Esprit des lois (1777)/L8/C13

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CHAPITRE XIII.

Effet du serment chez un peuple vertueux.


Il n’y a point eu de peuple, dit Tite-Live[1], où la dissolution se soit plus tard introduite que chez les Romains, & où la modération & la pauvreté aient été plus long-temps honorées.

Le serment eut tant de force chez ce peuple, que rien ne l’attacha plus aux lois. Il fit bien des fois pour l’observer, ce qu’il n’auroit jamais fait pour la gloire ni pour la patrie.

Quintius Cincinnatus, consul, ayant voulu lever une armée dans la ville contre les Eques & les Volsques, les tribuns s’y opposerent. « Eh bien, dit-il, que tous ceux qui ont fait serment au consul de l’année précédente marchent sous mes enseignes[2] ». En vain les tribuns s’écrierent-ils qu’on n’étoit plus lié par ce serment ; que quand on l’avoit fait, Quintius étoit un homme privé : le peuple fut plus religieux que ceux qui se mêloient de le conduire ; il n’écouta ni les distinctions ni les interprétations des tribuns.

Lorsque le même peuple voulut se retirer sur le Mont-sacré, il se sentit retenir par le serment qu’il avoit fait aux consuls de les suivre à la guerre[3]. Il forma le dessein de les tuer : on lui fit entendre que le serment n’en subsisteroit pas moins. On peut juger de l’idée qu’il avoit de la violation du serment, par le crime qu’il vouloit commettre.

Après la bataille de Cannes, le peuple effrayé voulut se retirer en Sicile ; Scipion lui fit jurer qu’il resteroit à Rome ; la crainte de violer leur serment surmonta toute autre crainte. Rome étoit un vaisseau tenu par deux ancres dans la tempête, la religion & les mœurs.


  1. Livre I.
  2. Tite-Live, liv. III.
  3. Idem, liv. II.