Esprit des lois (1777)/L3/C10

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CHAPITRE X.

Différence de l’obéissance dans les gouvernemens modérés & dans les gouvernemens despotiques


Dans les états despotiques, la nature du gouvernement demande une obéissance extrême ; & la volonté du prince une fois connue, doit avoir aussi infailliblement son effet, qu’une boule jetée contre une autre doit avoir le sien.

Il n’y a point de tempérament, de modification, d’accomodement, de termes, d’équivalens, de pourparlers, de remontrances ; rien d’égal ou de meilleur à proposer. L’homme est une créature qui obéit à une créature qui veut.

On n’y peut pas plus représenter ses craintes sur un événement futur, qu’excuser ses mauvais succès sur le caprice de la fortune. Le partage des hommes, comme des bêtes, y est l’instinct, l’obéissance, le châtiment.

Il ne sert de rien d’opposer les sentimens naturels, le respect pour un pere, la tendresse pour ses enfans & ses femmes, les lois de l’honneur, l’état de sa santé ; on a reçu l’ordre, & cela suffit.

En Perse, lorsque le roi a condamné quelqu’un, on ne peut plus lui en parler, ni demander grace. S’il étoit ivre ou hors de sens, il faudroit que l’arrêt s’exécutât tout de même[1] ; sans cela il se contrediroit, & la loi ne peut se contredire. Cette maniere de penser y a été de tout temps : l’ordre que donna Assuérus d’exterminer les Juifs ne pouvant être révoqué, on prit le parti de leur donner la permission de se défendre.

Il y a pourtant une chose que l’on peut quelquefois opposer à la volonté du prince[2] ; c’est la religion. On abandonnera son pere, on le tuera même, si le prince l’ordonne : mais on ne boira pas du vin, s’il le veut & s’il l’ordonne. Les lois de la religion sont d’un précepte supérieur, parce qu’elles sont données sur la tête du prince comme sur celles des sujets. Mais quant au droit naturel, il n’en est pas de même ; le prince est supposé n’être plus un homme.

Dans les états monarchiques & modérés, la puissance est bornée par ce qui en est le ressort, je veux dire l’honneur, qui regne, comme un monarque, sur le prince & sur le peuple. On n’ira point lui alléguer les lois de la religion ; un courtisan se croiroit ridicule : on lui alléguera sans cesse celles de l’honneur. De-là résultent des modifications nécessaires dans l’obéissance ; l’honneur est naturellement sujet à des bizarreries, & l’obéissance les suivra toutes.

Quoique la maniere d’obéir soit différente dans ces deux gouvernemens, le pouvoir est pourtant le même. De quelque côté que le monarque se tourne, il emporte & précipite la balance, & est obéi. Toute la différence est que, dans la monarchie, le prince a des lumieres, & que les ministres y sont infiniment plus habiles & plus rompus aux affaires que dans l’état despotique.


  1. Voyez Chardin
  2. Voyez Chardin.