Esprit des lois (1777)/L7/C6

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CHAPITRE VI.

Du luxe à la Chine.


Des lois particulieres demandent des lois somptuaires dans quelques états. Le peuple, par la force du climat, peut devenir si nombreux, & d’un autre côté les moyens de le faire subsister peuvent être si incertains, qu’il est bon de l’appliquer tout entier à la culture des terres. Dans ces états le luxe est dangereux, & les lois somptuaires y doivent être rigoureuses. Ainsi pour savoir s’il faut encourager le luxe ou le proscrire, on doit d’abord jeter les yeux sur le rapport qu’il y a entre le nombre du peuple, & la facilité de le faire vivre. En Angleterre, le sol produit beaucoup plus de grains qu’il ne faut pour nourrir ceux qui cultivent les terres, & ceux qui procurent les vêtemens : il peut donc y avoir des arts frivoles, & par conséquent du luxe. En France il croît assez de blé pour la nourriture des laboureurs & de ceux qui sont employés aux manufactures. De plus, le commerce avec les étrangers peut rendre pour des choses frivoles tant de choses nécessaires, qu’on n’y doit guere craindre le luxe.

À la Chine, au contraire, les femmes sont si fécondes, & l’espece humaine s’y multiplie à un tel point, que les terres, quelque cultivées qu’elles soient, suffisent à peine pour la nourriture des habitans. Le luxe y est donc pernicieux, & l’esprit de travail & d’économie y est aussi requis que dans quelques républiques que ce soit[1]. Il faut qu’on s’attache aux arts nécessaires ; & qu’on fuie ceux de la volupté.

Voilà l’esprit des belles ordonnances des empereurs Chinois. « Nos anciens, dit un empereur de la famille des Tang[2], tenoient pour maxime, que s’il y avoit un homme qui ne labourât point, une femme qui ne s’occupât point à filer, quelqu’un souffroit le froid ou la faim dans l’empire » ... Et sur ce principe il fit détruire une infinité de monasteres de bonzes.

Le troisieme empereur de la vingt-unieme dynastie[3], à qui on apporta des pierres précieuses trouvées dans une mine, la fit fermer, ne voulant pas fatiguer son peuple à travailler pour une chose qui ne pouvoit ni le nourrir ni le vêtir.

« Notre luxe est si grand, dit Kiayventi[4], que le peuple orne de broderies les souliers des jeunes garçons & des filles, qu’il est obligé de vendre ». Tant d’hommes étant occupés à faire des habits pour un seul, le moyen qu’il n’y ait bien des gens qui manquent d’habits ? Il y a dix hommes qui mangent le revenu des terres, contre un laboureur : le moyen qu’il n’y ait bien des gens qui manquent d’alimens ?


  1. Le luxe y a toujours été arrêté.
  2. Dans une ordonnance rapportée par le P. du Halde, tom. II, p. 497.
  3. Hist. de la Chine, vingt-unieme dynastie, dans l’ouvrage du P. du Halde, tom. I.
  4. Dans un discours rapporté par le P. du Halde, tom. III, p. 418.