Esprit des lois (1777)/L8/C11

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CHAPITRE XI.

Effets naturels de la bonté & de la corruption des principes.


Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises, & se tournent contre l’état ; lorsque les principes en sont sains, les mauvaises ont l’effet des bonnes ; la force du principe entraîne tout.

Les Crétois, pour tenir les premiers magistrats dans la dépendance des lois, employoient un moyen bien singulier ; c’étoit celui de l’insurrection. Une partie des citoyens se soulevoit[1], mettoit en fuite les magistrats, & les obligeoit de rentrer dans la condition privée. Cela étoit censé fait en conséquence de la loi. Une institution pareille, qui établissoit la sédition pour empêcher l’abus du pouvoir, sembloit devoir renverser quelque république que ce fût ; elle ne détruisit pas celle de Crete. Voici pourquoi[2].

Lorsque les anciens vouloient parler d’un peuple qui avoit le plus grand amour pour la patrie, ils citoient les Crétois : La patrie, disoit Platon[3], nom si tendre aux Crétois. Ils l’appeloient d’un nom qui exprime l’amour d’une mere pour ses enfans[4]. Or l’amour de la patrie corrige tout.

Les lois de Pologne ont aussi leur insurrection. Mais les inconvéniens qui en résultent, font bien voir que le seul peuple de Crete étoit en état d’employer avec succès un pareil remede.

Les exercices de la gymnastique établis chez les Grecs ne dépendirent pas moins de la bonté du principe du gouvernement. « Ce furent les Lacédémoniens & les Crétois, dit Platon[5], qui ouvrirent ces académies fameuses, qui leur firent tenir dans le monde un rang si distingué. La pudeur s’alarma d’abord ; mais elle céda à l’utilité publique ». Du temps de Platon, ces institutions étoient admirables[6] ; elles se rapportoient à un grand objet, qui étoit l’art militaire. Mais lorsque les Grecs n’eurent plus de vertu, elles détruisirent l’art militaire même ; on ne descendit plus sur l’arene pour se former, mais pour se corrompre[7].

Plutarque nous dit[8] que de son temps les Romains pensoient que ces jeux avoient été la principale cause de la servitude où étoient tombés les Grecs. C’étoit au contraire la servitude des Grecs qui avoit corrompu ces exercices. Du temps de Plutarque[9], les parcs où l’on combattoit à nud, & les jeux de la lutte, rendoient les jeunes gens lâches, les portoient à un amour infame, & n’en faisoient que des baladins. Mais du temps d’Epaminondas, l’exercice de la lutte faisoit gagner aux Thébains la bataille de Leuctres[10].

Il y a peu de lois qui ne soient bonnes, lorsque l’état n’a point perdu ses principes ; &, comme disoit Epicure en parlant des richesses, ce n’est point la liqueur qui est corrompue, c’est le vase.


  1. Aristote, Politiq. Liv. II, ch. X.
  2. On se réunissoit toujours d’abord contre les ennemis du dehors, ce qui s’appeloit syncrétismes. Plutarque, Moral. p. 88.
  3. Répub. liv. IX.
  4. Plutarq. Morales, au Traité, si l’homme d’âge doit se mêler des affaires publiques.
  5. Républ. Liv. V.
  6. La gymnastique se divisoit en deux parties, la danse & la lutte. On voyoit en Crete les danses armées de Curettes, à Lacédémone celles de Castor & de Pollux ; à Athenes, les danses armées de Pallas, très-propres pour ceux qui ne sont pas encore en âge d’aller à la guerre. La lutte est l’image de la guerre, dit Platin, des lois, liv. VII. Il loue l’antiquité de n’avoir établi que deux danses, la pacifique & la Pyrrhique. Voyez comment cette derniere danse s’appliquoit à l’art militaire. Platon, ibid.
  7. Aut libidinosœ
    Ledœas Lacedœmonis palœstras

    Martial, lib. IV. epig. 55.
  8. Œuvres morales, au Traité des demandes des choses Romaines.
  9. Plutarque, ibid.
  10. Plutarque, Morales, propos de tables, liv. II.