Esprit des lois (1777)/L28/C34

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XXXIV.

Comment la procédure devint secrette.


Les duels avoient introduit une forme de procédure publique ; l’attaque & la défense étoient également connues. « Les témoins, dit Beaumanoir[1], doivent dire leur témoignage devant tous ».

Le commentateur de Boutillier dit avoir appris d’anciens praticiens & de quelques vieux procès écrits à la main, qu’anciennement en France les procès criminels se faisoient publiquement, & en une forme non guere différente des jugemens publics des Romains. Ceci étoit lié avec l’ignorance de l’écriture, commune dans ces temps-là. L’usage de l’écriture arrête les idées, & peut faire établir le secret : mais quand on n’a point cet usage, il n’y a que la publicité de la procédure qui puisse fixer ces mêmes idées.

Et comme il pouvoit y avoir de l’incertitude sur[2] ce qui avoit été jugé par hommes, ou plaidé devant hommes, on pouvoit en rappeller la mémoire toutes les fois qu’on tenoit la cour, par ce qui s’appelloit la procédure par record[3] ; & dans ce cas, il n’étoit pas permis d’appeler les témoins au combat ; car les affaires n’auroient jamais eu de fin.

Dans la suite, il s’introduisit une forme de procéder secrette. Tout étoit public ; tout devint caché ; les interrogatoires, les informations, le récollement, la confrontion, les conclusions de la partie publique ; & c’est l’usage d’aujourd’hui. La premiere forme de procéder convenoit au gouvernement d’alors, comme la nouvelle étoit propre au gouvernement qui fut établi depuis.

Le commentateur de Boutillier fixe à l’ordonnance de 1539 l’époque de ce changement. Je crois qu’il se fit peu à peu, & qu’il passa de seigneurie en seigneurie, à mesure que les seigneurs renoncerent à l’ancienne pratique de juger, & que celle tirée des établissemens de S. Louis vint à se perfectionner. En effet, Beaumanoir[4] dit que ce n’étoit que dans le cas où on pouvoit donner des gages de bataille, qu’on entendoit publiquement les témoins : dans les autres, on les oyoit en secret, & on rédigeoit leurs dépositions par écrit. Les procédures devinrent donc secrettes, lorsqu’il n’y eut plus de gages de bataille.


  1. Chapitre lxi, page 315.
  2. Comme dit Beaumanoir, ch. xxxix. p. 209.
  3. On prouvoit par témoins ce qui s’étoit déjà passé, dit, ou ordonné en justice.
  4. Chapitre xxxix, page 218.