Esprit des lois (1777)/L28/C4

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CHAPITRE IV.

Comment le droit Romain se perdit dans le pays du domaine des Francs, & se conserva dans le pays du domaine des Goths & des Bourguigons.


Les choses que j’ai dites donnerent du jour à d’autres, qui ont été jusqu’ici pleines d’obscurités.

Le pays qu’on appelle aujourd’hui la France, fut gouverné dans la premiere race par la loi Romaine ou le code Théodosien, & par les diverses lois des barbares[1] qui y habitoient.

Dans le pays du domaine des Francs, la loi salique étoit établie pour les Francs, & le code[2] Théodosien pour les Romains. Dans celui du domaine des Wisigoths, une compilation du code Théodosien, faite par l’ordre d’Alaric[3], régla les différens des Romains ; les coutumes de la nation, qu’Euric[4] fit rédiger par écrit, déciderent ceux des Wisigoths. Mais pourquoi les lois saliques acquirent-elles une autorité presque générale dans le pays des Francs ? Et pourquoi le droit Romain s’y perdit-il peu à peu, pendant que, dans le domaine des Wisigoths, le droit Romain s’étendit, & eut une autorité générale ?

Je dis que le droit Romain perdit son usage chez les Francs, à cause des grands avantages qu’il y avoit à être Franc[5], barbare, ou homme vivant sous la loi salique ; tout le monde fut porté à quitter le droit Romain, pour vivre sous la loi salique. Il fut seulement retenu par les ecclésiastiques[6], parce qu’ils n’eurent point d’intérêt à changer. Les différences des conditions & des rangs ne consistoient que dans la grandeur des compositions, comme je le ferai voir ailleurs. Or, des lois[7] particulieres leur donnerent des compositions aussi favorables que celles qu’avoient les Francs : ils garderent donc le droit Romain. Ils n’en recevoient aucun préjudice ; & il leur convenoit d’ailleurs, parce qu’il étoit l’ouvrage des empereurs Chrétiens.

D’un autre côté, dans le patrimoine des Wisigoths, la loi Wisigothe[8] ne donnant aucun avantage civil aux Wisigoths sur les Romains, les Romains n’eurent aucune raison de cesser de vivre sous leur loi pour vivre sous une autre : ils garderent donc leurs lois, & ne prirent point celles des Wisigoths.

Ceci se confirme à mesure qu’on va plus avant. La loi de Gondebaud fut très-impartiale, & ne fut pas plus favorable aux Bourguignons qu’aux Romains. Il paroît, par le prologue de cette loi, qu’elle fut faite pour les Bourguignons, & qu’elle fut faite encore pour régler les affaires qui pourroient naître entre les Romains & les Bourguignons ; et dans ce dernier cas, le tribunal fut mi-parti. Cela étoit nécessaire pour des raisons particulieres, tirées de l’arrangement[9] politique de ces temps-là. Le droit Romain subsista dans la Bourgogne, pour régler les différens que les Romains pourroient avoir entr’eux. Ceux-ci n’eurent point de raison pour quitter leur loi, comme ils en eurent dans le pays des Francs ; d’autant mieux que la loi salique n’étoit point établie en Bourgogne, comme il paroît par la fameuse lettre qu’Agobard écrivit à Louis le débonnaire.

Agobard[10] demandoit à ce prince d’établir la loi salique dans la Bourgogne : elle n’y étoit donc pas établie. Ainsi le droit Romain subsista, & subsiste encore dans tant de provinces qui dépendoient autrefois de ce royaume.

Le droit Romain & la loi Gothe se maintinrent de même dans le pays de l’établissement des Goths : la loi salique n’y fut jamais reçue. Quand Pepin & Charles-Martel en chasserent les Sarrasins, les villes & les provinces qui se soumirent à ces princes[11] demanderent à conserver leurs lois, & l’obtinrent : ce qui, malgré l’usage de ces temps-là où toutes les lois étoient personnelles, fit bientôt regarder le droit Romain comme une loi réelle & territoriale dans ces pays.

