Esprit des lois (1777)/L28/C36

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CHAPITRE XXXVI.

De la partie publique.


Comme, par les lois Saliques & Ripuaires, & par les autres lois des peuples barbares, les peines des crimes étoient pécuniaires ; il n’y avoit point pour lors, comme aujourd’hui parmi nous, de partie publique qui fût chargée de la poursuite des crimes. En effet, tout se réduisoit en réparation de dommages ; toute poursuite étoit en quelque façon civile, & chaque particulier pouvoit la faire. D’un autre côté, le droit Romain avoit des formes populaires pour la poursuite des crimes, qui ne pouvoient s’accorder avec le ministere d’une partie publique.

L’usage des combats judiciaires ne répugnoit pas moins à cette idée ; car, qui auroit être voulu être la partie publique, & se faire champion de tous contre tous ?

Je trouve dans un recueil de formules que M. Muratori a insérées dans les lois des Lombards, qu’il y avoit dans la seconde race un avoué[1] de la partie publique. Mais si on lit le recueil entier de ces formules, on verra qu’il y avoit une différence totale entre ses officiers, & ce que nous appellons aujourd’hui la partie publique, nos procureurs généraux, nos procureurs du roi ou des seigneurs. Les premiers étoient plutôt les agens du public pour la manutention politique & domestique, que pour la manutention civile. En effet, on ne voit point, dans ces formules, qu’ils fussent chargés de la poursuite des crimes, & des affaires qui concernoient les mineurs, les églises, ou l’état des personnes.

J’ai dit que l’établissement d’une partie publique répugnoit à l’usage du combat judiciaire. Je trouve pourtant, dans une de ces formules, un avoué de la partie publique qui a la liberté de combattre. M. Muratori l’a mise à la suite de la constitution[2] d’Henri I. pour laquelle elle a été faite. Il est dit dans cette constitution, que « si quelqu’un tue son pere, son frere, son neveu, ou quelqu’autre de ses parens, il perdra leur succession, qui passera aux autres parens ; & que la sienne propre appartiendra au fisc ». Or c’est pour la poursuite de cette succession dévolue au fisc, que l’avoué de la partie publique, qui en soutenoit les droits, avoit la liberté de combattre : ce cas rentroit dans la regle générale.

Nous voyons, dans ces formules, l’avoué de la partie publique agir contre celui[3] qui avoit pris un voleur, & ne l’avoit pas mené au comte ; contre celui[4] qui avoit fait un soulevement ou une assemblée contre le comte ; contre celui[5] qui avoit sauvé la vie à un homme que le comte lui avoit donné pour le faire mourir ; contre l’avoué des églises[6], à qui le comte avoit ordonné de lui présenter un voleur, & qui n’avoit point obéi ; contre celui[7] qui avoit révélé le secret du roi aux étrangers ; contre celui[8] qui, à main armée, avoit poursuivi l’envoyé de l’empereur ; contre celui[9] qui avoit méprisé les lettres de l’empereur, & il étoit poursuivi par l’avoué de l’empereur, ou par l’empereur lui-même ; contre celui[10] qui n’avoit pas voulu recevoir la monnoie du prince : enfin, cet avoué demandoit les choses que la loi adjugeoit au fisc[11].

Mais dans la poursuite des crimes, on ne voit point d’avoué de la partie publique ; même quand on emploie les duels[12] ; même quand il s’agit d’incendie[13] ; même lorsque le juge est tué sur son tribunal[14] ; même lorsqu’il s’agit de l’état des personnes[15], de la liberté & de la servitude[16].

Ces formules sont faites, non seulement pour les lois des Lombards, mais pour les Capitulaires ajoutés ; ainsi il ne faut pas douter que, sur cette matiere, elles ne nous donnent la pratique de la seconde race.

Il est clair que ces avoués de la partie publique durent s’éteindre avec la seconde race, comme les envoyés du roi dans les provinces ; par la raison qu’il n’y eut plus de loi générale, ni de fisc général ; & par la raison qu’il n’y eut plus de comte dans les provinces, pour tenir les plaids ; & par conséquent plus de ces sortes d’officiers dont la principale fonction étoit de maintenir l’autorité du comte.

L’usage des combats, devenu plus fréquent dans la troisieme race, ne permit pas d’établir une partie publique. Aussi Boutiller, dans sa somme rurale, parlant des officiers de justice, ne cite-t-il que les baillis, hommes féodaux & sergens. Voyez les établissemens[17], & Beaumanoir[18] sur la maniere dont on faisoit les poursuites dans ces temps-là.

Je trouve dans les lois[19] de Jacques II, roi de Majorque, une création de l’emploi de procureur du roi[20], avec les fonctions qu’ont aujourd’hui les nôtres. Il est visible qu’ils ne vinrent qu’après que la forme judiciaire eut changé parmi nous.


  1. Advocatus de parte publicâ.
  2. Voyez cette constitution & cette formule dans le second volume des historiens d’Italie, page 175.
  3. Recueil de Muratori, page 104, sur la loi 88 de Charlemagne, liv. I. tit. 26, §. 78.
  4. Autre formule, Ibid. page 87.
  5. Ibid. page 104.
  6. Ibid. page 95.
  7. Ibid. page 88.
  8. Ibid. page 98.
  9. Ibid. page 132.
  10. Formule, page 132.
  11. Ibid. page 137.
  12. Ibid. page 147.
  13. Ibid.
  14. Ibid. page 168.
  15. Ibid. page 134.
  16. Ibid. page 107.
  17. Livre I. ch. i ; & liv. II. ch. xi & xiii.
  18. Chapitre i. & chap. lxi.
  19. Voyez ces lois dans les vies des Saints du mois de juin, tome III, page 26.
  20. Qui continuè nostram sacram curiam sequi teneatur, instituatur qui facta & causas in ipsâ curiâ promoveat atque prosequatur.