Esprit des lois (1777)/L6/C16

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CHAPITRE XVI.

De la juste proportion des peines avec le crime.


Il est essentiel que les peines ayent de l’harmonie entr’elles, parce qu’il est essentiel que l’on évite plutôt un grand crime qu’un moindre ; ce qui attaque plus la société, que ce qui la choque moins.

« Un imposteur[1], qui se disoit Constantin Ducas, suscita un grand soulevement à Constantinople. Il fut pris & condamné au fouet ; mais ayant accusé des personnes considérables, il fut condamné, comme calomniateur, à être brûlé ». Il est singulier qu’on eût ainsi proportionné les peines entre le crime de lese-majesté & celui de calomnie.

Cela fait souvenir d’un mot de Charles II, roi d’Angleterre. Il vit en passant un homme au pilori : il demanda pourquoi il étoit là. Sire, lui dit-on, c’est parce qu’il fait des libelles contre vos ministres. Le grand sot, dit le roi, que ne les écrivoit-il contre moi ? on ne lui auroit rien fait.

« Soixante-dix personnes conspirerent contre l’empereur Basile[2] ; il les fit fustiger ; on leur brûla les cheveux & le poil. Un cerf l’ayant pris avec son bois par la ceinture, quelqu’un de sa suite tira son épée, coupa sa ceinture, & le délivra. Il lui fit trancher la tête, parce qu’il avoit, disoit-il, tiré l’épée contre lui ». Qui pourroit penser que sous le même prince ont eût rendu ces deux jugemens ?

C’est un grand mal parmi nous de faire subir la même peine à celui qui vole sur un grand chemin, & à celui qui vole & assassine. Il est visible, que pour la sureté publique, il faudroit mettre quelque différence dans la peine.

À la Chine, les voleurs cruels sont coupés en morceaux[3], les autres non : cette différence fait que l’on y vole ; mais que l’on n’y assassine pas.

En Moscovie, où la peine des voleurs & celle des assassins sont les mêmes, on assassine[4] toujours. Les morts, y dit-on, ne racontent rien.

Quand il n’y a point de différence dans la peine, il faut en mettre dans l’espérance de la grace. En Angleterre, on n’assassine point, parce que les voleurs peuvent espérer d’être transportés dans les colonies, non pas les assassins.

C’est un grand ressort des gouvernemens modérés, que les lettres de grace. Ce pouvoir que le prince a de pardonner, exécuté avec sagesse, peut avoir d’admirables effets. Le principe du gouvernement despotique, qui ne pardonne pas, & à qui on ne pardonne jamais, le prive de ces avantages.


  1. Histoire de Nicéphore, patriarche de Constantinople.
  2. Idem, ibid.
  3. Du Halde, tom. I. p. 6.
  4. État présent de la grande Russie, par Perry.