Esprit des lois (1777)/L30/C12

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CHAPITRE XII.

Que les terres du partage des barbares ne payoient point de tributs.


Des peuples simples, pauvres, libres, guerriers, pasteurs, qui vivoient sans industrie, & ne tenoient à leurs terres que par des cases de jonc, suivoient des chefs pour faire du butin, & non pas pour payer ou lever des tributs[1]. L’art de la maltôte est toujours inventé après coup, & lorsque les hommes commencent à jouir de la félicité des autres arts.

Le tribut passager d’une cruche de vin par arpent, qui fut une des vexations de Chilpéric & de Frédégonde, ne concerna que les Romains[2]. En effet, ce ne furent pas les Francs qui déchirerent les rôles de ces taxes, mais les ecclésiastiques, qui dans ces temps-là étoient tous Romains[3]. Ce tribut affligea principalement les habitans[4] des villes : or les villes étoient presque toutes habitées par des Romains.

Grégoire de Tours[5] dit qu’un certain juge fut obligé, après la mort de Chilpéric, de se réfugier dans une église ; pour avoir, sous le regne de ce prince, assujetti à des tributs des Francs qui, du temps de Childebert, étoient ingénus ; Multos de Francis qui, tempore Childeberti regis, ingenui fuerant, publico tributo subegit. Les Francs qui n’étoient point serfs ne payoient donc point de tributs.

Il n’y a point de grammairien qui ne pâlisse, en voyant comment ce passage a été interprété par M. l’abbé Dubos[6]. Il remarque que, dans ces temps-là, les affranchis étoient aussi appellés ingénus. Sur cela il interprete le mot latin ingenui par ces mots, affranchis de tributs, expression dont on peut se servir, dans la langue Françoise, comme on dit affranchis de soins, affranchis de peines : mais, dans la langue Latine, ingenui à tributis, libertini à tributis, manumissi tributorum, seroient des expressions monstrueuses.

Parthenius, dit Grégoire de Tours[7], pensa être mis à mort par les Francs, pour leur avoir imposé des tributs. M. l’abbé Dubos[8], pressé par ce passage, suppose froidement ce qui est en question : c’étoit, dit-il, une surcharge.

On voit, dans la loi des Wisigoths[9], que quand un barbare occupoit le fonds d’un Romain, le juge l’obligeoit de le vendre, pour que ce fonds continuât à être tributaire : les barbares ne payoient donc pas de tributs sur les terres[10].

M. l’abbé Dubos[11], qui avoit besoin que les Wisigoths payassent des tributs, quitte le sens littéral & spirituel de la loi[12] ; & imagine, uniquement parce qu’il imagine, qu’il y avoit eu, entre l’établissement des Goths & cette loi, une augmentation de tributs qui ne concernoit que les Romains. Mais il n’est permis qu’au pere Hardouin d’exercer ainsi sur les faits un pouvoir arbitraire.

M. l’abbé Dubos[13] va chercher, dans le code de Justinien[14], des lois, pour prouver que les bénéfices militaires chez les romains étoient sujets aux tributs : d’où il conclut qu’il en étoit de même des fiefs ou bénéfices chez les Francs. Mais l’opinion, que nos fiefs tirent leur origine de cet établissement des Romains est aujourd’hui proscrite : elle n’a eu de crédit que dans les temps où l’on connoissoit l’histoire Romaine & très-peu la nôtre, & où nos monumens anciens étoient ensevelis dans la poussiere.

M. l’abbé Dubos a tort de citer Cassiodore, & d’employer ce qui se passoit en Italie, & dans la partie de la Gaule soumise à Théodoric, pour nous apprendre ce qui étoit en usage chez les Francs ; ce sont des choses qu’il ne faut point confondre. Je ferai voir quelque jour, dans un ouvrage particulier, que le plan de la monarchie des Ostrogoths étoit entiérement différent du plan de toutes celles qui furent fondées dans ces temps-là par les autres peuples barbares : & que, bien loin qu’on puisse dire qu’une chose étoit en usage chez les Francs, parce qu’elle l’étoit chez les Ostrogoths, on a au contraire un juste sujet de penser qu’une chose qui se pratiquoit chez les Ostrogoths ne se pratiquoit pas chez les Francs.

Ce qui coûte le plus à ceux dont l’esprit flotte dans une vaste érudition, c’est de chercher leurs preuves là où elles ne sont point étrangeres au sujet, & de trouver, pour parler comme les astronomes, le lieu du soleil.

M. l’abbé Dubos abuse des capitulaires comme de l’histoire, & comme des lois des peuples barbares. Quand il veut que les Francs ayent payé des tributs, il applique à des hommes libres ce qui ne peut être entendu que des serfs[15] ; quand il veut parler de leur militaire, il applique à des serfs[16] ce qui ne pouvoit concerner que des hommes libres.


  1. Voyez Grégoire de Tours, liv. II.
  2. Ibid. liv. V.
  3. Ce paroît par toute l’histoire de Grégoire de Tours. Le même Grégoire demande à un certain Valfiliacus comment il avoit pu parvenir à la cléricature, lui qui étoit Lombard d’origine. Grégoire de Tours, liv. 8.
  4. Quæ conditio universis urbibus per Galliam constitutis summopere est adhibita. Vie de S. Aridius.
  5. Liv. VII.
  6. Etablissement de la monarchie Françoise, tome III. chap. xiv, page 515.
  7. Liv. III, ch. xxxvi.
  8. Tome III, page 514.
  9. Judices atque præpositi terras Romanorum, ab illis qui occupatas tenent, auserant ; & Romanis suâ exactione, sine aliquâ dilatione restituant, ut nihil sisco debeat deperire. Liv. X, tit. I, ch. xiv.
  10. Les Vandales n’en payoient point en Afrique. Procope, guerre des Vandales, liv. I & II ; Historia miscella, liv. XVI, page 106. Remarquez que les conquérans de l’Afrique étoient un composé de Vandales, d’Alains & de Francs. Historia miscella, liv. XIV, page 94.
  11. Etablissement des Francs dans les Gaules, tom. III, chap. xiv, page 510.
  12. Il s’appuie sur une autre loi des wisigoths, liv. X, tit. I, art. II, qui ne prouve absolument rien : elle dit seulement que celui qui a reçu d’un seigneur une terre, sous condition d’une redevance, doit la payer.
  13. Tome III, page 511.
  14. Lege III, tit. 74, lib. XI.
  15. Établissement de la monarchie Françoise, tom. III, chap. xiv, page 513, où il cite l’art. 28 de l’Édit de Pistes : voyez ci-après le ch. xviii.
  16. Ibid. tome III, chap. iv, page 298.