Esprit des lois (1777)/L28/C9

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CHAPITRE IX.

Comment les codes des lois des Barbares & des Capitulaires se perdirent.


Les lois saliques, Ripuaires, Bourguignonnes & Wisigothes, cesserent peu à peu d’être en usage chez les François : voici comment.

Les fiefs étant devenus héréditaires, & les arriere-fiefs s’étant étendus, il s’introduisit beaucoup d’usages auxquels ces lois n’étoient plus applicables. On en retint bien l’esprit, qui étoit de régler la plupart des affaires par des amendes. Mais les valeurs ayant sans doute changé, les amendes changèrent aussi ; & l’on voit beaucoup de chartres[1] où les seigneurs fixoient les amendes qui devoient être payées dans leurs petits tribunaux. Ainsi l’on suivit l’esprit de la loi, sans suivre la loi même.

D’ailleurs la France se trouvant divisée en une infinité de petites seigneuries, qui reconnoissoient plutôt une dépendance féodale qu’une dépendance politique, il étoit bien difficile qu’une seule loi pût être autorisée : en effet, on n’auroit pas pu la faire observer. L’usage n’étoit guere plus qu’on envoyât des officiers[2] extraordinaires dans les provinces, qui eussent l’œil sur l’administration de la justice & sur les affaires politiques ; il paroît même par les chartres, que lorsque de nouveaux fiefs s’établissoient, les rois se privoient du droit de les y envoyer. Ainsi, lorsque tout à peu près fut devenu fief, ces officiers ne purent plus être employés ; il n’y eut plus de loi commune, parce que personne ne pouvoit faire observer la loi commune.

Les lois Saliques, Bourguignonnes & Wisigothes furent donc extrêmement négligées à la fin de la seconde race ; & au commencement de la troisieme, on n’en entendit presque plus parler.

Sous les deux premieres races, on assembla souvent la nation, c’est-à-dire, les seigneurs & les évêques : il n’étoit point encore question des communes. On chercha dans ces assemblées à régler le clergé qui étoit un corps qui se formoit, pour ainsi dire, sous les conquérans, & qui établissoit ses prérogatives ; les lois faites dans ces assemblées, sont ce que nous appellons les capitulaires. Il arriva quatre choses, les lois des fiefs s’établirent, & une grande partie des biens de l’église fut gouvernée par les lois des fiefs ; les ecclésiastiques se séparerent davantage, & négligerent[3] des lois de réforme où ils n’avoient pas été les seuls réformateurs ; on recueillit[4] les canons des conciles & les décrétales des papes ; & le clergé reçut ces lois, comme venant d’une source plus pure. Depuis l’érection des grands fiefs, les rois n’eurent plus, comme j’ai dit, des envoyés dans les provinces, pour faire observer des lois émanées d’eux : ainsi sous la troisieme race, on n’entendit plus parler de capitulaires.


  1. M. de la Thaumassiere en a recueilli plusieurs. Voyez, par exemple, les chapitres lxi, lxvi & autres.
  2. Missi dominici.
  3. Que les Evêques, dit Charles le chauve, dans le capitulaire de l’an 844, art. 8, sous prétexte qu’ils ont l’autorité de faire des canons, ne s’opposent pas à cette constitution, ni ne la négligent. Il semble qu’il en prévoyoit déjà la chute.
  4. On inséra dans le recueil des canons un nombre infini de décrétales des papes ; il y en avoit très-peu dans l’ancienne collection. Denys le petit en mit beaucoup dans la sienne : mais celle d’Isidor Mercator fut remplie de vraies & de fausses décrétales. L’ancienne collection fut en usage des mains du pape Adrien I, la collection de Denys le petit, & la fit recevoir. La collection d’Isidor Mercator parut en France vers le regne de Charlemagne ; on s’en entêta : ensuite vint ce qu’on appelle le corps de droit canonique.