Esprit des lois (1777)/L30/C10

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CHAPITRE X.

Des servitudes.


Il est dit, dans la loi[1] des Bourguignons, que quand ces peuples s’etablirent dans les Gaules, ils reçurent les deux tiers des terres, & le tiers des serfs. La servitude de la glebe étoit donc établie dans cette partie de la Gaule, avant l’entrée des Bourguignons[2].

La loi des Bourguignons, statuant sur les deux nations, distingue formellement, dans l’une & dans l’autre, les nobles, les ingénus & les serfs[3]. La servitude n’étoit donc point une chose particuliere aux Romains, ni la liberté & la noblesse une chose particuliere aux barbares.

Cette même loi dit[4] que, si un affranchi Bourguignon n’avoit point donné une certaine somme à son maître, ni reçu une portion tierce d’un Romain, il étoit toujours censé de la famille de son maître. Le Romain propriétaire étoit donc libre, puisqu’il n’étoit point dans la famille d’un autre ; il étoit libre, puisque sa portion tierce étoit un signe de liberté.

Il n’y a qu’à ouvrir les lois Saliques & Ripuaires, pour voir que les Romains ne vivoient pas plus dans la servitude chez les Francs, que chez les autres conquérans de la Gaule.

M. le comte de Boulainvilliers a manqué le point capital de son systême ; il n’a point prouvé que les Francs ayent fait un règlement général qui mît les Romains dans une espece de servitude.

Comme son ouvrage est écrit sans aucun art, & qu’il y parle avec cette simplicité, cette franchise & cette ingénuité de l’ancienne noblesse dont il étoit sorti, tout le monde est capable de juger, & des belles choses qu’il dit, & des erreurs dans lesquelles il tombe. Ainsi je ne l’examinerai point. Je dirai seulement qu’il avoit plus d’esprit que de lumieres, plus de lumieres que de savoir : mais ce savoir n’étoit point méprisable, parce que, de notre histoire & de nos lois, il savoit très-bien les grandes choses.

M. le comte de Boulainvilliers & M. l’abbé Dubos ont fait chacun un systême, dont l’un semble être une conjuration contre le tiers-état, & l’autre une conjuration contre la noblesse. Lorsque le Soleil donna à Phaéton son char à conduire, il lui dit : « Si vous montez trop haut, vous brûlerez la demeure céleste ; si vous descendez trop bas, vous réduirez en cendres la terre : n’allez point trop à droite, vous tomberiez dans la constellation du Serpent ; n’allez point trop à gauche, vous iriez dans celles de l’Autel : tenez-vous entre les deux[5]. »


  1. Tit. 54.
  2. Cela est confirmé par tout le titre du code de agricolis & censitis & colonis.
  3. Si dantem optimati Burgundioni vel Romano nobili excusserit, tit. 26, §. I ; & Si mediocribus personis ingenuis, tàm Burgundionibus quàm Romanis : ibid. §. 2.
  4. Tit. 57.
  5. New preme, nec summum molire per æthera currum.
    Altiùus egressus, cœlestia tecta cremabis ;
    Inferiùs, terras : medio tutissimus ibis.
    Neu te dexterior torum declinet ad Anguem ;
    Neve sinisterior pressam rota ducat ad Aram :
    Inter utrumque tene

    Ovid. Métam. liv. II.