-même, & malgré l’autorité d’Othon qui arriva en Italie pour parler & agir en maître, le clergé tint ferme dans deux conciles ; que le concours de la noblesse & des princes ayant forcé les ecclésiastiques à céder, l’usage du combat judiciaire dut être regardé comme un privilege de la noblesse, comme un rempart contre l’injustice, & une assurance de sa propriété ; & que, dès ce moment, cette pratique dut s’étendre. Et cela se fit dans un temps où les empereurs étoient grands & les papes petits, dans un temps où les Othons vinrent rétablir en Italie la dignité de l’empire.

Je ferai une réflexion qui confirmera ce que j’ai dit ci-dessus, que l’établissement des preuves négatives entraînoit après lui la jurisprudence du combat. L’abus dont on se plaignoit devant les Othons, étoit qu’un homme à qui on objectoit que sa charte étoit fausse, se défendoit par une preuve négative, en déclarant sur les évangiles qu’elle ne l’étoit pas. Que fit-on pour corriger l’abus d’une loi qui avoit été tronquée ? on rétablit l’usage du combat.

Je me suis pressé de parler de la constitution d’Othon II, afin de donner une idée claire des démêlés de ces temps-là entre le clergé & les laïques. Il y avoit eu auparavant une constitution de[10] Lothaire I, qui, sur les mêmes plaintes & les mêmes démêlés, voulant assurer la propriété des biens, avoit ordonné que le notaire jureroit que sa chartre n’étoit pas fausse ; & que, s’il étoit mort, on feroit juger les témoins qui l’avoient signée : mais le mal restoit toujours, il falloit en venir au remede dont je viens de parler.

Je trouve qu’avant ce temps-là, dans des assemblées générales tenues par Charlemagne, la nation lui représenta[11] que dans l’état des choses il étoit très-difficile que l’accusateur ou l’accusé ne se parjurassent, & qu’il valoit mieux rétablir le combat judiciaire : ce qu’il fit.

L’usage du combat judiciaire s’étendit chez les Bourguignons, & celui du serment y fut borné. Théodoric, roi d’Italie, abolit le combat singulier chez les Ostrogoths[12] : les lois de Chaindasuinde & de Recessuinde semblent en avoir voulu ôter jusqu’à l’idée. Mais ces lois furent si peu reçues dans la Narbonnoise, que le combat y étoit regardé comme une prérogative[13] des Goths.

Les Lombards, qui conquirent l’Italie après la destruction des Ostrogoths par les Grecs, y rapporterent l’usage du combat : mais leurs premieres lois le restreignirent[14]. Charlemagne[15], Louis le débonnaire, les Othons, firent diverses constitutions générales, qu’on trouve insérées dans les lois des Lombards, & ajoutées aux lois saliques, qui étendirent le duel, d’abord dans les affaires criminelles, & ensuite dans les civiles. On ne savoit comment faire. La preuve négative par le serment avoit des inconvéniens, celle par le combat en avoit aussi : on changeoit, suivant qu’on étoit plus frappé des uns ou des autres.

D’un côté, les ecclésiastiques se plaisoient à voir, que dans toutes les affaires séculières, on recourût aux églises[16] & aux autels ; & de l’autre, une noblesse fiere aimoit à soutenir ses droits par son épée.

Je ne dis point que ce fut le clergé qui eût introduit l’usage dont la noblesse se plaignoit. Cette coutume dérivoit de l’esprit des lois des barbares, & de l’établissement des preuves négatives. Mais une pratique qui pouvoit procurer l’impunité à tant de criminels, ayant fait penser qu’il falloit se servir de la sainteté des églises pour étonner les coupables & faire pâlir les parjures, les ecclésiastiques soutinrent cet usage & la ptratique à laquelle il étoit joint ; car d’ailleurs ils étoient opposés aux preuves négatives. Nous voyons dans Beaumanoir[17] que ces preuves ne furent jamais admises dans les tribunaux ecclésiastiques ; ce qui contribua sans doute beaucoup à les faire tomber, & à affoiblir la disposition des codes des lois des barbares à cet égard.

