Esprit des lois (1777)/L28/C45

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CHAPITRE XLV.

Des coutumes de France.


La France étoit régie, comme j’ai dit, par des coutumes non écrites, & les usages particuliers de chaque seigneurie formoient le droit civil. Chaque seigneurie avoit son droit civil, comme le dit Beaumanoir[1] ; & un droit si particulier, que cet auteur, qu’on doit regarder comme la lumiere de ce temps-là, & une grande lumiere, dit qu’il ne croit pas que dans tout le royaume il y eût deux seigneuries qui fussent gouvernées de tout point par la même loi.

Cette prodigieuse diversité avoit une premiere origine, & elle en avoit une seconde. Pour la premiere, on peut se souvenir de ce que j’ai dit ci-dessus[2] au chapitre des coutumes locales ; & quant à la seconde, on la trouve dans les divers événemens des combats judiciaires ; des cas continuellement fortuits devant introduire naturellement de nouveaux usages.

Ces coutumes-là étoient conservées dans la mémoire des vieillards : mais il se forma peu à peu des lois ou des coutumes écrites.

1°. Dans le commencement[3] de la troisieme race, les rois donnerent des chartres particulieres, & en donnerent même de générales, de la maniere dont je l’ai expliqué ci-dessus : tels sont les établissemens de Philippe Auguste, & ceux que fit Saint Louis. De même, les grands vassaux, de concert avec les seigneurs qui tenoient d’eux, donnerent, dans les assises de leurs duchés ou comtés, de certaines chartres ou établissemens, selon les circonstances : telles furent l’assise de Geofroi, comte de Bretagne, sur le partage des nobles, les coutumes de Normandie, accordées par le duc Raoul ; les coutumes de Champagne, données par le roi Thibault ; les lois de Simon, comte de Montfort ; & autres. Cela produisit quelques lois écrites, & même plus générales que celles que l’on avoit.

2°. Dans le commencement de la troisieme race, presque tout le bas peuple étoit serf ; plusieurs raisons obligerent les rois & les seigneurs de les affranchir.

Les seigneurs, en affranchissant leurs serfs, leur donnerent des biens ; il fallut leur donner des lois civiles pour régler la disposition de ces biens. Les seigneurs, en affranchissant leurs serfs, se priverent de leurs biens ; il fallut donc régler les droits que les seigneurs se réservoient pour l’équivalent de leur bien. L’une & l’autre de ces choses furent réglées par les chartres d’affranchissement, ces chartres formerent une partie de nos coutumes, & cette partie se trouva rédigée par écrit.

3°. Sous le regne de S. Louis & les suivans, des praticiens habiles, tels que Défontaines, Beaumanoir & autres, rédigerent par écrit les coutumes de leurs bailliages. Leur objet étoit plutôt de donner une pratique judiciaire, que les usages de leurs temps sur la disposition des biens. Mais tout s’y trouve ; & quoique ces auteurs particuliers n’eussent d’autorité que par la vérité & la publicité des choses qu’ils disoient, on ne peut douter qu’elles n’ayent beaucoup servi à la renaissance de notre droit François. Tel étoit, dans ces temps-là, notre droit coutumier écrit.

Voici la grande époque. Charles VII & ses successeurs firent rédiger par écrit dans tout le royaume les diverses coutumes locales, & prescrivirent des formalités qui devoient être observées à leur rédaction. Or, comme cette rédaction se fit par provinces ; & que, de chaque seigneurie, on venoit déposer, dans l’assemblée générale de la province, les usages écrits ou non écrits de chaque lieu ; on chercha à rendre les coutumes plus générales, autant que cela se put faire sans blesser les intérêts des particuliers qui furent réservés[4]. Ainsi nos coutumes prirent trois caracteres ; elles furent écrites, elles furent plus générales, elles reçurent le sceau de l’autorité royale.

Plusieurs de ces coutumes ayant été de nouveau rédigées, on y fit plusieurs changemens, soit en ôtant tout ce qui ne pouvoit compatir avec la jurisprudence actuelle, soit en ajoutant plusieurs choses tirées de cette jurisprudence.

Quoique le droit coutumier soit regardé parmi nous comme contenant une espece d’opposition avec le droit Romain, de sorte que ces deux droits divisent les territoires ; il est pourtant vrai que plusieurs dispositions du droit Romain sont entrées dans nos coutumes, sur-tout lorsqu’on en fit de nouvelles rédactions, dans des temps qui ne sont pas fort éloignés des nôtres, où ce droit étoit l’objet des connoissances de tous ceux qui se destinoient aux emplois civils ; dans des temps où l’on ne faisoit pas gloire d’ignorer ce que l’on doit savoir, & de savoir ce que l’on doit ignorer ; où la facilité de l’esprit servoit plus à apprendre sa profession, qu’à la faire ; & où les amusemens continuels n’étoient pas même l’attribut des femmes.

Il auroit fallu que je m’étendisse davantage à la fin de ce livre ; & qu’entrant dans de plus grands détails, j’eusse suivi tous les changemens insensibles, qui, depuis l’ouverture des appels, ont formé le grand corps de notre jurisprudence Françoise. Mais j’aurois mis un grand ouvrage dans un grand ouvrage. Je suis comme cet antiquaire[5] qui partit de son pays, arriva en Égypte, jeta un coup d’œil sur les pyramides, & s’en retourna.


  1. Prologue sur la coutume de Beauvoisis.
  2. Chap. xii.
  3. Voyez le recueil des ordonnances de Lautiere.
  4. Cela se fit ainsi lors de la rédaction des coutumes de Berry & de Paris. Voyez la Thaumassiere, chap. iii.
  5. Dans le Spectateur Anglois.