Cela se prouve par l’édit de Charles le chauve, donné à Pistes l’an 864, qui[12] distingue les pays dans lesquels on jugeoit par le droit Romain, d’avec ceux où l’on n’y jugeoit pas.

L’édit de Pistes prouve deux choses ; l’une, qu’il y avoit des pays où l’on jugeoit selon la loi Romaine, & qu’il y en avoit où l’on ne jugeoit point selon cette loi ; l’autre, que ces pays où l’on jugeoit par la loi Romaine, étoient précisément[13] ceux où on la suit encore aujourd’hui, comme il paroît par ce même édit : ainsi la distinction des pays de la France coutumiere, & de la France régie par le droit écrit, étoit déjà établie du temps de l’édit de Pistes.

J’ai dit que dans les commencemens de la monarchie, toutes les lois étoient personnelles : ainsi, quand l’édit de Pistes distingue les pays du droit Romain d’avec ceux qui ne l’étoient pas, cela signifie que, dans les pays qui n’étoient point pays de droit Romain, tant de gens avoient choisi de vivre sous quelqu’une des lois des peuples barbares, qu’il n’y avoit presque plus personne dans ces contrées qui choisît de vivre sous la loi Romaine, & que, dans les pays de la loi Romaine, il y avoit peu de gens qui eussent choisi de vivre sous les lois des peuples barbares.

Je sais bien que je dis ici des choses nouvelles : mais si elles sont vraies, elles sont très-anciennes. Qu’importe, après tout, que ce soient moi, les Valois, ou les Bignons, qui les ayent dites ?


  1. Les Francs, les Wisigoths & les Bourguignons.
  2. Il fut fini l’an 438.
  3. La vingtieme année du regne de ce prince, & publiée deux ans après par Anian, comme il paroît par la préface de ce code.
  4. L’an 504 de l’ere de l’Espagne : chronique d’Isidore.
  5. Francum aut barbarum, aut hominem qui salicô lege vivit. Loi salique, tit. 445, §. 1.
  6. Selon la loi Romaine, sous laquelle l’église vit, est-il dit dans la loi des Ripuaires, tit. 58, §. I. Voyez aussi les autorités sans nombre là-dessus, rapportées par M. Ducange, au mot Lex Romana.
  7. Voyez les capitulaires ajoutés à la loi salique dans Lindembroc, à la fin de cette loi, & les divers codes des lois des barbares sur les privileges des ecclésiastiques à cet égard. Voyez aussi la lettre de Charlemagne à Pepin son fils, toi d’Italie, de l’an 807, dans l’édition de Buluze, tome I, page 452, où il est dit qu’un ecclésiastique doit recevoir une composition triple ; & le recueil des capitulaires, liv. V. art. 302, tome I, édition de Baluze.
  8. Voyez cette loi.
  9. J’en parlerai ailleurs liv. XXX, ch. vi, vii, viii & ix.
  10. Agob. opera.
  11. Voyez Gervais de Tilburi, dans le recueil de Duchesne, tome 3, p. 366 : Factâ pactione cum Francis, quòd illic Gothi patriis legibus, moribus paternis vivant. Et sic Narbone sis provincia Pippino subjicitur. Et une chronique de l’an 759, rapportée par Catel, histoire du Languedoc. Et l’auteur incertain de la vie de Louis le débonnaire, sur la demande faite par les peuples de la Septimanie, dans l’assemblée in Carisiaco, dans le recueil de Duchesne, tome II, page 316.
  12. In illâ terrâ in quâ judicia secundùm legem Romanam terminantur, secundùm ipsam legem judicetur ; & in illâ in quâ, &c. art. 16. V. aussi l’art 20.
  13. Voyez l’art. 12 & 16 de l’édit de Pistes, in Cavilono, in Narbonâ, &c.