Ceci fera encore bien sentir la liaison entre l’usage des preuves négatives & celui du combat judiciaire dont j’ai tant parlé. Les tribunaux laïques les admirent l’un & l’autre, & les tribunaux clercs les rejeterent tous deux.

Dans le choix de la preuve par le combat, la nation suivoit son génie guerrier ; car pendant qu’on établissoit le combat comme un jugement de Dieu, on abolissoit les preuves par la croix, l’eau froide & l’eau bouillante, qu’on avoit regardées aussi comme des jugemens de Dieu.

Charlemagne ordonna que, s’il survenoit quelque différent entre ses enfans, il fût terminé par le jugement de la croix. Louis[18] le débonnaire borna ce jugement aux affaires ecclésiastiques : son fils Lothaire l’abolit dans tous les cas ; il abolit[19] de même la preuve par l’eau froide.

Je ne dis pas, que dans un temps où il y avoit si peu d’usages universellement reçus, ces preuves n’ayent été reproduites dans quelques églises, d’autant plus qu’une chartre[20] de Philippe Auguste en fait mention : mais je dis qu’elles furent de peu d’usage. Beaumanoir[21] qui vivoit du temps de Saint Louis & un peu après, faisant l’énumération des différens genres de preuves, parle de celle du combat judiciaire, & point du tout de celles-là.


  1. Si placerec domino nostro ut eos transferret ad legem Francorum.
  2. Voyez cette loi, tit. 59, §. 4, & tit. 67. §. 5.
  3. Loi des Lombards, liv. II, tit. 55, ch. xxxiv.
  4. L’an 962.
  5. Ab Italiæ proceribus est proclamatum, ut imperator, sanctus mutatâ lege, facinus indignum destrueret. Loi des Lombards, liv. II, tit. 55, ch. xxxiv.
  6. Il fut tenu en l’an 967, en présence du pape Jean XIII. & de l’empereur Othon I.
  7. Oncle d’Othon II, fils de Rodolphe, & roi de la Bourgogne Transjurane.
  8. L’an 988.
  9. Cùm in hoc ab omnibus imperiales aures pulsarentur. Loi des Lombards, liv. II, tit. 55, ch. xxxiv.
  10. Dans la loi des Lombards, liv. II, tit. 55, §. 33. Dans l’exemplaire dont s’est servi M. Muratori, elle est attribuée à l’empereur Guy.
  11. Dans la loi des Lombards, liv. II, tit. 55, §. 23.
  12. Voyez Cassiodore, liv. III, lett. 23 & 24.
  13. In palatio quoque Bera comes Barcinonensis, cùm impeteretur à quodam vocato Sunial, & infidelitatis argueretur, cim eodem secundùm legem propriam, utpotè quia uterque Gothus erat, equestri prælio congressus est & victus. L’auteur incertain de la vie de Louis le débonnaire.
  14. Voyez dans la loi des Lombards, le livre I, tit. 4 ; & tit. 9, §. 23 ; & liv. II, tit. 35, §. 4 & 5 ; & tit. 55, §. I, 2 & 3 : les réglemens de Rotharis ; & au §. 15, celui de Luitprand.
  15. Ibid. liv. II, tit. 55, §. 23.
  16. Les serment judiciaire se faisoit pour lors dans les églises ; & il y avoit dans la premiere race, dans le palais des rois, une chapelle exprès pour les affaires qui s’y jugeoient. Voyez les formules de Marculse, liv. I, chap. xxxviii, les lois des Ripuaires, tit. 59, §. 4 ; tit. 65, §. 5 ; l’histoire de Grégoire de Tours ; le capitulaire de l’an 803, ajouté à la loi salique.
  17. Chapitre xxxix, page 212.
  18. On trouve ces constitutions insérées dans la loi des Lombards & à la suite des lois saliques.
  19. Dans la constitution insérée dans la loi des Lombards, liv. II, tit. 55, §. 31.
  20. De l’an 1200.
  21. Coutume de Beauvoisis, ch. xxxix.